Accueil > Oct. / Nov. 2014 / N°27

Pierre Gattaz et le modèle grenoblois : c’est le grand amour !

Depuis l’université d’été du Medef, tout le monde sait que Pierre Gattaz est tombé amoureux du premier ministre de gauche Manuel Valls. Mais le dynamique patron des patrons, visiblement libertin, entretient d’autres relations intenses ! Le Postillon révèle, preuves à l’appui, l’idylle entretenue entre celui qui veut baisser le SMIC et le « modèle grenoblois ».
Comment est née cette relation ? Quelles sont les raisons du coup de foudre ? Que révèle cette liaison de ces deux tourtereaux ? Cette relation va-t-elle durer maintenant que le modèle grenoblois s’est teint en rouge et vert ? Les paparazzis du Postillon ont mené l’enquête et dévoilent tous les secrets de cette love story.

La déclaration d’amour fut sans ambiguïté : « Le modèle de Grenoble et de l’Isère, qui est un très très bon modèle (…) je le connais très bien. J’ai encore trois usines en Isère et la majorité de ma recherche. Il est basé sur des chercheurs, des entrepreneurs, une fibre économique et entrepreneuriale forte. C’est très intéressant ! ». Comme dans les plus belles romances, Pierre Gattaz avait en plus pris soin de révéler leur liaison devant plus de cinq cent cinquante personnes à l’occasion de l’assemblée générale du Medef de l’Isère, le 2 juin dernier. Pourtant, l’officialisation de cette liaison n’a fait aucun bruit dans les médias. Quand Manuel Valls et Pierre Gattaz ont affiché leur relation fin août, ce « scoop » a fait la une des journaux : les politiciens de droite ont applaudi, les politiciens de gauche ont été gênés, les syndicalistes se sont insurgés. Tandis que suite au roucoulement de Grenoble : rien. Pas une déclaration d’un militant de gauche si fier du modèle grenoblois, ni d’un syndicaliste d’une des boîtes phares de la cuvette. Seul le député socialiste Michel Destot s’est félicité, sur son blog, de la fusion entre son idéal et celui du militant ultralibéral pour qui « le modèle social français a vécu ».

On entend déjà d’ici les éternels placides : « bien évidemment que Pierre Gattaz aime le modèle grenoblois vu que c’est un Isérois ». Le boss de Radiall a en effet été présenté dans tous les journaux comme étant « isérois » lors de son accession à la tête du Medef en juillet 2013. En réalité, Pierre Gattaz n’a jamais vécu en Isère : il a passé l’essentiel de sa vie dans la riche banlieue parisienne, hormis quelques années d’études en Bretagne ou à Washington.
Si ses communicants ont réussi à le faire qualifier « d’isérois » par les journalistes, c’est parce qu’il se présente partout comme un « patron de terrain ». Ce qui peut paraître un peu contradictoire avec un enracinement uniquement parisien. Pour être « de terrain », il est de bon ton d’être provincial, loin de la capitale, de ses élites et de leurs bureaux éloignés des réalités de la France-qui-souffre.
Mais pourquoi l’Isère ? Parce que papa. Yvon Gattaz est, lui, bien « isérois ». Né à Bourguoin-Jallieu, exilé à Paris pour ses études, il est revenu dans le Dauphiné pour fonder l’entreprise Radiall et y implanter, en 1961, sa première usine à Voiron. Mais plutôt que de stagner près des montagnes, Papa Gattaz retourna rapidement à Paris pour faire grandir son business. En 1968 il construit le siège de Radiall dans la banlieue parisienne, et s’implante définitivement près de la capitale. C’est là qu’il fera grandir sa boîte et pourra accéder à la reconnaissance de ses pairs : président du CNPF (Centre national des patrons français – ancêtre du Medef) entre 1981 et 1986, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, décoré de la Légion d’honneur, et de l’Ordre national du mérite. La réussite de Papa émerveilla tellement le fiston qu’il marcha dans ses pas, reprit la tête de l’entreprise familiale en 1994 et devint donc « patrons des patrons » en juillet 2013, la Légion d’honneur et l’Ordre national du mérite également en poche. Pourquoi « entreprendre » quelque chose de nouveau quand on a la chance d’être dans une dynastie de patrons ?

Si l’idylle entre Pierre Gattaz et le « modèle grenoblois » n’est donc pas due à sa présence sur « le terrain », elle prend racine dans une idéologie commune. Car Radiall doit une fière chandelle aux nouvelles technologies, que le « modèle grenoblois » s’emploie à développer à marche forcée.

