Accueil > Décembre 2018 - Janvier 2019 / N°48
Ni jurés ni condamnés
Chaque jour, des dizaines d’histoires. Le tribunal de Grenoble n’est pas seulement cet austère bâtiment moderne, amas de vitres et de béton. C’est aussi le lieu où l’on peut entendre le plus de récits sur la vie grenobloise. Des violences diverses, des embrouilles professionnelles plus ou moins compréhensibles, des conduites sans permis, des errances alcooliques : il y a les grands faits-divers qui sont narrés dans les journaux, et puis toutes ces petites histoires qui racontent une partie de la vie locale, des choses qui se passent juste à côté de nous, mais dont on n’est jamais au courant. Toutes ces séances judiciaires sont une petite fenêtre ouverte sur la cuvette. Alors certains viennent regarder un peu à travers cette fenêtre, par curiosité ou pour occuper leurs après-midis : un article de Society (25/01/2018) les appelle les « voyeurs du tribunal ». Le Postillon a traîné sur les bancs des salles d’audience, écouté plein d’histoires et rencontré certains de ses habitués.
La juge : Si aujourd’hui vous en êtes arrivé là c’est parce que c’est la 9ème fois qu’on vous arrête en train de conduire alors que vous n’avez pas le permis. Comment vous expliquez cela ?
[Monsieur X alterne travail en intérim et RSA. Il a une petite fille dont il s’occupe. Un défaut : conduire sans avoir de permis.]
M. X : Ben Madame, ça c’est une maladie, j’ai envie d’arrêter de conduire sans permis. Et la mission locale allait me le financer mais quand j’étais libérable c’était trop tard.
La juge : Ah ! ça on ne me l’avait jamais fait, l’addiction à la conduite sans permis. Et les deux couteaux qui étaient dans la voiture ils venaient d’où ?
M. X : Je les ai gagnés à la foire madame.
La juge : Et ben, ce genre de réponse monsieur… Vous auriez dû choisir les poissons rouges !
Pendant ces mois d’octobre et novembre, j’ai passé une dizaine d’après-midis au tribunal. À observer ce grand théâtre, à ne rien comprendre à certaines histoires, à être touchée par d’autres. Au fur et à mesure de mes visites, j’ai repéré des têtes, des personnes que je voyais tout le temps ou presque.
Christian est un pilier du palais de justice. « Depuis quatre ou cinq ans, je viens ici presque tous les jours ». Il n’est pourtant ni accusé, ni victime, ni avocat, ni juge. Simple spectateur : « je viens ici parce que j’ai pas d’argent pour aller au théâtre », plaisante-t-il. Se sent-ils un peu voyeur ? « Ah non, des fois il y a des histoires d’agression sexuelle, de masturbation. Il y en a qui viennent voir juste ces affaires, alors eux c’est peut-être des voyeurs. Mais nous, non parce qu’on est là tout le temps, alors ces histoires nous tombent dessus. » Christian connaît tout le monde et peut expliquer par le détail le « ballet » des audiences. « On est quelques-uns à se retrouver souvent. Des fois on fait même des paris en assistant à des affaires : on pronostique ‘‘lui, il va partir pour un an à la râpe’’. » Une légèreté qui ne l’empêche pas d’avoir de la « peine » pour certains des condamnés.
La juge : Qu’est-ce que vous pouvez nous dire au sujet du passeport qui n’est pas à vous ?
[On reproche à Monsieur P. « l’obtention illégale de documents administratifs, en l’espèce : un passeport ». Il est jugé pour usurpation d’identité.]
M. P : Je reconnais les faits, mais c’est avec l’accord de cette personne que j’ai fait les papiers. En novembre 2013 en plein milieu de mon jugement je me suis marié. J’ai appris que j’étais condamné à deux ans de prison, et j’ai voulu échapper à la justice pour assister à la naissance de ma fille et m’occuper de ma femme. Du coup j’ai cherché sur internet comment échapper à ça. J’avais un ami, qui a connu mon histoire et ça lui a fait mal au cœur. Il a bien voulu m’aider.
La juge : Vous en avez fait quoi concrètement de ce passeport ?
