« Je me demande s’il est complètement con ou s’il est très intelligent » OSS 117
Mehdi #SaccageInternet
Recenseur de tags, de poubelles renversées et de crottes de chiens. Sacrée passion. C’est pourtant une mode qui gagne peu à peu toutes les villes de France, surtout celles dirigées par des maires écolos. L’activisme de ces partisans, qui se déploie sous le hashtag SaccageNomdelaville, a récemment gagné notre chère capitale des Alpes. Aux commandes de la page Facebook Saccage Grenoble, on trouve un certain Mehdi. Tantôt érudit, tantôt grossier, Mehdi est habité par la rage – contre les graffeurs, les vélos, et même la Française des jeux. Il a trouvé son exutoire : les réseaux sociaux, qu’il « saccage » de ses publications quotidiennes. Rencontre avec l’influenceur des rues aseptisées.
« Hop hop hop, espèce d’enculé !! Qu’est-ce tu fais ! Viens là, vas‑y montre ta gueule !! » On est mi-avril, durant un direct Facebook mené par Mehdi. C’est ainsi qu’il réagit lorsqu’il croise un tagueur en pleine action sur des volets roulants. Surpris par l’agressivité de Mehdi, le jeune homme tente maladroitement de l’asperger de sa bombe et de le frapper. La vidéo se brouille, clap de fin. Suite à la vidéo qu’il supprime, Mehdi reçoit du soutien, notamment d’Alain Carignon : « Les tagueurs propriétaires de l’espace public agressent des habitants qui défendent l’esthétique urbaine. Soutien à Mehdi. » Depuis plusieurs mois, Mehdi, la quarantaine, casquette sur la tête et prof de maths particulier [1], se bat pour « la propreté de la ville ». Dans son viseur : l’« ultra-gauche » en général, Eric Piolle en particulier (désigné comme un « trou duc »), et les tagueurs, donc. Après cette prise « sur le fait », il a carrément enfilé le costume de justicier, et ne s’arrête pas – il traque le tagueur en ligne, le traite de « CHIEN TAGGEUR (sic) » ou de « petite merde sur pattes » tout en donnant son prénom. Mehdi, aussi connu sur les réseaux pour être « l’ambassadeur du grattage » (voir encart), est en pleine radicalisation politique.
Cette vidéo est la plus marquante d’une longue liste, où Mehdi se met en scène dans sa ville qu’il trouve « dégueulasse ». Anti-tag, il dénonce dans une vidéo : « Regarde celui là, c’est marqué VMK, qu’est-ce que ça veut dire ? C’est d’une laideur… » Il tente alors de le laver grâce au combo bicarbonate-brosse. C’est un échec. Sinon, il nous montre en vidéo la saleté de sa rue Lieutenant Chanaron, puis comment il prend le balai ou le karcher pour la nettoyer lui-même. Tel un super héros de la propreté, il se couvre même le corps d’un sac poubelle, formant une mini-cape dans le dos. Récemment, il s’est affiché en surchaussures d’hôpital bleues : « La ville est tellement sale et pullule de virus de microbes que j’ai décidé de protéger mes chaussures contre la verminitude », écrit-il sur Facebook début mai. Ridicule ? Super-Medhi s’en fout.
Vu qu’il a fait plusieurs fois la publicité du Postillon sur Internet, on est allés rencontrer Mehdi chez lui, à Championnet. Quand on arrive dans sa cour, il parle à l’agent d’entretien puis répond à un coup de fil. Il nous fait monter dans l’appartement peuplé de chats et d’œuvres d’art, fait coucou à son mec et à une amie de passage, gère un chat récalcitrant, fait des cafés, consulte son téléphone, encore. Il ne tient littéralement pas en place.
Il parvient finalement à se fixer autour de la table de la cuisine, et commence à se plaindre, prenant son expérience personnelle comme exemple. C’est l’indigné de droite : « Il y a tout un tas de trucs qui ne vont pas : le vandalisme, les voitures rayées ou les vitres brisées. Chaque semaine, il y a un truc qui casse les couilles », assure-t-il. S’ensuivent les critiques classiques : il y a trop de vélos, trop de rats, trop d’arbres en moins, pas de place pour se garer, etc.
