Les ingénieurs ne soignent pas les rages de dents
Le Postillon poursuit son nouveau feuilleton participatif : des récits de situations ubuesques ou kafkaïennes vécues à cause du progrès qui ne s’arrête pas. Actes basiques impossibles faute d’avoir un téléphone portable, impossibilité de rentrer dans un lieu faute de smartphone, ou toutes situations connectées vécues virant à l’absurde. Pour les prochains épisodes, on compte sur vos témoignages !
Pour cet épisode, il s’agit d’un « Kafka connecté » un peu spécial, vu qu’il ne s’agit pas d’une situation absurde vécue par interface ou machine interposée, mais d’une situation douloureuse due au désert médical qui avance en même temps que le progrès qu’on n’arrête pas. Julien nous raconte dans le texte ci-dessous la rage dentaire d’un copain à lui surnommé Bertrand Scendant et les galères infinies pour avoir un rendez-vous d’urgence dans la métropole grenobloise pourtant « terre d’innovations ». Si ce genre d’anecdotes se multiplie ces dernières années, que font les autorités pour résoudre ces situations de détresse ? Des formations massives de dentistes, d’infirmiers ou de médecins ? La priorité sur un service public de qualité, avec des soignants de base traités convenablement ?
Malgré la chute infinie du système de santé, ça n’a toujours pas l’air d’être la priorité. Il y en a d’autres a priori beaucoup plus urgentes. Le Progrès (15/03/2023) nous informe : « Auvergne Rhône-Alpes veut devenir la région des ingénieurs et des techniciens. » On croyait qu’elle l’était déjà, mais a priori non, ou en tout cas pas assez : « Pour faire face au manque cruel d’ingénieurs et de techniciens dans le secteur industriel, la Région va mettre la main à la poche. 140 millions d’euros vont être investis d’ici à 2028 pour augmenter le nombre de diplômés, les encourager à s’établir sur le territoire et attirer de nouveaux talents. »
Je ne sais pas si ça vous est déjà arrivé, dans votre vie quotidienne. De vous dire « ah merde, là il manque un ingénieur ». Nous, on a l’impression d’être déjà complètement cernés. Il y en a des sympas, hein, c’est pas le problème. Mais qui en a besoin, à part des patrons voulant développer des business inutiles ou nuisibles ? Les 140 millions d’euros de la Région ne devraient-ils pas plutôt servir pour faire fonctionner des services d’urgences dentaires (et médicales) efficaces ? Quand des gens meurent à l’hôpital sur des brancards dans des couloirs, est-ce bien de plus d’ingénieurs dont on a besoin ?
« Aujourd’hui à Grenoble si on a le malheur d’avoir une rage de dents, et pas de dentiste attitré, comment fait-on dans la dixième agglomération du sixième pays le plus riche du monde ?
Expérience vécue : le copain Bertrand a vachement mal. Bon ok, il aurait dû s’en occuper avant, il a un peu laissé traîner. Mais là il douille sévère. Y a-t-il un dentiste de garde ? Rien ne l’indique sur internet. On appelle le 15, qui nous répond que bien entendu il y a un dentiste de garde… mais seulement le dimanche matin entre 9h et 12h. Super ! Faut juste éviter que ça s’enflamme un lundi, quoi.
On nous indique gentiment qu’on peut monter à Lyon où il y a un service d’urgences tous les jours. Merveilleux. Sûrement qu’avec seulement 450 000 habitants, la métropole grenobloise n’estime pas important d’équiper un de ses hopitaux. Sinon ? Aller à SOS Médecins, qui peut filer quelques cachetons en attendant. Reste la vieille pince rouillée, mais là on va attendre... Le copain revient de SOS Médecins avec de l’opium. Ça le shoote pendant deux heures et après... ça relance. On attend donc dimanche matin.
Faut appeler tôt le 15, pour qu’ils te filent l’adresse du dentiste de garde. On fait ça à 7h40. Problème : le copain dit la vérité, à savoir qu’il a des cachetons d’opium et un rendez-vous chez un dentiste dans deux mois. Donc la dame dit qu’il n’y a pas urgence, circulez. Rappel : « Dites madame, vous croyez qu’il va manger des pilules d’opium pendant deux mois ? Et c’est quoi une urgence au juste ? La septicémie ? » Réponse : « On vous a déjà régulé et vous avez de la chance d’avoir un rendez-vous. » En fait, vu le manque d’effectifs, le dentiste du 15 est là pour filtrer, alors il « régule », à la tronçonneuse. La concurrence dans la souffrance est rude.
Il faut donc ruser pour passer le sas de filtrage. Nouvel appel, avec un autre numéro de téléphone, un autre nom, une autre histoire. Cette fois le copain invente une fable : il est SDF, a très très mal, pas de médecin traitant, pas de médoc et bien sûr pas de rendez-vous dans deux mois.
Bingo ! On obtient le graal, un rendez-vous à midi au centre de Grenoble. Là, on lui met un genre de ciment, et la douleur semble se calmer. Le dentiste confirme : ce n’était pas du flan, il fallait traiter, car l’infection pouvait virer méchante. Au passage, pour lui l’opium n’est pas du tout recommandé…
Restait à attendre le rendez-vous, celui qui faisait dire à la standardiste « vous avez bien de la chance ». Une sacrée chance, en effet… Arrivé dans le cabinet du docteur Martin à Saint-Martin-d’Hères, Bertrand donne sa carte vitale à la secrétaire qui la bipe en lui disant « Vous avez la CMU. Est-ce que vous travaillez ? » Le pote répond naïvement « non » sans prendre garde à la question piège. Dans la salle d’attente, le pote entend la conversation entre le dentiste et la secrétaire :
« — La secrétaire : c’en est encore un, c’est le docteur X qui nous les envoie toujours.
— Le dentiste : appelez le docteur X et dites-lui de ne plus me les envoyer au-dessus de 25 ans. »
Vous avez compris ce qui se trame ? Le pote est pauvre et ne pourra pas payer des super-implants à 3 000 euros, du coup ce n’est pas un bon client.
L’entretien arrive. Le dentiste est vraiment désagréable et prétend qu’il ne peut rien faire pour lui.
Le pote : « ça fait quatre mois que j’attends ce rendez-vous, j’ai une dent nécrosée, faut faire quelque chose. » Le dentiste prend des prétextes alambiqués pour expliquer en quoi techniquement il n’est pas compétent et abrège l’entretien.
Résultat des courses : deux jours plus tard, le copain s’est tapé une inflammation bien méchante. Antibiotiques, antidouleurs, et dizaine de coups de fil pour enfin tomber sur une dentiste voironnaise qui semble ne pas être affectée par le mépris de classe…. »