Quand Papa Gattaz fonde Radiall, c’est pour fabriquer des « connecteurs coaxiaux pour l’industrie de la télévision ». Rapidement, la boîte se met à fabriquer ses fameux « connecteurs », c’est-à-dire des interfaces permettant de relier des équipements à l’aide de câbles, pour d’autres domaines, notamment nucléaire ou aéronautique. Le business n’ayant pas de frontières, Radiall vend sa camelote un peu partout dans le monde, ouvre de nouvelles usines - notamment à Voreppe, dans notre chère cuvette grenobloise - et est introduit en Bourse en 1992. Le business n’ayant pas de morale, Radiall perfectionne les équipements militaires, et notamment les « avions, hélicoptères, radars, missiles, satellites et lanceurs, sous-marins ». Mais quand Fiston Gattaz arrive à la tête de l’entreprise en 1994, la success story s’essouffle et voit sa bonne santé financière menacée par la crise du secteur militaire puis la crise des télécommunications. Pour diversifier ses « produits », celui qui juge que « l’entreprise est le plus bel endroit au monde après la famille », décide de « repositionner son offre vers d’autres marchés » et de prendre en marche le train des nouvelles technologies alors émergentes. Et parmi toutes ces formidables « innovations », le sécuritaire est le marché le plus porteur.

C’est une ligne peu connue de son CV, mais Pierre Gattaz préside de 1999 à 2003 le Gixel (Groupement des industries de l’interconnexion des composants et des sous-ensembles électroniques). C’est sous son impulsion que ce lobby pond, en juillet 2004, un « livre bleu » lui ayant permis de glaner le prestigieux prix « Novlangue » aux « Big Brother Awards » de 2005. Dans ce texte de recommandations stratégiques pour l’industrie française, Pierre Gattaz et sa bande exhortent l’Etat à conditionner « dès la maternelle » la population aux technologies sécuritaires.
Extrait :
« La sécurité est très souvent vécue dans nos sociétés démocratiques comme une atteinte aux libertés individuelles. Il faut donc faire accepter par la population les technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosurveillance et les contrôles. Plusieurs méthodes devront être développées par les pouvoirs publics et les industriels pour faire accepter la biométrie. Elles devront être accompagnées d’un effort de convivialité par une reconnaissance de la personne et par l’apport de fonctionnalités attrayantes :

  • éducation dès l’école maternelle, les enfants utilisent cette technologie pour rentrer dans l’école, en sortir, déjeuner à la cantine, et les parents ou leurs représentants s’identifieront pour aller chercher les enfants ;
  • introduction dans des biens de consommation, de confort ou des jeux : téléphone portable, ordinateur, voiture, domotique, jeux vidéo ;
  • développement des services « cardless » à la banque, au supermarché, dans les transports, pour l’accès Internet.
    La même approche ne peut pas être prise pour faire accepter les technologies de surveillance et de contrôle, il faudra probablement recourir à la persuasion et à la réglementation en démontrant l’apport de ces technologies à la sérénité des populations et en minimisant la gêne occasionnée. Là encore, l’électronique et l’informatique peuvent contribuer largement à cette tâche. »

Parmi les rédacteurs de ce fameux livre bleu, on trouve – outre Gattaz et des représentants de quelques entreprises phares de la région grenobloise comme STMicroelectronics et Schneider Electric – un certain Jean Vaylet, qui est actuellement le président de la Chambre de commerce et d’industrie de l’Isère. Vaylet et Gattaz sont deux proches : « Une amitié née il y a quinze ans, quand ils se découvrent alors des valeurs identiques au sein de la FIEEC, la Fédération des industries électriques, électroniques et de communication [NDR : encore un autre lobby]. “Nous faisions partie d’un think tank, un club de réflexion pour la défense de la filière électronique. J’ai tout de suite apprécié l’homme d’écoute. On a accroché.” »

Pour défendre la filière électronique, ces deux lascars et tous les leaders du modèle grenoblois sont prêts à tout. Peu importe les libertés, si la sécurité rapporte des sous. Suite au petit scandale déclenché par la diffusion de l’extrait du livre bleu, Gattaz tentera mollement de se défendre dans une vidéo [1] :