Avec toute cette colère, pourquoi ne pas militer dans un parti ? « Je n’ai pas le temps », désignant son agenda surchargé de rendez-vous. Il a quand même trouvé du temps pour nous recevoir, mais on est sans cesse interrompus. Le mec de l’entretien passe récupérer une clé, Mehdi le lance sur les poubelles cassées, « c’est la faute de Piolle ».
Plus tard, c’est un lycéen qui viendra prendre son cours de maths. « Commence ton exo, j’arrive », lui lance sèchement Mehdi quand il passe la porte. Il n’a pas le temps, le prof. Ah si, il en a pour une chose : créer une page Facebook nommée Saccage Grenoble.
Cette page Facebook fédère tous les gens qui trouvent que Grenoble se dégrade. « Avec cette page, je ne veux pas attaquer Piolle, je souhaite juste dire qu’il y en a marre, c’est dégueulasse. » L’initiative, inspirée de Saccage Paris, se définit comme un « groupe d’initiative citoyenne ayant pour seule motivation la beauté et l’image de Grenoble, Capitale des Alpes ».
Mehdi nous dit faire des vidéos pour que « la mairie [l]’écoute ». Avec ce flot d’invectives, d’insultes, d’obsessions sur le « déclin grenoblois » et de croisades perso, pas sûr que ça fonctionne. Les participants du groupe multiplient pourtant les photos de tags/poubelles brûlées/espace public dégradé. Enfin, pas que. Il y a aussi des photos de cyclistes roulant sur les trottoirs – ça, c’est l’obsession d’Isabelle, la dame en lutte contre le 38 rue d’Alembert (qui poste une vidéo sur le compte dès qu’il y a un peu de vie dans le bâtiment). Il y a d’autres réac qui affectionnent des photomontages réalisés sur Paint où Eric Piolle apparaît en roller et dit « plus c’est crade, plus c’est tags, plus j’en suis fier ». À chaque publication, les commentaires agressifs s’enchaînent, tournent en boucle. Pour le tagueur filmé par exemple, « Il faut le tagué le choper le mettre à poil et le barbouillé de peinture » ou « Il faudrai monter une milice de nuit ». Une autre déplore : « Grenoble est targuer de partout. » (sic)
Partout, même en bas de chez Mehdi, qui découvre mi-avril un tag « Saccage Grenoble ta mère ». De suite, Mehdi s’emballe, dénonce « l’ultra-gauche », ses amis parlent de la « complaisance de la Municipalité Piolle ». « Les gens m’ont identifié, ont identifié là où j’habite, ce que je vois depuis mon balcon », réagit-il sur Place Gre’net (13/04/22). Il faut dire que Mehdi montre son visage, sa rue, son appartement sur les réseaux. Toute sa vie s’y étale, et son énervement aussi. L’embrouille s’étend et début mai, des tagueurs homophobes sont même allés jusqu’à inscrire sur un mur son nom avec « bon facho, sale PD ».
Pour canaliser toute cette énergie, et conjurer « ces années de souffrances sur lesquelles je n’arrivais pas à mettre des mots », il y a donc Saccage Grenoble. Et il y a la droite, incarnée par Alain Carignon. Ainsi, en 2020, pour les élections municipales, il fait un comparatif : « Quand je vois les candidats, il y a Piolle, ça c’est fini. Noblecourt, ça fait trop bourgeois. Et Émilie Chalas, elle se fait troncher partout. » Mehdi, la vulgarité et la misogynie, ça lui fait pas peur. Il reste donc Alain Carignon. « Je ne me suis pas du tout intéressé au programme, j’ai lu sa page Wikipedia. Le mec a purgé sa peine. Son passé, je m’en fous, il a financé illégalement sa campagne ? Et alors ? Quand on est un chef d’entreprise, on fait des montages financiers », défend Mehdi qui adore l’ancien maire. « Durant notre premier rendez-vous au téléphone, il m’a fait penser à moi : il a des couilles. »
Il faut dire qu’il a plutôt des amis de droite, Mehdi. Son mode de vie est centré sur la réussite sociale et les thunes. Il nous parle de sa voiture « une Scirocco RS full option », de son scooter à « 20K [soit 20 000 euros], pour pas tourner pendant 40 minutes en voiture pour trouver une place. » Et puis, il y a les tableaux (dont un le représente chez lui), les téléphones dernier cri, l’appart’ vaste et les « chats de luxe ».
