Cafetiers, pas cafteurs
« On ne se voyait pas contrôler nos voisins »
Face au passe sanitaire, on peut observer différentes attitudes dans les bars de la cuvette : contrôle des clients avec zèle, contrôle discret et « souple », pas de contrôle du tout, etc. À la Motte-Saint-Martin, petit village à trente bornes de Grenoble, un bar a carrément fermé « pour faire un truc qui choque ».
Pendant le mois d’août, une grande banderole recouvrait la façade avec un cercueil dessiné sur lequel était inscrit « libre-arbitre – culture – loisirs – soin ». Au-dessus et en-dessous : « Ceci est une mise à mort » et « la liberté, un art de vivre ».
Scandalisés par le passe sanitaire, les gérants des Sources du Plat’O voulaient marquer le coup. Le 1er août, ils ont carrément fermé leur bar-épicerie. « On a voulu faire un truc qui choque alors on a fermé. C’était pour dire “regardez votre connerie, à quel point ça peut impacter la vie sociale d’un petit village”… Il est hors de question qu’on applique le passe sanitaire, on ne veut pas cautionner ce totalitarisme technologique et [...]contrôler nos voisins. Ici, on connaît les avis des uns et des autres sur la vaccination, on ne se voyait pas refuser l’entrée à une habituée non vaccinée. »
Eux, c’est Benjamin et Fifi, tenanciers de la seule épicerie-bar de la Motte-Saint-Martin, bled de 450 habitants situé à 30 bornes au sud de Grenoble, au bord du lac de Monteynard. Un lieu existant depuis moins d’un an mais qui était déjà parvenu à « fédérer le village », selon des habitués.
Tout commence en janvier 2020, quand Benjamin monte son « food truck », une caravane transformée en cuisine. Chaque soir de la semaine, il s’installe dans un petit village du plateau matheysin, Chollonge, Saint-Jean-de-Vaulx, Susville, etc. Une déambulation commerciale qui fonctionne : ses trente burgers trouvent presque toujours preneurs. Mais en juillet, une avarie immobilise sa caravane. Faute de moyens pour en acheter une nouvelle, il décide de rester dans son village, la Motte-Saint-Martin, et de vendre ses burgers près du terrain de foot.
Avec sa compagne Fifi et leur enfant, ils habitent dans un appartement communal au rez-de-chaussée. Alors que l’automne s’installe, ils proposent à la mairie de déménager, d’aller vivre dans l’appartement du premier étage qui vient de se libérer et de transformer le rez-de-chaussée en épicerie-bar.
Le conseil municipal, emballé, les soutient et en quelques semaines, les travaux sont faits. « Plein de voisins nous ont filé des coups de main, pour construire le bar ou aménager la terrasse. On a été bien portés par une partie du village, ce lieu doit son existence à une énergie commune. »
Le 1er décembre, en plein deuxième confinement, l’épicerie ouvre ses portes. Officiellement, le bar est fermé, mais il n’est pas rare que les cafés et bières s’enchaînent dans l’ancien appartement, où une zone de gratuité a aussi été installée. Pendant l’hiver, le petit local est fréquenté par une partie du village et parfois par le « gratin » local : en plus des membres du conseil municipal, la sénatrice du coin ou le président de la communauté de communes se sont aussi arrêtés aux Sources du Plat’O.
