Accueil > Decembre 2021 - Janvier 2022 / N°63

Une deuxième vie pour l’IGA

Les princes de la ville

Au Postillon, on nous reproche très (trop) régulièrement de ne pas assez parler de choses « positives ». Faut dire qu’on est des durs à jouir. Non pas qu’on trouve qu’il ne se passe rien de bien dans le coin. Mais c’est pas tous les jours qu’on nous fait rêver et voyager tout en restant dans la cuvette.
C’est ce qui s’est passé quand on a déboulé sur le toit de l’IGA, énorme bâtiment inoccupé depuis près de vingt ans. On nous avait parlé de « bar clando », on a découvert un « lieu d’échanges et de partage » autant inattendu que magnifique, porté par deux « princes de la ville » sans-papiers.

C’était lors du précédent bouclage. Il y a toujours quelques jours, une semaine, où on passe bien trop de temps derrière ces fichus écrans. Ce jour-là, c’était la veille de la relecture finale. À minuit, on avait enfin assez avancé, on aurait dû aller se coucher. Oui, mais voilà, ça faisait douze, treize, quatorze heures qu’on faisait de l’ordi : malgré la fatigue, il fallait qu’on sorte, qu’on voie des visages, figures, qu’on vive un peu loin des claviers et des pixels.

On a échoué dans un bar du centre-ville, qui forcément a vite fermé. C’est toujours comme ça : quand on peut enfin baguenauder, tout le monde va se coucher. Nous on n’avait toujours pas envie, et d’un coup on s’est souvenu de cette rumeur parvenue à nos oreilles. « Il paraît qu’il y a un bar clando sur le toit de l’IGA.  »

Vingt minutes plus tard, on était en bas de cet ancien institut de géographie alpine, un immense bâtiment sur les pentes de la Bastille, abandonné depuis près de vingt ans.

Franchir une des nombreuses portes démurées. Enjamber quelques détritus. Grimper les escaliers majestueux. Traverser des immenses salles toutes taguées. Juste avant le dernier escalier, on a entendu de la musique et entraperçu de la lumière. Et en arrivant sur le toit-terrasse, on a halluciné.

En entendant « bar clando », on avait eu l’image d’une planche sur deux tréteaux avec un mec louche vendant des Kro hors de prix. Mais là, on tombait sur un vrai bar, je veux dire au sens physique du terme, un bar-frigo, un meuble de cinq mètres de long en inox. Avec un immense comptoir dessus. Autour, des tables hautes soudées aux barrières du toit. Des vraies chaises hautes de bar de partout. Sur les petits toits du dessus, une dizaine de tables avec bancs intégrés. Un groupe électrogène permettait d’alimenter une ribambelle de lumières et une petite sono. Le tout dans un espace tout propre, tous les déchets traînant autrefois ayant été évacués.

On a commandé des Corona – et elles étaient même pas chères, deux euros cinquante les 33 centilitres. Sur une des tables, avec une des meilleures vues possibles sur Grenoble, à observer les éclairs qui se multipliaient sur les montagnes environnantes, on a eu comme un sentiment de plénitude.
Oubliée, la fatigue.
Bienvenue, la douce hystérie euphorisante.
Bordel, c’est beau ce qu’ils ont fait.
Ah les dingues, ils ont osé.

Mais pourquoi ? Comment ? La discussion avec Ben, un des tauliers, a été complètement décousue. Ce qu’on a compris, c’est que ce « rade » a été ouvert depuis début septembre par deux sans-papiers, qui n’ont rien demandé à personne. « On a juste fait ce qu’on avait envie de faire. » Qu’ils avaient dépensé des centaines, des milliers d’euros, pour acheter le bar (et le treuil pour le monter – il passait pas par les escaliers), les planches, les tables, les chaises, les lumières, le groupe électro, le poste à souder, la disqueuse, etc. Quand on a demandé à Ben s’il n’avait pas peur d’une descente de flics, ou du proprio, ou de la mairie, bref que tout s’arrête brutalement malgré la thune dépensée, le temps passé à tout nettoyer, aménager, il nous a répondu avec un grand sourire : « Je m’en fous, alors mais d’une violence ! Je m’en fous vraiment complètement. On a fait ça parce qu’on pensait que c’était bien et qu’on devait s’occuper. Mais si ça s’arrête demain, c’est pas grave. » Faire ce qu’on a à faire en n’ayant pas peur de l’échec, ça nous semble une philosophie plutôt valable (tant que ça fait de mal à personne, hein). Surtout quand gagner beaucoup d’argent ne semble pas faire partie des objectifs initiaux. Quand j’ai proposé d’organiser un concert ici, Ben s’est enthousiasmé avant d’insister : «  Par contre, si on gagne de l’argent ce soir-là, on reversera tout à une association.  » Et les milliers d’euros dépensés pour le matériel ? Et pour faire face à la vie de galériens de sans-papiers ? J’aime beaucoup le bénévolat, mais là, vu la situation, une logique m’échappait.