Son travail aussi l’amène à rencontrer des bourges. « Je donne des cours au gratin grenoblois, je me reconnais dans l’excellence », assure-t-il, égrenant les noms de familles inconnues. A-t-on affaire à une star des maths ? « Non, je fais juste bosser les élèves. Quand tu as un mongol à 2 de moyenne et qu’il finit à 14 au bac, ça fait plaisir. » Il échange avec les parents d’élèves « qui tiennent les commerces. Mais ils ferment à cause du manque d’entretien. Et ça me touche aussi, car je perds des clients. »
Ah. Ce serait donc pour cela que Mehdi est trop énervé ? Si la ville « se dégrade », les riches clients la fuient, et leur maille avec ? Pas que : « Imagine, les commerçants qui quittent la place Victor Hugo, on va mettre quoi à la place ? Des kebabs ? Et toutes ces familles qui partent, on va les remplacer par des Afghans ? » Comme un air de théorie du grand remplacement, troublante dans la bouche d’un homme qui se décrit comme « maghrébin, musulman et gay ». Rencontré avant les élections présidentielles, il nous a dit consulter une appli, censée indiquer quel candidat lui convient. « Moi, j’avais des fois Arthaud, des fois Macron, des fois Zemmour. »
Nous on s’en fout pour qui il vote. Ce qui nous intéressait au départ, c’est qu’il nous a fait de la pub’ sur les réseaux. Une vidéo tournée le 24 février 2021 le montre devant la librairie Le Square.
« Avec ambition et audace, on entre », lâche-t-il, surexcité. Le quadragénaire s’apprête à acheter deux exemplaires du livre du Postillon, Le vide à moitié vert. Bip, bip. À la sortie, il exulte : « Le livre tant attendu ! Procurez-vous, procurez-vous, le livre piollesque », s’amuse-t-il en brandissant les ouvrages et en enchaînant les « blagues » moquant l’accent asiatique avec son compère Jean-Luc Rizzi, autre fervent carignoniste. Les deux aiment Le Postillon quand ça les arrange.
Dernière démonstration de l’attachement de Mehdi à notre égard : « TRÉS BON NUMÉRO QUE JE CONSEILLE AUX GRENOBLOIS », écrit Mehdi sur Facebook à propos de notre numéro 64, dont la couv’ critiquait Grenoble capitale verte. Lorsqu’on le rencontre, on lui demande : est-ce qu’il l’aime vraiment bien, le Postillon ? Et le bouquin, il en pense quoi ? Sans se départir de son assurance habituelle, il nous l’avoue, « je l’ai acheté à plein de gens, le livre, mais je l’ai pas lu. Comme le dernier Postillon ». On pensait avoir trouvé un fan. C’était un faux.
