Ça faisait des semaines que Caroline (pseudo) nous relançait sur la boîte mail de STopMicro pour réaliser une interview sur la politique environnementale de STMicro et Soitec. C’est important pour son dossier de master, « cette interview est vraiment vraiment cruciale, je vous en prie ! » Personne n’a le temps ou la motivation, allez j’y vais.
Le rendez-vous est à 14h chez elle. J’arrive, je toque, j’appelle. Rien. Et puis elle me rappelle, elle s’était endormie. Pas le temps d’atterrir qu’elle évoque sa narcolepsie et sa rage contre l’industrie pharmaceutique qui, par l’intermédiaire d’un médecin qu’elle ne tient pas plus dans son cœur, lui a filé de la codéine à 14 ans au lieu d’un corset. Ça aurait tout réglé. Sauf qu’elle devient addict et les douleurs sont là, ça fusille sa thyroïde. Déprime oblige elle multiplie ses doses par six, fait plusieurs overdoses qui déclenchent des crises d’épilepsie dont une qui durera plus de vingt minutes et aurait pu la tuer, son cœur déconne et passe à 180 pulsations minute parfois, tout ça sur fond d’ultra-violence familiale et de galère scolaire. Elle balance ça à une vitesse supersonique, son cerveau ne s’arrête jamais – « attends j’dois prendre ma morphine, bizarrement c’est ce qui produit le moins d’effets secondaires, si j’me pose je m’endors, viens on va dans l’autre pièce j’ai du matos pro pour faire l’enregistrement, tu veux boire quelque chose, j’ai une bière, de l’eau, du sirop ? »
Pour moi qui viens parler de lutte contre le numérique, l’entrée dans la pièce en question est un choc : trois écrans plats, deux tours avec en façade des anneaux de lumière, des pavés numériques à LED dont je ne comprends même pas l’usage… L’antre de deux gamers, Caroline et son copain. À ce moment de l’histoire, je projette beaucoup. J’ai l’image de la gamine paumée, incohérente, happée par la mégamachine, l’interview ne donnera rien, j’aurais pas dû venir, il est déjà 14h30 on n’a même pas commencé… Elle lance un logiciel d’enregistrement et de streaming, en évitant de cliquer sur « stream » pour que ses followers n’entendent pas notre conversation en live – « J’suis une grande fan de figurines fantastiques on me fait des donations en ligne pour ça sur Twitch, ma mère n’est pas très contente mais moi je gagne un peu d’argent comme ça. » Toujours sans transition ça commence : « Merci d’être venu pour l’interview, que pensez-vous de la stratégie RSE [Responsabilité sociétale des entreprises] de Soitec ? » Euh…
Finalement, cet angle « interne » aux boîtes m’inspire : c’est quoi leur stratégie, leur discours, qu’est-ce que j’en pense ? Je balance la sauce, en commençant par leurs impacts locaux, de l’accaparement de la flotte aux rejets gracieusement autorisés par les autorités sans argument scientifique, pour très vite aller plus loin : ladite « responsabilité » des entreprises, elle est ailleurs, en amont. C’est leur participation à l’intensification du colonialisme minier et des guerres de ressources, en aval leur complicité à la destruction des enfants et des relations sociales par l’accumulation d’écrans, à la mise à terre de la démocratie, à la production d’armes de guerre, à l’anéantissement biologique global, au techno-suicide mondialisé. À mesure que je déroule tout ça, je remarque que Caroline correspond de moins en moins à ma projection, elle est lucide sur ce que je raconte. Si certains éléments la choquent sincèrement ils ne la surprennent pas. Elle coupe régulièrement l’enregistrement pour me dire des trucs en off : ces réseaux sociaux qu’elle utilise mais qu’elle déteste, la rupture du lien social quand on n’a pas les codes ou les éléments de langage parce qu’on n’a pas suivi la « story » que tout le monde connaît, ce refuge paradoxal des écrans parce qu’ils donnent un cadre, une régularité.