À quatre heures, on est quand même allés se coucher, toujours euphoriques. L’orage a fini par éclater, la nuit s’annonçait très courte avant une grosse journée de travail le lendemain, mais à ce moment-là, rien ne pouvait nous faire descendre de notre plénitude. On se sentait presque dans la peau de Thierry Roland après la victoire des Bleus à la Coupe du monde de 1998 : « Je crois qu’après avoir vu ça, on peut mourir tranquille !  »

Faut dire que ça fait un moment qu’on fréquente cette « verrue », comme la qualifient des médias, des élus et certains habitants. Cet immense bâtiment tout tagué visible depuis le centre-ville fait tache pour les partisans d’une ville lisse et aseptisée. Moi je trouve qu’à Grenoble, il manque de friches, de lieux d’aventure, d’endroits où des ados peuvent aller vivre leur premier frisson en arpentant un lieu abandonné. Alors je l’aime bien cette « verrue  ».

En 2005, à peine post-ado, je faisais partie d’une bande d’une cinquantaine de personnes qui avaient tenté de squatter la «  verrue  ». À l’époque, il y avait encore toutes les vitres, des meubles, presque aucun tag, le bâtiment étant vide depuis seulement deux ans. On l’avait envahi un dimanche midi, tenté de barricader toutes les entrées possibles, et puis passé une nuit mémorable à la belle étoile sur le toit-terrasse. Le lendemain midi, des troupeaux de flics nous délogeaient sans forcer. Seize ans plus tard, on peut constater que les défenseurs de la sacro-sainte propriété privée ont bien fait d’être sans pitié : le lieu est toujours abandonné.

Appartenant à l’État suite au départ de l’université, il a été vendu aux enchères en 2011 à un promoteur haut-savoyard, 1,3 million d’euros pour les 3 300 mètres carrés. Cinq ans plus tard, ce dernier a annoncé vouloir y construire un hôtel quatre étoiles, pour la plus grande joie des élus écologistes. Pierre Mériaux, qui était alors élu à la montagne, proclama dans Le Daubé (17/02/2016) son «  enthousiasme  » et affirmant que « de toute façon on peut rien faire d’autre ». Mais ce projet ne dépassera jamais le stade du communiqué de presse. Depuis le rachat par le promoteur, rien n’a été fait sur le bâtiment, si ce n’est quelques ménages occasionnels et le re-murage régulier des portes. En 2020, on apprenait par Le Daubé que le propriétaire était mort et que ses enfants tentaient de vendre le bâtiment sur Leboncoin, 1 950 000 euros quand même. Depuis, pas de nouvelles.

Combien de fois y suis-je allé, pour cinq minutes ou une soirée ? Peut-être une centaine de fois, chaque fois rassuré de voir que les travaux n’avaient pas démarré, chaque fois amusé de devoir trouver quelle nouvelle porte avait été démurée, chaque fois un peu émerveillé de pouvoir déambuler dans cette ancienne fac, en observant les nouveaux graffs et en profitant de cette incroyable vue. En 2019, pour fêter les dix ans de notre journal, on a organisé un concert sauvage de la fanfare des Garces embouchées sur le toit. La veille, quand j’ai compris qu’il allait y avoir plusieurs centaines de personnes, je m’étais mis à angoisser. Et si le toit s’effondrait ? Finalement on avait fait des « roulements » en essayant qu’il n’y ait pas plus de cent personnes à la fois et tout s’était bien passé.