M. P : Je l’ai gardé sans m’en servir. Un jour, ma femme l’a retrouvé, elle a appelé ma mère qui m’a dit que j’étais à nouveau dans des histoires, elle était déçue. Alors on s’est rejoints avec mon ami dans une chicha et on a déchiré le passeport.
La juge : Et alors Monsieur T. a menti quand il dit que ce n’est pas lui qui a fait cette demande de passeport ?
M. P : C’est moi qui lui ai dit de dire ça parce que c’est un mec qui n’a pas d’histoires, et il a fait ça pour me rendre service. Madame, moi je voulais être incarcéré pour ce que j’avais fait mais je voulais éviter les contrôles jusqu’à la naissance de ma fille. J’ai jamais voyagé ni commis d’infractions avec.
Mon esprit divague en attendant la prochaine comparution. Vincent fait également partie du groupe des « habitués » : il est facteur et va au tribunal trois à quatre fois par semaine depuis deux ans. « Dans ma famille il y a beaucoup de gens dans le milieu pénal et celui de la justice, j’ai toujours été très admiratif envers eux. Pour moi les comparutions c’est un peu comme des pièces de théâtre, on écoute l’histoire et on décide si on rentre dedans ou pas. Ensuite on choisit de quel côté on est. Moi j’essaye de suivre jusqu’à la fin pour avoir le délibéré, comme ça je vois si j’aurais donné la même condamnation ou pas. » Depuis qu’il vient, il m’explique avoir beaucoup appris sur les procédures judiciaires : « Je ne viens pas seulement aux comparutions immédiates, ce qui me permet de voir le fonctionnement d’autres procès. » Pour faire son « choix » il demande aux policiers qu’il connaît bien : « Eux savent à l’avance ce qui va venir donc ils me conseillent, ils me disent ce qui va être le plus intéressant. (…) Mais ce n’est pas moi l’expert ici, Il y en a d’autres dans le groupe qui savent encore plus de choses : ils viennent ici depuis 15 ans. » Ce groupe se réunit-il en dehors du tribunal ? « Oui, déjà on se retrouve au moins une fois par an pour fêter le début d’une nouvelle saison d’affaires. Mais on ne parle pas que des procès, en dehors on évoque aussi des choses plus personnelles. » Une dernière question ? Pas le temps, l’audience a repris et il vaut mieux ne louper aucun détail.
Un homme âgé se dirige à l’aide d’une canne vers la barre. Il marche difficilement et n’a pas l’air rassuré. Son avocate demande si l’interprète d’ourdou est là. Je comprends qu’il ne maîtrise pas le français. Il parle ourdou, une langue utilisée dans certains endroits du Pakistan et de l’Inde. La juge explique qu’il n’y a pas d’interprète de cette langue dans la région, elle insiste pour faire parler le monsieur en français. Il regarde perdu sans pouvoir prononcer un mot. Finalement le procès n’a pas lieu ce jour-là. Faute d’interprète il sera jugé plus tard en anglais.
Ces « pièces de théâtre » dont me parlent Vincent et Christian ne sont pas jouées par des acteurs : la peine prononcée est bel et bien réelle. C’est pour cela que le public, moi y compris, n’est pas toujours apprécié par les familles qui viennent soutenir leurs proches ou par les accusés. J’ai d’ailleurs eu un rappel à l’ordre.
Je ne me suis jamais assise sur les bancs de la presse : je n’aime pas les étiquettes. Cette après-midi comme les autres, je prenais des notes depuis les bancs du public. Cela faisait plusieurs minutes que j’avais l’impression que des personnes me fixaient. Beaucoup de monde était venu soutenir l’accusé, qui en profitait pour répondre crânement aux questions de la juge. Au moment où l’audience est levée, deux jeunes du public s’approchent de moi, un peu menaçants. « T’écris pas de nom, okay ? Après les articles dans Le Daubé nous on connaît, alors pas de nom. » Je leur explique que je ne travaille pas pour Le Daubé et que surtout ce ne sont pas les noms qui m’intéressent. Un petit épisode assez représentatif d’une ambiance un peu lourde et très masculine : je réalise aussi que je n’ai jamais vu de femmes accusées. Même au tribunal, les hommes prennent toute la place.
[Monsieur E. est jeune et assez musclé. Il est jugé pour violences conjugales. C’est une voisine qui a appelé la police parce que les cris de l’appartement du dessus l’avaient inquiétée.]
