Accueil > Décembre 2012 / N°18

Panique au conseil municipal : des habitants entrent dans la mairie

Ils s’appellent Taieb, Myriam, Roland, Véronique, Bruno. Ils habitent le quartier de la Mutualité, place des Géants, à la Bruyère, ou à Échirolles. Ils sont réunis, ce lundi soir de novembre, devant l’hôtel de ville de Grenoble où se déroule le conseil municipal, avec une petite centaine d’autres personnes à l’appel du Collectif pour un chauffage urbain juste et solidaire.
Le rassemblement commence tranquillement devant la mairie. Des torches sont allumées, des militants bloquent le boulevard Jean Pain pendant plusieurs minutes. La police municipale veille depuis le parvis de la mairie, quelques voitures de police nationale sont garées pas loin. Mais vu l’âge moyen des participants – plutôt têtes blanches – et la démarche assez « gentille » de ce collectif, ni les élus, ni la flicaille ne s’attendent à des débordements ce soir-là.

Si ces personnes sont là, c’est parce qu’ils ont la sérieuse impression de se faire arnaquer. En gros, ils digèrent mal leur facture de chauffage - largement trop salée. En cause : la CCIAG (Compagnie de chauffage de l’agglomération grenobloise), accusée de pratiquer des tarifs trop élevés, surtout que ses clients, membres de copropriétés ou locataires sociaux, n’ont pas la possibilité de régler la température de leur chauffage. «  Des fois on est obligé d’ouvrir les fenêtres parce qu’on a trop chaud  » nous assure Myriam « mais à la fin on banque ». Cela fait maintenant deux ans qu’ils se battent pour imposer une baisse des tarifs, pour l’instant sans résultat.
La Compagnie de chauffage est le genre de service public « moderne  » qui se soucie énormément du bien-être de ses actionnaires, en dégageant – par exemple pour la saison 2008-2009 - une marge de six millions d’euros et en leur versant 900 000 euros de dividendes. Une sorte d’impôt caché pour ses actionnaires publics que sont la ville de Grenoble à 52%, la Métro à 5%, la ville d’Échirolles à 1%, et un gros cadeau pour Dalkia, actionnaire à 42 % et filiale de Véolia Environnement. Pour Bruno « faire des marges aux dépens de gens qui en bavent c’est insupportable ». Suite aux premières actions du Collectif pour un chauffage urbain juste et solidaire, il n’y aurait plus de dividendes versés aux actionnaires depuis 2011. Mais les membres du collectif demandent le remboursement du trop-perçu, ayant servi à enrichir les actionnaires les années précédentes.

De dangereux « anarcho-autonomes » s’apprêtent à faire dérailler le train-train quotidien du conseil municipal de Grenoble.

Après avoir stagné une demi-heure devant la mairie, les membres du collectif s’étonnent qu’aucun adjoint municipal ne soit sorti pour les recevoir. Vexés d’être ainsi méprisés, ils décident d’ entrer dans la cour de la mairie pour faire entendre leur voix. Cette action incroyablement offensive désarçonne les flics municipaux qui ne savent pas comment réagir – rendez-vous compte : des habitants veulent rentrer dans la mairie. Dans le doute, ils essaient d’interdire l’entrée – on ne sait jamais. à la surprise générale, ça ne refroidit pas du tout les membres du collectif qui, entraînés par les rythmes de la « Combatucada », forcent le passage et se retrouvent dans la cour après quelques bousculades. Panique chez les policiers municipaux : voilà maintenant qu’ils veulent rentrer dans le hall de la mairie, à quelques mètres du conseil municipal. Il ne faudrait surtout pas que les élus, qui travaillent, soient dérangés par des habitants. Appel de renforts, haussement de voix, rien n’y fait. La moitié du collectif parvient à entrer. Les flics reprennent le contrôle, bloquent l’autre moitié dans la cour, et s’énervent :
«  Arrête de me photographier !

  •  Pourquoi, c’est interdit ?
  •  C’est mon droit à l’image !  
  • Mais là vous êtes dans l’exercice de votre travail donc j’ai le droit de vous photographier  ».

Mêlée à la mairie : le pack des habitants, bien soudé, parvient à déborder l’adversaire.

S’en suit un bordel généralisé. Même Stéphane Echinard, grand reporter à Grenews, l’Albert Londres de la presse gratuite, se fait interdire l’entrée pendant quelques minutes. Il doit montrer sa carte de presse pour pouvoir passer. Le directeur du cabinet du maire, Thomas Royer, a sa tronche des mauvais jours, celle qu’il tire quand il se trouve face à des gens qui contestent la politique de son bon chef. Heureusement, les portes du conseil municipal sont bien fermées à clef et les habitants ne risquent pas d’y pénétrer. à l’intérieur, le maire Destot est, paraît-il, furax car le conseil municipal a été interrompu par le bruit (slogans « chauffage trop cher, monsieur le maire », batucada, cris). La très charismatique conseillère municipale Christine Crifo est envoyée pour s’occuper des bougres qui osent déranger l’intense moment démocratique qui se joue là. La pauvre : c’est elle qui vient de récupérer la délégation de la Gestion déléguée et celle de la Médiation et elle n’a pas l’air d’y comprendre grand chose.

