Accueil > Fevrier-Mars 2020 / N°54
Retour à la Buisserate
Les kiwis font de la résistance
À Saint-Martin-le-Vinoux, dans le quartier de la Buisserate, il y a un grand jardin entre les immeubles et la voie ferrée. Des arbres fruitiers, des cabanons et des potagers lui donnent un air de campagne. Depuis huit ans qu’un promoteur veut y implanter quatre immeubles, ce jardin vit ses dernières heures : du moins, comme on le racontait dans Le Postillon n°49, c’est ce que veut croire la municipalité. Un an après, certains habitants ne sont toujours pas de cet avis.
Que dire de plus sur la Buisserate ? Ça avait l’air foutu. Un jardin de moins, une nouvelle couche de béton sur le monde.
Et puis en novembre dernier, on apprenait qu’un groupe de défenseurs du jardin s’était formé. Leur première apparition publique, ils l’avaient réservée au Daubé. Abusé ! Le journal était venu le samedi 1er novembre, et avait filmé un attelage de jeunes pour le climat, des habitants du quartier et un collectif appelé Avenir des Terres. Foutus jeunes. Ils réclamaient « plus de légumes, moins de bitume » et s’apprêtaient à organiser des pique-niques mensuels dans le jardin. Mais rapidement la mairie a demandé à l’EPFL (Établissement public foncier, lié à la Métro) de fermer le terrain. Les défenseurs du jardin ont alors glissé dans toutes les boîtes aux lettres de la commune un tract appelant à les rejoindre tous les samedis de décembre devant la Poste.
On ne se rend pas compte de ce que ça demande d’amorcer un mouvement. Quand c’est lancé, qu’il y a la force du groupe, c’est attirant. Mais avant ! Penser qu’il y a un espoir infime que la mayonnaise prenne ! « Ils profitent de ce que les gens sont peu mobilisables » dénonce Hélène, une habitante du quartier de la Buisserate. Il y en a d’autres que ça devait faire râler de voir les panneaux de la Cogédim annonçant le chantier, mais elle, en plus de râler, elle a fait des gâteaux.
Tous ces samedis de décembre où les défenseurs des jardins ont fait signer la pétition, il y avait des gâteaux sur la table. Souvent au kiwi, et à côté de litres de jus de cet arbre du jardin de la Buisserate – il donne cet actinidia comme c’est pas croyable. Celui qui touche à cet arbre pour l’abattre, il se rend pas compte de ça.
Et on a vu débarquer des gens qui en avaient marre du béton, venus de toute la commune. Certains avaient des jardins, d’autres pas. Certains restaient pour héler à leur tour les passants, près d’une banderole proclamant que les jardins vivraient.
Hélène était contente de voir que tant de monde avait signé. Pour moins de 6 000 habitants, il y a eu 244 paraphes sur le papier (ça pèse plus lourd qu’un clic sur internet). « Le maire Yannick Ollivier nous dit qu’on se mobilise trop tard. C’est possible, mais c’est maintenant qu’on commence à se rendre compte de la richesse de ces terres. Une fois que c’est bétonné, c’est fini. » La première fois qu’elle est allée voir le maire il s’est moqué : « Vous voulez sauver les p’tites fleurs et les p’tits oiseaux hein ! » Hélène lui a dit « bah oui, on en est là. »
On aurait aimé le rencontrer, le maire, mais il a pas voulu. Il nous a seulement communiqué le courrier envoyé aux habitants qui avaient signé la pétition. Il a des arguments imparables, faut dire qu’il est avocat, on a envie d’être avec lui, il parle des indispensables logements sociaux, de l’indispensable rénovation de l’immeuble voisin, il va laisser des espaces verts et même un verger, juré, avec une association pour s’en occuper.