La juge : Monsieur que s’est-il passé ce jour-là avec votre compagne ?
M. E : Je suis arrivé tard au travail à cause de V. parce qu’elle avait enlevé les réveils du téléphone, alors la journée a mal commencé.
La juge : Mais pourquoi V. avait votre téléphone ?
M. E : Parce qu’il y a une semaine j’avais cassé son téléphone pendant une de nos disputes. Alors je lui ai donné le mien. Ce téléphone c’était le seul moyen de me lever. V., j’ai l’impression qu’elle me freine dans mes projets. Alors j’ai paniqué par peur de perdre mon taf, et là pour le coup c’était sa faute si j’étais viré.
La juge : Alors tout ce qu’il vous arrive c’est la faute de V. on dirait. Elle a même déclaré : « E. m’insulte souvent quand on se dispute, il me dit sale pute, grosse merde. Il est jaloux maladif et il est parano et méchant. Dès qu’il a un problème c’est ma faute… Il m’a déjà dit qu’il me frappait parce qu’il m’aimait. Et l’autre jour, j’ai essayé de me défendre mais j’y arrivais pas, c’est mon chien qui a aboyé et E. m’a lâché parce qu’il a eu peur. » La situation est grave monsieur, vous réalisez la violence ?
M. E : Madame, je reconnais l’avoir étranglée mais je l’ai vite lâchée. Elle s’est tellement débattue qu’il n’y a pas que moi ai pris des coups : elle s’en est donnés aussi. Moi je l’aime et j’ai pas envie de la quitter.
La juge : Vu la situation je ne suis pas sûre que V. se sente rassurée à vos côtés. Si la décision de séparation était prise, vous la respecteriez ?
M. E : Oui Madame, même si ça me ferait de la peine.
Sylvie fait le même constat que moi sur la sur-représentation masculine : « même dans les ‘‘habitués” des audiences, il n’y a pratiquement pas de femmes à part moi. » Ancienne conseillère principale d’éducation (CPE) à la retraite, elle a re-découvert le tribunal mi-septembre à l’occasion des dernières journées du patrimoine. Depuis, elle est venue six ou sept fois observer des comparutions, surtout pendant les vacances de la Toussaint. « Depuis que je suis retraitée j’ai beaucoup d’activités, alors je ne peux pas assister à un procès d’assise, parce que ça dure trop longtemps. » Les comparutions, ça lui rappelle les conseils de discipline de ses anciens collèges. « Bon sauf que moi quand je punissais les élèves, j’ai pu me tromper, hein. Mais là, si les juges se trompent, ça a quand même un autre impact... » Alors elle observe les juges, et se demande ce qu’elle aurait décidé à leur place, ou si elle « jugeait » de la même façon pendant les conseils de discipline. « J’y vais pour voir un peu d’humain : on juge pas pareil quelqu’un quand on le voit au tribunal ou dans la rue. En écoutant ces histoires, je suis plus indulgente que si je lisais l’affaire dans le journal. Bon après, l’indulgence, ça dépend des périodes, des contextes. Quand on n’a pas subi directement un certain type de comportements, on est forcément plus indulgent. » Avant de prendre sa retraite, elle a vu la violence augmenter chez les jeunes « ces dernières années, les “petites” bêtises sont devenues des choses plus graves. Et ça se généralise, même dans les milieux favorisés… »
Ce qu’elle trouve injuste dans les condamnations, c’est que « les gens qui travaillent ont plus de droits que ceux qui travaillent pas. J’ai vu un mec de la rue prendre huit mois pour une petite agression alors qu’il n’avait vraiment pas l’air dangereux : il avait juste besoin de soins, je pense. Et puis juste après, quelqu’un était jugé pour pédophilie, il a eu six mois, mais ne les fera pas parce qu’il a une situation... » À chaque nouvelle affaire, elle redoute un peu de voir apparaître une tête connue sur le banc des accusés : « heureusement que j’ai pas vu un de mes anciens élèves là-dedans. Je serais un peu triste malgré tout. On a toujours un peu d’affection, même pour le pire... »
La juge : Vous déclarez consommer de l’héroïne depuis l’âge de 18 ans, vous en êtes où aujourd’hui ?