Sur ce dossier, la mairie s’est trouvée incompétente et a ressenti le besoin d’être éclairée par un cabinet d’experts au doux nom de Calia, qui « a pour finalité d’apporter à la personne publique une stratégie cohérente dans la recherche de la performance financière ». Résultat : pour « rechercher la performance financière », la Compagnie de chauffage annonce au collectif le lancement du projet NOR : le but est de créer une nouvelle chaufferie pour le projet mégalomane de Giant/Grenoble Presqu’île, consistant à étendre le centre-ville de Grenoble dans ce quartier austère d’entreprises et de centres de recherche. Forcément cette centrale va coûter cher - son coût est passé de 30 à 47 et enfin 55 millions d’euros.
Les tarifs du chauffage urbain vont donc encore augmenter. C’est ça aussi la solidarité : que les habitants pauvres des quartiers sud (où habitent la plupart des clients actuels de la Compagnie de chauffage) payent enfin pour le futur centre-ville high-tech. Ce projet, dans les cartons depuis plusieurs années, a été annoncé au collectif récemment. Ses membres ont donc légitimement l’impression d’avoir été pris pour des cons – et que leur objectif, la baisse de tarifs, ne sera jamais atteint. Bruno développe : «  Depuis le début, on nous balade. Serge Nocodie [le président de la compagnie de chauffage], il ne comprend rien. Jérôme Safar [poly-adjoint municipal anciennement en charge de la Gestion déléguée], il est politique alors il nous a compris mais ça n’a rien changé. Crifo débarque et on en est toujours au même endroit  ».
D’où l’action de ce soir.
Au bout d’une demi-heure de confusion, de «  laissez-nous entrer ! », de tentatives de feinte par la porte de côté, de passage en force individuel, le cordon policier séparant les deux parties du collectif finit par abandonner son valeureux combat et laisse entrer tout le monde. La foule s’engouffre dans le hall, la Combatucada intensifie ses percussions. C’est l’euphorie. Les municipaux sont dépités et ont l’impression de s’être démené pendant une demi-heure pour quelque chose de complètement inutile, voire stupide. Comment ne pas leur donner raison ? Mais ce n’est pas fini. Deux d’entre eux, à cran, montent en courant les marches qui mènent au premier étage et arrêtent un jeune homme.
« Descendez !

  • Mais arrêtez, je ne fais pas partie des manifestants, je travaille à la mairie.
  •  Excusez-nous, on ne connaît pas tout le monde ici.  »

« - Monsieur Royer, qu’est ce qu’on fait de tous ces vieux ?

  • Attends, j’appelle leur maison de retraite. »

C’est dans cette ambiance chaleureuse que la valeureuse Christine Crifo tente un discours d’« apaisement » : « La mairie vous a compris bla bla bla là nous travaillons au dossier bla bla bla nous allons nous rencontrer et étudier toutes les possibilités bla bla bla ». A ses côtés est subitement apparu Jean Rampon, le directeur du cabinet du préfet : «  La mairie m’a demandé de venir  », déclare-t-il. Car au conseil municipal, dès que des habitants entrent dans la mairie, on appelle à l’aide la préfecture. Dehors des policiers nationaux se tiennent prêts à intervenir.

Serge Nocodie, le président de la Compagnie de chauffage, est là aussi, alors on en profite pour lui poser quelques questions et connaître la saveur de sa langue de bois «  je suis d’accord avec eux bla bla bla c’est trop cher mais on n’a pas le choix bla bla bla c’est le prix de l’énergie, on n’y peut rien nous bla bla bla pour la centrale NOR, rien n’est décidé encore bla bla bla si la régie était publique, ça ne changerait rien bla bla bla  ».

  • Mais Dalkia, l’actionnaire privé, il est là pour faire de l’argent, non, pas pour le service public ?
  • Mais non, les actionnaires sont juste là pour nous apporter leurs compétences ».

C’est la grande découverte qu’on a fait ce soir : en fait, les actionnaires n’investissent pas dans les régies publiques pour faire de l’argent mais juste pour « apporter leurs compétences », en étant complètement désintéressés. Voilà la fine analyse politique du président isérois du Parti radical de gauche.

Petit à petit, tout le monde repart, sans être dupe des promesses de la mairie de « on va faire avancer le dossier  ». Le mouchard de la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur) qui tente en vain d’être discret, présent depuis le début du rassemblement, traîne avec les derniers manifestants. Devant la mairie, on s’approche de lui :
« Alors vous subissez les tarifs de la compagnie de chauffage, vous aussi ? 

  • Euh, non, je suis venu par curiosité, j’ai vu ça dans le journal ce matin, alors je suis venu voir... 
  • Et vous en pensez quoi ?  
  • Euh... c’est dégueulasse. C’est vrai, c’est trop cher .
  • Alors vous êtes en colère ? 
  •  Euh... ouais je suis en colère. »


« Un coktail réussi dans le hall de la mairie » (Le Dauphiné Libéré, 20/11/12).

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