Parle à mon coach
Dans un lycée de la cuvette, l’idée saugrenue d’embaucher des coachs a émergé. Le but : préparer les élèves à des examens oraux. Malgré l’enthousiasme de la direction pour ce dispositif innovant, une assemblée générale de profs a voté contre cette intrusion du privé et de ses méthodes au sein de l’école publique.
Ces derniers temps, certains professeurs attentionnés ont remarqué que leurs élèves, de bons élèves, des élèves consciencieux, avaient des difficultés importantes à l’oral.
Il faut dire que l’oral, qui était jusqu’alors délaissé dans les parcours scolaires, a pris, avec la réforme Blanquer, une importance considérable dans les coeffs du nouveau bac. Tandis que jusqu’ici on sélectionnait essentiellement les élèves à l’écrit, voilà que l’on s’est dit que l’oral était important pour réussir dans la vie, qu’il ne fallait pas seulement savoir rédiger des commentaires de textes et des dissertations, mais qu’il faudrait apprendre à parler, argumenter, développer ses pensées à l’oral.
Idée somme toute louable si elle n’était, comme toutes les récentes réformes, totalement inféodées aux exigences du marché. Parce que l’oral façon Blanquer, ça n’est pas seulement apprendre à parler de manière convaincante, mais surtout apprendre à coller aux besoins de l’entreprise ; apprendre à réussir un entretien d’embauche ; apprendre, en somme, à se vendre.
En témoigne l’étrange dispositif de l’épreuve dite du Grand Oral dans laquelle des jeunes de 17 ou 18 ans vont devoir choisir une question de maths, de philo, d’histoire ou d’art plastique, en lien avec leur projet d’orientation et leur parcours professionnel. Et si ça n’en n’a pas, de lien ? Ben faites comme si.
On comprend que les élèves ne soient pas vraiment rassurés à l’idée de passer un Grand Oral qui ressemble davantage à une campagne de recrutement qu’à un examen scolaire, devant des profs subitement transformés en DRH (« Alors, vous avez choisi La banalité du mal chez Hannah Arendt comme question, passionnant, passionnant, mais dites-moi, quel est le lien avec vos ambitions professionnelles ? »)
On comprend même qu’ils soient franchement tétanisés.
D’où l’idée.
Dans ce lycée de la cuvette.
De faire quelque chose pour aider nos élèves.
De faire venir des coachs.
Les coachs, c’est d’abord une proposition des collègues. Ça peut surprendre, vu que ce sont les profs qui ensuite ont dénoncé ce dispositif et se sont opposés à la présence de coachs « privés » dans les lycées publics.
Mais les profs ne sont pas une créature monolithique ayant toujours les mêmes idées ; et puis surtout les profs ne savent plus quoi faire. On les a tellement transformés en couteaux-suisses depuis quelques années (prof, t’es aussi psychologue, assistante sociale, conseiller d’éducation, éducateur spécialisé…), qu’ils et elles n’en peuvent plus, les profs, et qu’ils aimeraient juste aider leurs élèves à réussir toutes leurs épreuves. Y compris le Grand Oral.
Alors… Pourquoi pas les coachs ?
Je n’ai pas demandé aux collègues qui ont lancé l’idée d’où ça leur était venu, mais je m’imagine assez bien pouvoir, un jour d’épuisement particulier, envisager de recourir aux mêmes extrémités.
Après tout, on nous demande tellement n’importe quoi… Faites leur faire du yoga. Ou de la sophro, ce serait bien la sophro. Une chorale ? Du théâtre ! Oui, c’est parfait le théâtre, apprendre à poser sa voix, occuper l’espace… « Heu… mais on n’est pas profs de théâtre. » On vous envoie un Power Point. 15 exercices faciles pour enseigner le théâtre d’improvisation. Génial.
Comme on n’est pas profs de théâtre, les exos ne marchent pas, les gamins sont flippés, nous-mêmes on flippe un peu.
« - Je connais quelqu’un qui connaît quelqu’un qui est coach.
- Pardon ?
- Il pourrait peut-être aider les élèves ? A prendre confiance en eux.