On va lui répondre quand même, à Yannick Ollivier, même s’il s’en fout. Dans l’immeuble en face, il y a Affif qui habite là depuis 1997. « J’ai choisi cet appartement pour la vue sur les jardins. On pensait sortir de la ville pour avoir un peu de verdure. On est copropriétaires. Depuis la reprise de l’Opac 38, il n’y a plus d’entretien. » Moitié public, moitié privé, l’immeuble a besoin de travaux massifs. Mais « on est toujours dans le flou : est-ce que l’immeuble va être réhabilité ou démoli ? J’ai demandé il y a dix jours à l’Opac le coût de la réhabilitation, ils n’ont pas encore répondu. » À l’oral, des agents de l’Opac 38 auraient proposé aux copropriétaires 3 000 € pour racheter leur garage, et 1 000 € du mètre carré habitable. Occasion à saisir : s’ils refusaient, on les menaçait de baisser à 500 €, raconte Affif. Certains ont vendu finalement pour 1 200 € du mètre carré. Pas lui.
Un garage dans le quartier coûte 17 000 €, et le prix bas du mètre carré est à près de 1 500 €. On peut se demander si vider l’immeuble à vil prix est indispensable à sa rénovation. On peut surtout se demander si le maire est de bonne foi quand il conditionne la rénovation à la construction de nouveaux immeubles sur le jardin voisin. Le collectif préfère se concentrer sur la sauvegarde du jardin : « C’est une stratégie du maire de rassembler les deux questions, ça entretient le flou » regrette Maude, membre d’Avenir des Terres.
Hélène n’a pas de jardin. « La prolongation du tram impliquait une densification de tout le secteur, mais Saint-Martin-le-Vinoux a eu son quota de béton. On peut pas reprocher aux jeunes de démonter les bornes incendie pour se rafraîchir et ne leur laisser aucun espace non bétonné. Surtout avec les problèmes de chaleur qu’on a maintenant. C’est un quartier sous tension, ça ferait du bien d’avoir des lieux d’apaisement, de rencontre entre les habitants. »
Affif non plus n’a pas de potager. Mais « au jardin, on se voit, on se parle même si on n’a pas un bout de terrain. Moi, j’ouvre ma fenêtre le matin et je vois de la verdure. Ça va devenir un cauchemar. Mais quel avenir on laisse aux prochaines générations ? Il faut protéger la nature. Raphaël, ils veulent lui prendre son jardin, il vient tous les jours ici. »
Raphaël a 96 ans. Pour passer le temps ce jour-là il taillait les actinidias, dont les derniers kiwis restaient abandonnés aux corneilles. C’était mi-janvier sous le soleil, on en a glané quelques-uns. Il venait d’élaguer à la scie un gros cerisier, parce que ses branches touchaient le mur de la maison qui occupe une partie du terrain, promise à la démolition. Des branches grosses comme le bras, bien rangées sur le sol. Il avait déjà démonté le toit de sa cabane, en prévision du début du chantier. Il semblait croire que tout était foutu mais ces mots lui échappaient : « Je suis embêté, si le jardin reste, il va falloir que je retrouve des tôles. » Comment, si le jardin reste ? Il a dit « on sait jamais : un miracle ! » avec son bon grand sourire, et ses yeux riaient carrément.
Et maintenant ? Les opposants ont déposé un recours gracieux le 22 novembre. Le 20 janvier la mairie l’a rejeté. Pour l’instant, fini les pique-niques, mais la mairie fout la paix à Raphaël qui a eu le droit de garder la clé. Lui, il reste en dehors de tout ça : « Il aurait fallu s’opposer dés le début à ce projet. C’est pas à moi ce terrain, je le reconnais mais mine de rien je l’entretiens. Je dois pas faire de la tension nerveuse alors je veux m’occuper de rien. » Tu parles. Tous les jours où il pleut pas il est là avec sa bêche et son sécateur ou à grimper dans les arbres. Les autres défenseurs du jardin ne peuvent pas y entrer mais ils ont obtenu le soutien de France Nature Environnement et des Amis de la Terre. Les élections ne changeront peut-être pas grand-chose – au mieux, l’ampleur du projet sera revue à la baisse si les rouge-verts passent à la mairie. Mais ça ne suffira pas à sauver les arbres fruitiers. Alors il reste l’espoir que des habitants chauffés par le printemps naissant rejoignent en masse le collectif : et l’arbre ne tombera pas, et on remettra des tôles sur le toit de la cabane.