« On préconisait l’utilisation de ces techniques (…) dès le plus jeune âge, dès l’école maternelle. Alors là, ça a fait hurler quelques personnes, (…) en disant ‘‘mais c’est de l’embrigadement, etc.’’. On est de toute façon parti pour augmenter tout ce qui est contrôle de sécurité, de transport, d’identification… On le voit bien avec les passeports numériques, avec les cartes d’identité ou de santé, où il y a toujours des cartes à puce avec des informations biométriques. (…) Nous ne sommes pas là pour savoir si c’est trop ou pas assez. Nous sommes avant tout des industriels et mettons en place les systèmes, les équipements pour servir la police, la justice et l’armée. » Pas question de réfléchir, de se demander si « c’est trop ou pas assez », si le développement de ces technologies ne faciliterait pas le développement d’un État totalitaire, si un peuple pourrait se révolter contre une police ou une armée trop bien « équipée » : « avant tout un industriel », Gattaz n’est pas là pour penser, juste pour se faire du fric. On comprend qu’il soit tombé amoureux du système grenoblois.

On le comprend d’autant mieux qu’il a su tirer profit de la pompe à fric qui caractérise le modèle grenoblois en intégrant le pôle de compétitivité grenoblois Minalogic. La boîte de la 224ème fortune de France fait partie de quatre projets labellisés par Minalogic, aux noms barbares de « Plug in nano », « Plastronics », « Homes » et « Samsufi ». Grâce à cette intégration dans l’« écosystème grenoblois », Radiall – dont le patron a perçu 430 000 euros de rémunération en 2013 (en hausse de 29 % par rapport à 2012) – a touché plusieurs millions d’euros d’argent public (ces quatre projets ont reçu 107 millions d’euros d’argent public – à partager entre toutes les entreprises partenaires). L’argent ne fait pas le bonheur, mais il peut quand même aider à faire naître les grandes love story.

Pour entretenir la flamme, Gattaz multiplie les allers-retours dans la région : on l’a vu à Grenoble pour l’assemblée générale du Medef de l’Isère le 2 juin, on l’a revu à Voiron début juillet (où son cousin Bruno Gattaz est adjoint UMP depuis mars dernier) pour l’assemblée générale de l’Unirv (Union des industries et des entreprises de la région voironnaise) et pour la pose de la première pierre d’une résidence à la place d’un ancien site de Radiall. Même son père y met du sien : en avril dernier, il est venu faire une conférence à l’école de management de Grenoble pour supplier aux étudiants d’ « oser l’entreprise ». C’est grâce à ces allers-retours réguliers que le leader du patronat parvient à si bien définir les qualités de son amant : « L’une des beautés de l’écosystème grenoblois et de l’Isère, c’est justement d’avoir intégré l’économie de marché, l’entreprise – qui est la cellule de base – et la mondialisation de l’économie, car on sait très bien que les sociétés issues du tissu grenoblois ont, tout de suite, eu un rayonnement international. Ce modèle est à promouvoir. (…) Il y a ici un foisonnement d’idées basé sur la recherche fondamentale, l’innovation et l’entrepreneuriat. Je crois que ce sont les trois chaînes d’une boucle vertueuse ». On comprend avec cette déclaration que la relation est née de passions communes : « l’économie de marché » et la « mondialisation de l’économie ». Un couple se retrouve souvent autour de grandes valeurs : la course au profit illimité, l’internationalisation des échanges et le saccage de la planète. On imagine que nos deux tourtereaux aiment prendre des bains ensemble dans les eaux glacées du calcul égoïste.

Mais si cet amour relève d’une telle évidence, c’est aussi parce que la place avait été bien chauffée. La précédente présidente du Medef, Laurence Parisot, avait elle aussi fait part de ses sentiments envers notre chère métropole : « Grenoble fait partie de la modernité de la France. C’est l’un des pôles qui a su le mieux faire le lien entre l’entreprise, la recherche et l’université. (…) L’un des réels atouts de Grenoble et du département est de compter des élus véritablement soucieux de l’entreprise. »

Qui sont ces élus « véritablement soucieux de l’entreprise » ? Outre Michel Destot - qui s’honore sur son blog de la reconnaissance de celui qui milite pour la suppression de deux jours fériés, pour la généralisation du travail le dimanche et la fin des 35 heures - il y a bien évidemment la socialiste Geneviève Fioraso. La secrétaire d’État à l’enseignement supérieur et à la recherche, ancienne cumularde locale, a toujours cultivé une proximité avec les chefs d’entreprise, jusqu’à être surnommée « Miss Dollars » (voir Le Postillon n°14). Récemment elle a déclaré dans une « interview croisée avec Pierre Gattaz » (Les Echos, 8/12/2013) avoir « le même intérêt » que le PDG de Radiall. Ce dernier a roucoulé tout pareil, à coups de « l’initiative me paraît tout à fait intéressante », « je salue cette initiative » ou de « ce que vous dites va dans le bon sens ».