« Nous on s’est dit “ce bâtiment est vide depuis plus de 15 ans, alors pourquoi pas en faire quelque chose ?” » Suite à notre visite nocturne, je suis retourné souvent à l’IGA pendant ce mois d’octobre. Une après-midi, sur le toit réchauffé par le doux soleil automnal, les deux tauliers Ben et Madi ont pris le temps de me raconter leur histoire.

S’ils sont tous les deux sans-papiers, leur histoire n’a pas grand-chose à voir. Ben, originaire du Gabon, a la quarantaine et un peu d’argent : « J’ai fait du marketing un peu partout dans le monde dans le parfum ou la boisson.  » Madi, originaire de Guinée, 25 ans au compteur, est en France depuis trois ans, sans-papiers et sans aucun argent. Depuis ce printemps, il dort dans l’IGA.

Quand Ben est tombé sur sa tente en se baladant, il s’est dit : « C’est pas possible, une personne ne peut pas habiter ici.  » Après avoir sympathisé, Ben est revenu le lendemain avec deux idées en tête : aider Madi et enfin occuper ses journées. «  Je lui ai dit que je venais de racheter le bâtiment et qu’on allait monter un bar. Si j’étais venu le voir en lui disant “j’ai pas de papiers, j’ai pas de travail, je suis comme toi, mais viens on monte un bar, je pense pas qu’il m’aurait suivi ».

À côté, Madi se marre : « Si, je l’aurais quand même suivi ! J’avais de toute façon envie de faire quelque chose, ça fait trois ans que je ne peux pas travailler parce que je n’ai pas de papiers et j’avais très envie de faire des trucs, même n’importe quoi  ». Le lendemain, le toit était déjà tout nettoyé, et le bar ouvrait dans la foulée, les aménagements se construisant petit-à-petit pendant tout le mois de septembre. «  C’était une forme de thérapie dont on avait besoin, analyse Ben. C’est très dur de rester inactif, de ne rien faire. On avait envie d’occuper nos journées. En ouvrant ce lieu, on voulait aussi exprimer un rêve, une vision des choses, faire plaisir aux gens qui viennent prendre l’air. »

Pendant mes visites, j’ai eu l’impression que cette volonté fonctionnait. Comme moi la première fois, la plupart des nouveaux arrivants croisés débarquaient émerveillés sur le toit, tous revigorés par cette « découverte ».

Ben parle souvent de «  thérapie » : ce qui l’anime, ce n’est pas la volonté de faire du business, mais de trouver un sens, notamment dans les vies kafkaïennes des personnes en attente de papiers :
«  Comment faire pour s’occuper l’esprit ? L’administration met de toute façon au moins trois ans pour répondre aux demandes d’asile alors en attendant, autant proposer des projets à tous les jeunes qui arrivent. En Afrique, on leur a vendu du rêve sur la France, ils ont pris plein de risques et une fois ici, ils ne peuvent rien faire, juste remplir des dossiers et attendre des réponses. Si on ne fait que les renvoyer, ils ne feront que revenir, s’épuiser dans cette quête d’un bonheur inaccessible. Alors que si on profite de ces années d’attente de papiers pour les former, leur permettre de vivre des choses, si à la fin l’État décide de les renvoyer, ils pourront rentrer chez eux en ayant au moins appris quelque chose.  »

«  Apprendre des choses  ». Ben et Madi ne voient pas leur nouveau lieu comme un bar mais plutôt comme un lieu de « partage et d’échanges ». Et ils aimeraient ne pas s’arrêter là : «  On pourrait faire plein d’activités dans les grandes salles de ce bâtiment, des cours de dessin, de danse, de graff. T’as vu comment c’est immense ? Toutes les associations de Grenoble pourraient venir ici ! C’est ce qu’on aimerait, nous...  »

À entendre les élus et les médias, le futur de ce bâtiment ne pourrait être que dans la restauration ou l’hôtellerie de luxe. Juste à côté, l’ancien bâtiment de géologie, l’Institut Dolomieu, a été racheté en 2016 par le promoteur marseillais Axtis qui veut en faire une «  Babel community  » soit un espace regroupant « 137 unités de logements de qualité pour des séjours allant de 1 à 6 mois, un espace de 90 postes de travail en coworking, des salles de réunion (ouvertes aussi aux entreprises extérieures), un bar-terrasse en guise d’accueil au rez-de-chaussée, ainsi qu’un restaurant panoramique en roof‑top  ». Que c’est original !