- Bah… »
Quand on ne sait plus quoi faire…
Et puis en vrai, les coachs, c’est super raccord avec l’idéologie individualiste à l’œuvre dans l’éducation 2.0. Les coachs, c’est tendance. Y a qu’à jeter un œil sur Internet. Sur Lumni, site hybride entre France TV et le ministère, nous sommes encouragés à faire appel à « Machine Machin, comédienne et coach, (qui) se glisse dans la peau de la grande sœur attentionnée et bienveillante, pour apporter aux élèves de précieux conseils afin “d’assurer” au mieux la nouvelle épreuve du Grand Oral du bac ». Sur Eduscol, site très sérieux du ministère, de nombreux articles expliquent dans une belle langue technocratique les bienfaits du coaching scolaire : « Ce qui est visé par le coaching semble reposer avant tout sur une position “méta”, de distance à soi-même, de sortie provisoire de soi afin de se construire. Il s’agit au fond de se faire l’artisan de soi, le producteur conscient de sa propre vie, le maître de sa destinée. Et, pour cela, de mettre – grâce au coach – tous les atouts de son côté. Comme il faut aller vite, car les décisions importantes ne supportent pas nécessairement un long délai de maturation, le coach aide le jeune à accoucher de lui-même. L’argument de la rapidité des effets est mobilisé. »
Puisqu’on n’a plus le temps pour la maïeutique socratique, on accouchera avec des coachs, vite, et sans péridurale.
En vrai, faire appel à des coachs, c’est tout bénéf ; ça évite de former et d’embaucher de vrais profs. Ça poursuit la logique libérale de contractualisation. Ça fait rentrer le privé dans le marché de l’éducation. Et puis surtout… ça draine une bien belle idéologie moderne.
Car de quoi le coach est-il le nom ?
À l’origine ce mot vient du vocabulaire sportif. En remplaçant le terme d’entraîneur, le coach charrie avec lui, dans la langue de Taylor plutôt que de Shakespeare, toute une série de représentations : tandis que le mot d’entraîneur reste associé à une équipe, celui de coach est davantage relié à l’individu. Le coach est celui qui va chercher à optimiser le développement de la personne au service des fins qu’elle se propose. Évidemment vu comme cela ça a l’air bien : je décide de m’optimiser, et je m’adapte, m’entraîne, me discipline, et m’améliore en vue de mon objectif. Je mange mieux, j’arrête de boire, je fais du sport, perd 5 kilos, gère mes colères, rencontre l’amour, évolue dans mon travail. Petit à petit le mot coaching a glissé du monde du sport à celui de l’entreprise. Et ce n’est pas un hasard : en empruntant au vocabulaire sportif de la compétition et du dépassement de soi, l’entreprise révèle son essence : faire des individus des ressources humaines les plus productives et compétitives possibles.
Bientôt, cette tendance au coaching s’est également imposée dans la vie de tous les jours (relations amoureuses, amicales, projets, développement personnel). Coaché par le coach, je fais enfin ce que je veux. Ou bien ce que la société veut de moi. Sans que jamais ne soit interrogée cette nuance qui pourtant n’en n’est pas une… Parce que le fait que la société nous matraque d’injonctions nombreuses, intenables et souvent contradictoires, ce n’est pas le problème que le coach veut résoudre, mais la tension qui lui permet de faire florès. Coachs et coaching font peser très lourdement l’idée de responsabilité sur les épaules d’individus déjà assommés par les normes sociales : tu peux t’adapter ; tu peux aller plus loin ; tu peux te transformer ; tu peux t’optimiser ; tu peux rentabiliser ton temps / tes loisirs / tes lectures / tes amants / tes gosses / tes promenades (marche 45 minutes, profite du paysage et brûle 300 calories). Le coach et son injonction à l’adaptabilité, sa vocation à augmenter notre agilité sociale, notre « potentialité de performance », est la figure moderne d’un maître spirituel libéral et cauchemardesque, d’autant qu’il se drape des oripeaux de la bienveillance.
On me dira que comme toujours je vois le mal partout. Alors qu’on tient peut-être une solution. D’ailleurs l’administration du bahut est super partante. Les coachs, ils aiment bien. L’année dernière on n’avait pas de thunes pour financer une autrice venue présenter son livre à plus de cent gamins, mais pour les coachs ils trouvent tout de suite. 1 000 euros de budget comme ça, pour deux fois deux heures de formation que les coachs donneront… aux profs, parce que les élèves, y en a trop.
