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ardi 2 septembre, 18h.
Quelques jours avant une mobilisation qui s’annonce massive, je décide d’aller faire un tour à l’assemblée générale (AG) de préparation du 10 septembre. Cela fait plusieurs semaines que la journée d’action se prépare. Le canal Telegram [1] « Bloquons Tout ! Isère » compte déjà un nombre considérable de participants – plus de 3 100 aujourd’hui. Les mots d’ordre (justice fiscale, dénonciation du plan Bayrou et de la suppression de deux jours fériés), comme l’éclosion spontanée du mouvement sur les réseaux sociaux pourraient faire penser aux Gilets jaunes. Ce n’est d’ailleurs probablement pas un hasard si les AG ont lieu au pied de la tour Perret, point de ralliement des Gilets jaunes lors des manifs du samedi.
La comparaison avec les Gilets jaunes est dans tous les esprits, aussi bien sur les ondes médiatiques que dans les conversations. On retrouve, comme il y a six ans, les mêmes réticences : le mouvement n’est-il pas gangrené par l’extrême-droite ? D’où sortent les « commanditaires », est-ce qu’on les connaît ? Faut-il se mêler à une colère mal identifiée et aux contours « flous » ?
Seulement cette fois-ci, les militants de « gauche », conscients d’avoir loupé le coche la dernière fois, ont décidé de ne pas refaire la même erreur.
Il y a vraiment du monde à cette AG (les organisateurs annonceront 300 personnes) ; sur la pelouse du parc Paul Mistral, une foule compacte s’assoit en rond, sagement, autour d’une dizaine d’animateurs manifestement expérimentés, micro et sono bien en place. Les participants sont majoritairement jeunes, beaucoup de visages me sont inconnus ; mais beaucoup d’autres, au contraire, me sont très familiers ; toute la galaxie militante semble réunie, des syndicalistes (la plupart du temps présents mais discrets), aux militants politiques venus en masse, de la France insoumise (très investie), aux organisations d’extrême-gauche en passant par les traditionnels autonomes reconnaissables à leur costume et à leur masque (peut-être pour favoriser le travail de la police ainsi susceptible de les flairer encore plus rapidement ?). Ce petit monde paraît somme toute bien homogène…
L’AG est bien organisée. Très bien, même. Tours de parole, règlement, décisions prises au consensus, mixité de genre, on sent des pratiques et des habitus militants bien rodés. Les membres de l’AG semblent d’ailleurs assez à l’aise avec ce fonctionnement : ça secoue les mimines pour applaudir silencieusement et ça croise les bras en croix pour signifier « pas content ». On est loin du bordel des AG de Gilets jaunes… Et je me pose très sincèrement la question de savoir si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle… Car si on ne peut que se féliciter que des pratiques militantes autogestionnaires se mettent en place et perdurent de mouvement social en mouvement social, je ne peux m’empêcher de penser que, comme le chantait Chimène Badi, ici on est un peu... « entre nous ».
Il faut dire que les organisateurs ont décidé de faire le ménage. En témoigne une des premières interventions, celle du groupe de travail (dire GT, et vu le nombre de GT qu’il y a c’est vrai que ça fait gagner du temps de dire GT) « canal Telegram ». On apprend que les interventions considérées par le rapporteur comme « pas sympathiques, voire pas sympathiques du tout », et on comprend à demi mot qu’il s’agit de propos racistes et discriminants, ne sont pas tolérées sur le groupe, et qu’après un « rappel à l’ordre », les auteurs de tels propos ont été bannis du groupe. Un autre organisateur rajoute qu’au début il y avait même des monarchistes. Rires dans la foule, connivence. Entre nous, on se comprend.
Bien sûr que les arguments racistes, sexistes, homophobes, etc., doivent être combattus dans les AG. Mais se pose tout de même une question stratégique : en bannissant leurs auteurs et en les excluant du mouvement, on fera effectivement reculer les propos haineux… mais pas forcément les idées.
Clairement, on est bien loin, dans cette AG de préparation du 10 septembre, de la sociologie des Gilets jaunes. Et je vois mal comment mes anciens copains de rond-point pourraient trouver leur place ici. Parce que le temps est long avant qu’on arrive au point « Actions ».
Il y a le GT communication, le GT lien avec les médias, le GT anti-repression, le GT lien avec les syndicats, le GT crèches collectives pour les parents qui bossent, le GT information (non ce n’est pas le même que communication), le GT cantine végé, le GT gestion du stress en manif, et même le GT (en projet) intégrer les enfants aux AG pour ne pas les exclure de la démocratie. Bien sûr que je suis d’accord avec tout ça. Tellement d’accord avec tout ça que ça me fait un peu flipper pour la suite du mouvement. Et pour sa massification. Car les gens qui ne sont pas a priori d’accord avec tout ça, comment pourraient-ils se retrouver dans cette AG ? Comment pourraient-ils s’y sentir à leur place ? Les Gérard, les Nanou et les GJ d’antan n’auraient-ils pas été direct bannis de l’AG la première fois qu’ils auraient scandé un petit « Macron, Macron, on t’encule ! » ? Et est-ce que ça aurait été une bonne chose ?
À ne pas refaire la même erreur qu’il y a six ans je me demande si on n’en commet pas une autre, symétrique, et peut-être plus grave. Car contrairement à ce qu’on pouvait entendre dans le cortège de la belle manif du dix, non, malheureusement, siamo pas tutti antifascisti, loin de là… Et si on veut convaincre les électeurs RN que c’est sur des questions de classe, et non de race, qu’il faut se battre pour abolir les privilèges, pas sûr qu’il faille les bannir des AG, ni vouloir une manif, des discours, des mouvements idéologiquement purs… À moins de croire, une fois de plus, qu’on fera la révolution « entre nous »…