Les lieux similaires d’Axtis qui existent dans d’autres villes, par exemple à Marseille, donnent une idée de la clientèle visée, avec un loyer minimum de 590 euros la chambre. Mais attention, par contre c’est du « plug and play  » (clé en main) : un « happiness officer  » pourvoit aux besoins des «  jeunes » et une appli «  permet de régler son loyer, demander des heures de repassage et de ménage à la dernière minute  ».

Un lieu branché pour cadres sup’, c’est bien loin des rêves de Ben et Madi. À les entendre, on dirait qu’ils sont effectivement devenus propriétaires du bâtiment, tellement ils se projettent sans jamais subir leur réalité de « squatteur  » : « Les gens nous disent toujours que c’est pas possible, mais autant essayer quand même. Faut pas avoir peur de l’échec, parce que si t’as essayé, t’as mis toutes tes forces et que t’y es pas arrivé, il n’y a pas de regret à avoir. »

«  L’échec  » a failli advenir début octobre. Un vendredi soir, les flics ont déboulé sur la terrasse, pris le groupe électro, le poste à souder, le stock de boissons et Ben s’est retrouvé en garde-à-vue : « Je suis poursuivi pour “bar clandestin” mais je ne suis pas là parce que je veux être barman, je suis là pour vivre un rêve. Si j’avais voulu être barman, j’aurais pu louer un truc en ville. Moi je m’en fous complètement du bar, ce qui m’importe c’est tout ce qu’on fait autour, c’est de pouvoir offrir cette vue à tout le monde.  »

Cette mésaventure policière n’a pas eu raison de leur motivation, pas plus que deux fait-divers survenus récemment dans le bâtiment : une chute d’un jeune homme fin août, ayant entraîné son « hospitalisation dans un état grave  » et un début d’incendie fin octobre, vite éteint par les pompiers. « À chaque fois on n’était pas dans le bâtiment, et c’est sûr qu’il y a des jeunes qui font n’importe quoi. Nous en tout cas on essaye plutôt de réduire les risques dans ce lieu qui était déjà très fréquenté avant qu’on soit là.  » Dans les grands escaliers, Ben et Madi ont remis des rambardes en bois et ils ont pour projet de mettre des barrières sur les endroits non protégés du toit-terrasse. Mi-octobre, ils ont même déposé une association en préfecture, domiciliée dans le bâtiment, et dénommée comme leur lieu «  Freedom plaza ».

Ce qui leur a mis un coup au moral, ce sont plutôt les vols à répétition dont ils ont été victimes, tant pour du matériel (lumières, disqueuse, divers objets) que pour des boissons ou une partie de la caisse. «  Le pire c’est qu’on connaît les personnes qui nous volent, mais bon qu’est-ce que tu veux faire ? soupire Ben. Il faut laisser les basses choses mourir de leur propre poison. »

Alors à un moment, mi-octobre, avec en plus le froid qui arrivait, Ben et Madi ont pensé arrêter d’ouvrir leur bar, au moins jusqu’au printemps prochain. Mais finalement, l’été indien de la fin octobre les a motivés à continuer, en voyant au jour le jour, en fonction de la météo et de la motivation. De toute façon, Madi n’a pas d’autre choix que d’habiter là et malgré les coups de mou, les deux ont envie de continuer à «  vivre ce rêve », qui quelque part semble si « facile » comme dans la chanson de Michel Berger sur les « princes des villes ». En réécoutant ces paroles, je trouve que ça leur va vraiment bien :

«  Briller comme une étoile filante
C’est l’aventure qui les tente
Et puis cet étrange pouvoir
Qui s’est glissé dans leur regard

Vivre plus vite que les autres
Avoir un pied dans le futur
Vivre les rêves qui sont les nôtres
Et obéir à sa nature
Puisque rien ne dure vraiment...

Les rêves sont faciles
Et leurs nuits de vinyle
Sont collées sur les murs
Mais rien n’est vraiment sûr
Et l’avenir fragile
Pour les princes des villes. 
 »