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La star du grattage
L’autre passion de Medhi, hormis ses chats, c’est les jeux à gratter. Cette occupation récente se matérialise par un pseudo : Guizmorve. Son logo représente un nounours déglingué et inquiétant : il y a de la morve qui coule, des dents pointues en or qui forment un sourire carnassier. « Ça veut dire qu’il a de l’argent, qu’il est proprio ou qu’il s’est battu à l’école pour avoir un bon travail », détaille Mehdi. Il se filme en grattant des jeux et le diffuse sur YouTube (12 000 abonnés) et Tik Tok (30 000 abonnés), ce qui fait de lui un micro-influenceur, et se dit même « premier gratteur de France ». Sa phrase-choc qu’il répète sans arrêt ? « Guizmorve, la chaîne du biff, du kiff, du sniff, de la morve et de la guimauve. » Et il y en a pour tous les goûts : avec sa pièce qu’il a fait faire dans une fonderie, et ses gants, il gratte des « Mots croisés », des « Jackpots », des « Quitte ou double », des « Cash ». Il dit dépenser des milliers d’euros par mois, et il a même créé un site, avec du merchandising : des t-shirts, des tours de cou, des tabliers et d’autres conneries à l’image de Guizmorve. S’il joue sans arrêt, il a quand même la haine contre la FDJ – il dit vouloir éduquer les gens qui pensent pouvoir devenir riches en jouant. En effet, le matheux aime faire des statistiques qu’il note sur un fichier Excel, et chaque fois qu’il gratte, il inscrit ses pertes et gains. Ça lui permet d’être sûr de lui : les nouvelles formules de la FDJ sont faussées : « Elle nous escroque 600 000 euros, j’ai envoyé une lettre à la FDJ, car ils ne respectent pas les statistiques. » Il s’énerve aussi contre Tik Tok, qu’il qualifie de « putifiant ». Sa définition : « Se dit d’un comportement de salope. Néologisme : la putitude, se dit de l’attitude d’une pute. » Dans son appartement, il nous montre l’appli, et désigne : « Tu vois cette pute ? », en évoquant le système de don sur Tik Tok. Il s’énerve aussi contre son buraliste « quand je vais acheter chez lui, j’ai que de la merde ». Et il n’oublie pas de taper sur Grenoble : « J’en parle comme une ville où y a des kidnappings. C’est la ville des balles perdues. » Ce qui est incroyable, c’est que ses vidéos quotidiennes, plus inintéressantes les unes que les autres, sont quand même vues quelques milliers de fois chacune. Et si Mehdi se soucie beaucoup de la pollution visuelle en ville, il n’est jamais question de celle générée par cette omniprésence numérique.
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Dans le numéro précédent du Postillon, on évoquait la vie et l’oeuvre de Medhi, tout à la fois hérault anti-Piolle, anti-tag et auto-proclamé plus grand gratteur (de jeu à gratter) de France. Comme il n’a pas aimé notre article, il nous fait une réponse en vidéo. Sortie au mois de juin (et depuis retirée), elle durait plus d’une heure, dont voilà quelques passages.
« Je le voit en train de tagger. Alors dans un élan citoyen, je me mets à crier hop hop espèce d’enculé »
« Les journalistes, c’est un métier de prostitué. [Le journaliste du Postillon], c’est un mytho, j’suis sur qu’il touche même pas un Smic »
« Il dit que j’ai la quarantaine, beh non, j’avais 39 ans »
« Vous savez, quand vous êtes multi-propriétaires, et que vous voulez que votre bien garde sa valeur, vous souhaitez défendre le quartier et vous prenez les mesures qu’il faut »
« Il faut vraiment retourner à l’école, M. le journaliste, l’école est gratuite. Je peux vous donner des cours, j’étais champion de dictée »
« J’ai un mode de vie centré sur la thunes ? Pas du tout, mais force est de constater que l’argent est fondamental […] Toi t’es venu chez moi habillé comme un pauvre »
« Heureusement que je ne dis pas qui tu es, le journaliste, parce qu’il y aurait eu 100 000 followers qui te seraient tombés dessus et t’auraient réglé ton compte. Ce n’est pas une menace, c’est juste restituer les choses. »
« Le livre Le vide à moitié vert, j’ai dû lire les 80 premières pages et après j’ai arrêté, car ça m’a pété les burnes, mais pas de vulgarité. Ça me les a brisées, fendues en deux. »
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Notes
[1] Tel le marabout, Mehdi promet (non pas l’amour), mais des résultats merveilleux : « Vous êtes largué en math ou en physique, appelez-moi, car je suis la solution à votre problème… Satisfait ou remboursé ». Tout ça pour seulement 21 euros de l’heure.