M. Z : J’arrête un an et je retombe dedans. J’essaye de trouver un traitement mais à Bourgoin-Jallieu il n’y a pas de place et Chambéry c’est trop loin.
La juge : Quand vous consommez, vous vous injectez ?
M. Z : Non jamais je le ferai, déjà si je m’en tire comme ça ! Là, ça fait six mois que j’ai un appartement et je travaille. Mes factures sont à jour, ça fait chier de retourner en prison alors que pour une fois je m’en sors ! Mais c’est pas moi qui décide…
Mohamed (c’est un pseudo) fait aussi partie des observateurs du tribunal correctionnel. La petite quarantaine, il vient ici après son boulot depuis quatre mois, au moins une fois par semaine. « J’ai pas toujours le temps de suivre intégralement les affaires mais les histoires que raconte cette cour me passionnent, notamment du point de vue sociologique. » Pourquoi venir faire traîner ses oreilles ici ? « Parce que je m’intéresse beaucoup à ces questions de délinquance. Ce qui m’interpelle, c’est qu’il y a une concentration de gens qui me ressemblent, des nord-africains, qui remplissent les prisons et qui font tourner les tribunaux. Et contrairement à d’autres, je ne crois pas que les arabes et les noirs sont des délinquants de par la composition de leur ADN : la grande majorité des français issus de l’immigration vivent normalement mais restent invisibles… Alors je viens ici pour comprendre pourquoi et comment ceux-ci, qui restent très minoritaires, sombrent dans le banditisme. »
Mohamed a grandi à la campagne : « je suis issu d’une famille modeste avec pour exemple nos grands frères qui ont fait des études universitaires à Grenoble. Quand je suis arrivé en ville, j’ai été impressionné par ces phénomènes de délinquance. Et de retrouver presque toujours des maghrébins. Parce que faut pas se voiler la face, les arabes sont majoritaires en correctionnelle. Je pense que c’est une erreur de ne pas faire de statistiques sur l’origine des délinquants. Cette absence de chiffres nous empêche de pouvoir comprendre et identifier les causes du problème. J’ai l’impression que les pouvoirs publics n’ont pas la volonté de lutter efficacement contre ces phénomènes et encore moins de s’attaquer aux origines de cette descente aux enfers des jeunes issus de l’immigration africaine. Cette situation engendre forcément des réactions racistes. » Il entend parfois des propos racistes sur les bancs des observateurs du tribunal correctionnel.
Pour lui, quelles sont les « causes du problème » ? « Les politiques ont concentré les problèmes dans certains quartiers. La pauvreté, l’échec scolaire et les discriminations exercées sur ces populations, ont poussé certains de ces jeunes dans la voie de la délinquance facilitée par une tolérance non avouée des autorités publiques. Notre société est dominée par l’argent et le pouvoir. Une fois que t’as mis la main dans le pot de miel c’est dur de faire marche arrière. Alors les flics arrêtent les petites mains de ce trafic pour faire du chiffre : on les met en taule mais le trafic ne s’arrête jamais. En venant au tribunal, on se rend compte que les histoires de stups se ressemblent toutes, mais qu’aucun moyen n’est mis en place pour éradiquer définitivement les réseaux de drogues. »
M. Y : Déjà, à l’heure où j’y étais c’est impossible que j’étais en train de dealer. Et quand on m’a attrapé j’avais pas de sous, rien. J’étais là-bas parce que ma tante y habite. En plus je faisais des tours du quartier alors que si je vendais je serais resté à ma place, pas vrai ?
[ Un jeune de 18 ans, placé sous surveillance par la police, est jugé pour vente de cocaïne et possession de deux grammes de cannabis. Il nie les faits. ]
La juge : Monsieur, la police a fait une déposition en décrivant ce qu’ils ont vu.
M. Y : Déjà ils disent pas ce qu’ils voient mais ce qu’ils pensent voir.
La juge : Et comment vous expliquez qu’un client interpellé avec deux grammes de cocaïne dit bien s’être adressé à vous ?
M. Y : Dans sa déclaration il dit qu’il venait de sniffer un rail ce monsieur, alors soit vous croyez quelqu’un qui tape ou pas… En plus il a dit avoir vu un black et il y en a plusieurs des blacks au quartier, je suis pas le seul !