En quelques mois, « le pari est réussi : ça a vraiment permis de fédérer et de mélanger plein d’habitants qui ne se côtoyaient pas forcément », raconte Elsa et Audrey, deux voisines. « Dans ce genre de petit village, si tu n’as pas de gamin, tu n’as aucune sociabilité, poursuit une autre habituée. C’était ce genre de lieu qui manquait. » « Ça a créé une alchimie dans le village, ajoute Magali. Moi ça m’a boostée pour lancer mon activité de vente de confitures. Il y avait vraiment besoin d’un lieu de sociabilité ici. » Un autre habitant raconte : « Il y a eu plus de soirées au village en une année que dans les quinze années précédentes. »
« Ici tout le monde se mélange, raconte fièrement Fifi. Vieux, jeunes, avec trois générations au cimetière ou néoruraux, de gauche, de droite, anars, peu importe : il y a des habitants avec des opinions très éloignées qui se côtoient... » Et ce, donc, même pendant les second et troisième confinements, où les troquets n’avaient pas le droit d’être ouverts. « Mais on a pas fait n’importe quoi hein, il y a eu aucun cluster ici, assure Fifi. Parmi nos habitués, personne n’a eu le Covid. Dans tout le village, il y a eu seulement une douzaine de contaminations, et aucun mort du Covid. »
Les Sources du Plat’O n’ont jamais été dénoncées, alors que tout le village savait que le bar était souvent ouvert. « C’est assez étonnant, se marre Elsa, surtout quand on connaît le proverbe local : “Mieux vaut avoir une taupe dans son jardin qu’un Matheysin comme voisin. »
« On a été tolérés parce que toutes les générations étaient représentées parmi les clients, poursuit Fifi. Chacun a fait taire les critiques qu’il pouvait entendre par ailleurs… Les râleurs contre notre lieu, on ne les a jamais beaucoup entendus, même s’il y en a quelques-uns dans le village. »
Claude est un de ceux qui ont permis le lien avec les anciennes générations. Avec 80 printemps au compteur, il tente de se souvenir du nombre de bars qu’il y avait dans le village au temps de sa jeunesse. « Quatre ou cinq, je sais plus. Presque chaque hameau avait son troquet... »
La Motte-Saint-Martin était autrefois un village assez riche, notamment grâce à la présence sur la commune d’une source d’eau chaude et donc d’une « antique station thermale ». Un trésor naturel qui a été complètement noyé par la construction du barrage du Monteynard au début des années 1960. « Aujourd’hui, l’eau chaude sort au fond du lac » raconte, amère, une habitante.
Dans les années 1990, la fermeture des dernières mines de la Mure, situées à quelques kilomètres de la Motte-Saint-Martin, a contribué à vider un peu plus le village, passé d’un millier d’habitants en 1900 à un peu plus de 300 dans les années 1990. « Quand je suis arrivée en 2003, les trois quarts des maisons étaient vides », raconte Audrey. Ces dernières années, pas mal de trentenaires se sont installés, l’ouverture de l’épicerie-bar étant symbolique du renouveau du village.
Alors la fermeture de début août a « attristé » et « dégoûté » nombre d’habitants. « J’ai été bien déçue, j’ai pas trop compris pourquoi ils l’avaient fait vu qu’ils avaient grugé pendant tout le confinement. Il y avait des moyens de contourner les choses » raconte Magali. « J’ai trouvé qu’ils l’avaient fait un peu vite, il y avait d’autres solutions à trouver » pense un autre habitant.
« Bien entendu qu’on aurait pu rester ouverts sans contrôler le passe, explique Benjamin. Mais en fermant, on voulait aussi marquer un refus clair et net et interpeller la mairie, qui a toujours été dans une démarche de soutien, pour qu’ils se positionnent et défendent publiquement l’existence de ce lieu sans passe sanitaire. »
Le maire Franck Gonnord trouve bien « embêtant » la fermeture de l’épicerie-bar. « On a vécu ici en se passant de bar pendant plus de vingt ans, mais maintenant qu’ils ont ouvert, leur fermeture entraîne un vrai manque. Ça avait recréé une vraie ambiance dans le village. » S’il comprend leur « choix politique » et leurs « convictions », son conseil municipal n’est pas parvenu à prendre position et à défendre publiquement leur nécessaire existence, même sans passe. « Les sujets de la vaccination et du passe sanitaire font grandement débat, comme partout ailleurs, et le conseil est scindé en deux. À défaut, on leur a donc seulement proposé une aide financière pour passer la période. »
« On voulait pas d’argent, on voulait qu’ils se positionnent », assure Fifi qui bosse à l’usine en intérim depuis début septembre. Avec Benjamin, ils ont finalement décidé de rouvrir « à emporter » un soir par semaine « pour prendre la température et se décider sur la suite ». Vendredi 17 septembre dès 18 heures, une vingtaine d’habitués se sont retrouvés dans la cour de l’épicerie, en attendant leur burger. « Notre décision de fermer, c’était aussi parce que face au déferlement des mesures contraignantes, on voulait prendre le temps de s’arrêter, réfléchir, dire stop, c’est dingue quand même ce qui nous arrive. »