L’interview dure une grosse heure, mais la rencontre ne s’arrête pas là. De retour dans le salon, elle m’explique qu’elle est en master en alternance, qu’elle taffe dans la RSE d’une des grosses boîtes dégueu du coin, dégueu au point de se faire passer pour l’une des plus vertueuses d’Europe. Et sur ce sujet, elle est aux premières loges ! Loges d’où elle assiste au truandage du rachat des quotas carbone des petites entreprises par ces mastodontes, à raison de 6 000€ la tonne de CO2 (des cacahuètes pour ces boîtes) et d’où on lui demande de monter des vidéos vomitives de promotion écologique du site où l’on passe de la ruche à la mare à l’unique cabane à oiseaux, en prenant bien soin de sortir du champ de la caméra tout ce qui est crado (une gageure !). Elle me montre plusieurs exemples de tout ça, des slides, des vidéos, en pianotant sur son ordi à une vitesse époustouflante… l’ordinateur ne va pas assez vite, ça l’agace, elle passe sur sa tablette pour aller chercher une autre info puis allume la télé (on en est au cinquième écran utilisé) pour me parler d’une vidéo Netflix qui l’a bien secouée sur la manipulation intentionnelle des esprits par les ingénieurs des réseaux sociaux (Derrière nos écrans de fumée) et dont elle me montre la bande annonce… avant de revenir aux slides qui enfin s’affichent… Telle une trapéziste, elle s’envole, digresse totalement, sa pensée arborescente s’enfonce loin sur une branche, puis elle se raccroche au point de départ, sans presque jamais perdre l’équilibre.
Vu que la boîte dans laquelle elle taffe est énorme, l’équipe RSE l’est tout autant, avec une hiérarchie à trois niveaux : une boîte dans la boîte dédiée à du greenwashing intensif. En débarquant là-dedans avec ses multiples troubles, c’est tout bénèf pour l’entreprise qui gagne plein de points handicap et inclusivité. Ça embellit la façade. Mais à l’intérieur, c’est pas la même : Caroline subit des avalanches de remarques validistes du fait notamment qu’elle « dort au travail ». Elle n’en veut pas vraiment aux gens, elle me relate simplement les faits, en précisant tout de même combien ces comportements et ces mensonges la dégoûtent. Son empathie et sa sincérité exacerbées, expliquées par un polydiagnostic de TDA, HPI, HPE et quelques traits autistiques, buguent devant le spectacle pathétique de son quotidien professionnel. « Comment tu fais toi pour pas sombrer ? T’as pas envie des fois de juste te laisser aspirer, ne plus penser à tout ça ? » C’est à ce moment-là qu’elle évoque cet épisode où elle a acheté sur le dark web des substances létales venues de Suisse et comment un miracle ne lui a pas permis de récupérer le colis. C’est à ce moment-là aussi qu’elle me parle de gens qu’elle connaît qui dealent dans le sud de Grenoble et qui haïssent Piolle, des sans-abri avec qui elle passe des heures à papoter, à qui elle achète des trucs à manger alors qu’elle n’a elle-même pas un rond, du fait que précisément n’ayant pas un rond (parce que son taf la paye peu et qu’elle claque une partie de sa thune dans des figurines, qu’elle revend à l’occasion pour refaire du cash) elle ne mange plus le midi depuis un certain temps.
Alors ouais, dans ce monde qui la rejette et la dégoûte, qui est trop lent pour son cerveau qui carbure tant qu’il l’épuise, le numérique est un refuge. Le rythme de la machine est bien calé au sien, son multi-fenêtrage lui permet de traiter les quinze choses en parallèle que son cerveau réclame. Dès qu’elle sort littéralement de l’écran, elle a une clarté saisissante sur le monde qui l’entoure, elle percute ultra-vite les infos nouvelles, mais ça la mine trop, c’est insoluble. Alors elle resserre ses deux bras autour de sa tablette.
Alors on papote de l’enthousiasme qui est le mien d’avoir ces temps privilégiés, celui-ci y compris, à refaire le monde dans mes groupes autogérés et militants. Tout ça évidemment avec cette gêne terrible de parler de joie et d’espérance du haut de mon piédestal d’homme blanc salarié en bonne santé physique et psychologique, indécemment payé. « Merci d’être venu j’ai beaucoup aimé notre échange. J’espère qu’on se reverra bientôt. » Fin de l’interview, il est 18h.