Chacun sait que l’amour n’est pas éternel. La relation intense Medef-Grenoble serait-elle menacée par l’arrivée au pouvoir municipal d’une équipe verte & rouge ? Pour en savoir plus, nous sommes allés poser quelques questions indiscrètes à Claus Habfast, conseiller municipal rouge & vert de Grenoble et vice-président à la Recherche et à l’enseignement supérieur à la Métro.

Le Postillon : « Pierre Gattaz, le patron du Medef, a dit que le modèle grenoblois était un très bon modèle et qu’il fallait le copier. Êtes-vous d’accord avec lui ? »
Claus Habfast : « C’est lui qui le dit. »
L.P. : « Qu’est-ce que vous en pensez ? »
C. H. : « Nous allons le faire évoluer parce qu’il a de notre point de vue un certain nombre de faiblesses. Donc à Grenoble on va ne pas le considérer comme un très bon modèle aujourd’hui mais comme un modèle perfectible. »

Nous voilà rassurés : en le rendant encore meilleur, Pierre Gattaz risque de tomber complètement raide dingue.

L.P : « Pierre Gattaz dit qu’une des beautés de l’écosystème grenoblois c’est d’avoir intégré l’économie de marché et la mondialisation de l’économie. Est-ce que vous pensez qu’il faut continuer dans cette voie, c’est-à-dire avoir l’essentiel des entreprises qui font du commerce avec l’autre bout du monde ? »
C.H : « Ce qui nous distingue du Medef, c’est qu’on pense que les grands groupes, ceux du CAC 40, ne créent ni emplois ni richesse dans les territoires. Ce constat est partagé dans tout le groupe à La Métro. Leur logique est de partager des richesses au sein même du groupe et de de les éloigner des territoires et des citoyens afin de devenir toujours plus grand et toujours plus riche. Si l’économie crée des richesses, il faut contrôler cela et cela se fait beaucoup plus facilement par des petites entreprises ancrées dans le territoire que par des grands groupes ».

Les élus rouges et verts ont toujours défendu « l’arrêt des subventions sans contreparties à la mono-industrie high-tech et aux grands groupes qui distribuent des dividendes à leurs actionnaires ». Cela va-t-il remettre en question les palpitations du président du Medef pour notre modèle ? Ne vous inquiétez pas : si les « petites entreprises » favorisées ressemblent à Raise Partner, où le maire Eric Piolle possède des actions, le Medef va adorer.

L.P. : « Si vous deviez résumer la philosophie du groupe rouge et vert à la mairie sur les questions de recherche, d’innovation, et de nouvelles technologies, vous diriez quoi ? »
C.H : « On a élaboré un programme qui se démarquait du programme de l’ancienne majorité aussi dans le domaine de l’innovation. Mais on acte que l’activité économique et universitaire à Grenoble est fortement liée aux sciences. Les sciences très larges. Humaines, sociales, fondamentales. Donc on prend acte de ça. Quand on veut faire évoluer, créer un monde meilleur, il vaut mieux le faire en faisant évoluer, en poussant fort au changement qu’en arrêtant tout ».

Le mot « changement » n’engage à rien, bien entendu : Piolle a bien justifié son engagement dans Raise Partner par sa volonté de « changer le système de l’intérieur ». Mais nous avons voulu être totalement rassurés. Pour être persuadés que la relation Medef-Grenoble n’était pas menacée, qu’il n’y aurait ni arrêt total, ni gros changement, nous sommes allés lire le « contrat de majorité », que Claus Habfast a plusieurs fois mentionné lors de notre entretien. Ce document définit, dans un des plus beaux langages technocratiques, les bases des politiques qui seront mises en œuvre à la Métro dans les six prochaines années. Il y est clairement notifiée la volonté de « préserver, soutenir et faire évoluer le ‘‘modèle grenoblois’’ au travers d’une stratégie d’innovation globale et élargie, incluant l’aménagement numérique de nos territoires, qui fera toute sa place à l’emploi industriel ». C’est donc presque sûr : cette histoire d’amour va encore durer longtemps !

(1) https://www.youtube.com/watch?v=WQDahyd3tyM

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