C’est peut-être ça le détail qui fait tiquer la salle des profs ; le fait que le recours aux coachs privés puisse être décidé et validé sans aucune concertation, et sans passer par les instances telles que le conseil d’administration, dont on sait bien qu’elles ne sont qu’un simulacre de démocratie mais qui pourraient au moins essayer de faire semblant. Et puis ce qui coince aussi, c’est le paradoxe de l’affaire.
Parce que de deux choses l’une : ou bien les coachs disposent vraiment d’outils et de savoir-faire que les profs ne maîtrisent pas et dans ce cas il faut qu’ils prennent le temps de partager leurs connaissances ; ou bien l’art du coaching se transmet en deux heures mais alors on comprend pas bien pourquoi ça coûte mille balles.
Les parano-profs ont donc décidé d’aller voir de plus près. Non pas qu’on ait la haine du coach, si ça se trouve, y en a des biens, comme dit Didier Super, mais on aimerait en savoir plus…
Un petit tour sur la toile devrait nous rassurer. L’enquête sera rapide et ne prétend à aucune exhaustivité ni rigueur scientifique [1].
Ce qui déroute d’abord c’est la prolifération de coachs et d’écoles de coaching. La figure du coach est variable et protéiforme : coach en costume, baba-coach, coach sérieux, c’est un peu une pub pour les fromages La Vache qui rit. En général, les coachs se présentent comme des formes de psys prétendument moins rigides. En réalité, ce sont seulement des personnes moins formées ; pour être psychologue il faut 5 ans d’études et un master universitaire ; pour être coach, quelques semaines peuvent suffire, selon « l’école », presque toujours en ligne, à laquelle vous payerez vos prestations.
Aucun prérequis disciplinaire, le coaching, c’est le grand fourre-tout, un peu de psycho, un peu de socio, un peu de philo, mais loin d’y voir un problème, les coachs nous expliquent tranquillement que ce qui peut apparaître comme une faiblesse est en réalité leur force, car comme ça ils évitent le dogmatisme. Ainsi peut-on lire sur le site Linkupcoaching : « Le coaching est cette discipline transversale des sciences humaines dont la rigueur éthique et épistémologique (!) est fondamentale et dont les principes d’autonomie, de responsabilité et de mise en action sont essentiels. Son ouverture aussi bien que sa finalité le préservent des aveuglements de théories ne visant qu’à s’autovalider et éviter toute remise en question, toute évolution. » On met tout dans un sac, on ferme et on secoue, et voici une bouillie idéologique bien sympa pour accompagner les mutations du système et aider les employés à développer leur capital-réussite (et celui de leur boîte). Mais la « rigueur éthique » des coachs est peut-être à géométrie variable… Si certains coachs grenoblois mettent en avant leur enfance campagnarde et le bon sens paysan, d’autres ne cachent pas vraiment leur appartenance politique. Sur Agora Coaching, deuxième site (seulement) que je regarde, j’apprends qu’une des coachs de coachs, Christine Marion, est aussi assistante parlementaire. Bizarre, on ne nous dit pas de qui. Deux clics, et le mystère se dissipe : le site du journal local Le Crestois en date du 15 septembre titre sur « Une rentrée studieuse pour Célia de Lavergne. Entourée de Christine Marion, son assistante parlementaire, la députée LREM… » Pas vraiment une surprise, tant il est évident que les « valeurs » du coaching vont de pair avec celles de la Start-up Nation.
Il n’en faut pas tellement plus pour finir de convaincre les profs de ce lycée que les coachs au bahut, c’est pas vraiment une bonne nouvelle. Réunis en heure d’info syndicale, les enseignants votent à l’unanimité moins une abstention leur refus du coaching. D’autant qu’il existe au rectorat des formateurs académiques chargés de préparer au Grand Oral.
Pour le moment, l’idéologie libérale et les coachs à l’école, c’est encore non.
Notes
[1] Pour plus d’infos sur les joies du coaching on pourra se tourner vers le livre de Scarlett Salman Aux bons soins du capitalisme. Le coaching en entreprise, édité aux Presses de Sciences Po.