Accueil > ÉTÉ 2022 / N°65

Les dégats généraux de la transition

« Transition, piège à cons » : c’était le titre du numéro 40 du Postillon. Cinq années ont passé et ce concept flou est toujours omniprésent dans toutes sortes de discours, des militants « du climat » aux ministres et start-uppers. Depuis quelque temps, il envahit aussi les discours sur le futur des territoires montagnards, porté aussi bien par les écolos de Mountain Wilderness que par les businessmen du salon Mountain Planet, qui s’est déroulé à Grenoble fin avril. Sept mois après les « états généraux de la transition du tourisme en montagne » premier point d’étape.

C’est une grande fierté pour Mountain Wilderness, l’association de protection de la montagne : avoir organisé les premiers États généraux de la transition du tourisme en montagne. Ayant eu lieu les 23 et 24 septembre, leur ambition était de réunir autour d’une table «  l’ensemble des acteurs de l’écosystème montagnard  », patrons des stations de ski comme militants écolos.

Une réunion de la carpe et du lapin qui a contrarié plusieurs « acteurs de l’écosystème  ». Yannick Vallençant est très remonté contre le déroulement de l’évènement : « Le communiqué final, c’est du greenwashing pur et simple  » martèle le patron du Sim (syndicat indépendant de la montagne), structure récente tentant de proposer une alternative à l’hégémonie des grands syndicats corporatistes montagnards, dont les « pulls rouges » profs de ski sont l’emblème. S’il salue «  le travail des organisateurs et l’énergie déployée pour faire vivre cet événement, dont l’esprit initial semble pertinent et porteur d’espoir », il fustige le résultat, «  catalogue de bonnes intentions non contraignantes pour le monde des affaires montagnardes. Cet espace de dialogue s’est révélé de fait largement fermé à tout véritable contradicteur du lobby du ski et des remontées mécaniques. » Selon lui, le Sim, d’autres petits syndicats (comme l’Unam – union nationale des accompagnateurs de montagne) ou certaines «  associations locales de défense de l’environnement particulièrement actives contre certains projets liés aux domaines skiables » ont été «  interdits de séjour  » à cause du lobby des stations et des pulls rouges.

Une accusation rejetée en bloc par Frédi Meignan, personnalité de Mountain Wilderness connu pour ses nombreuses interventions médiatiques. Ancien président de l’association de protection de la montagne, il en est aujourd’hui le porte-parole : « Ce n’est pas vrai que le Sim n’était pas invité, il devait même être référent d’un atelier à Chambéry. Mais lors du lancement de l’évènement à Métabief, il y avait des représentants divers mais pas le Sim. Alors Yannick Vallençant a considéré qu’il était exclu. » Et de fustiger un « comportement de confrontation et de guerre de tranchée ».

Lassé par cette « guéguerre », Frédi Meignan préfère parler du «  fond  ». «  La question centrale, c’est comment fait-on pour changer le modèle actuel, cette conception de la vie en montagne basée sur l’expansion des stations de ski ? » Pour lui, depuis quelque temps et surtout depuis le Covid et la fermeture des stations, des «  acteurs de la montagne aménagée » commencent à «  se poser des questions fondamentales ». « Pour changer, il y a besoin de confronter la diversité des points de vue. Le bloc contre bloc ça ne peut plus marcher, c’est plus complexe.  » Lui défend l’idée de pouvoir dénoncer et s’opposer frontalement à certains projets et en même temps « coconstruire » le futur des montagnes avec les porteurs de ces projets. « Si on ne fait que dénoncer, ça ne changera rien. Comment arriver à se donner envie collectivement de faire autrement ? » Et de citer l’exemple de la Grave : « Dans cette station, un projet de troisième tronçon de téléphérique sur le glacier apporte de grandes tensions dans le village. L’enjeu n’est pas juste de bloquer le troisième tronçon, mais de se demander qu’est-ce qu’on fait ensemble ? Avec les états généraux, les deux camps ont pu se parler.  »

« Se parler  », tel semble être le but de Frédi Meignan, ancien gardien de refuge du Promontoire connu pour ses bavardages et son blog quotidiennement actualisé. Au risque de devenir une sorte de Yann Arthus-Bertrand/Nicolas Hulot des montagnes, figure « écolo » cautionnant les pires pollueurs ?

S’il reconnaît le risque que les « lobbys de l’aménagement  » se servent des états généraux pour se « donner une image respectable », il défend la nécessité de dialoguer avec ces mêmes lobbys : «  Il faut rendre obsolète l’ancienne politique, dont les lobbys sont forts parce qu’il n’y a pas d’autre vision. Le jour où une autre envie s’exprimera, les canons à neige et passerelles himalayennes paraîtront obsolètes. L’état d’esprit des états généraux, c’était de chercher dans cette direction-là. »

Alors après avoir « cherché », quel est le résultat ? Sept mois plus tard avait lieu une « restitution des états généraux – focus sur l’Isère  ». Si Frédi Meignan était bien présent pour introduire l’évènement, celui-ci était cette fois organisé par le Département de l’Isère et son agence Isère attractivité. Le cadre de cette rencontre ayant réuni une soixantaine d’ « acteurs de l’écosystème » n’avait rien de très verdoyant : c’était une des salles d’Alpexpo, le centre de congrès grenoblois qui a accueilli du 26 au 28 avril 2022 la 24ème édition de Mountain Planet, le « plus grand rassemblement international des professionnels du monde de la montagne  », à 150 euros l’entrée pour le visiteur lambda.

Un salon lui aussi placé sous le signe de la «  transition  », en plus d’être estampillé Grenoble capitale verte (!). Montagne Leaders, le magazine partenaire du salon, titre  : « Réussir la transition  ». Jérôme Riff, le directeur général d’Alpexpo, s’exclame dans l’édito de «  l’Innovation book », la revue du salon : «  La montagne vit une époque de transition formidable ! »

Bref, dans les mots au moins, le salon des aménageurs a l’air d’être très raccord avec les ambitions de Mountain Wilderness. Le problème, c’est que concrètement, la visite du salon ne propose pas grand-chose d’écolo. S’il y a bien un ou deux stands de toilettes sèches ou de chalets en bois, les 99 % du salon semblent bien plus œuvrer à la dévastation qu’à la sauvegarde de la montagne. Avant de s’appeler Mountain Planet, cet évènement répondait au nom de salon d’aménagement de la montagne et c’est effectivement plus clair : la montagne on ne gagne pas d’argent dessus en « l’aménageant  » avec des sentiers botaniques et des cabanes libres.

Alors, comme lors de notre précédente visite à ce salon il y a dix ans (voir Le Postillon n°16), les allées sont avant tout remplies de businessmen du saccage de la montagne : marchands de canons (à neige), planteurs de pylônes pour le transport par câble, vendeurs de dameuses, pelles-araignées, grosses machines à chenilles, drones, etc.

Rien de nouveau sous le soleil d’altitude. Alors quelle transition ? Par rapport à il y a dix ans, c’est vrai qu’un secteur tient de plus en plus de place : toutes les boîtes vendant des nouvelles technologies intelligentes appliquées à la montagne. «  Le digital explose » s’émerveille Jérôme Rif. Sont ainsi présentés tout un tas d’applis ou gadgets promettant une « digitalisation de l’offre globale  », des « concepts de gestion globale  », des « solutions de gestion de l’expérience touristique », des data analytics, e-services, ticketing et autres joyeusetés connectées permettant d’optimiser le contrôle. Un stand vend « une nouvelle vision de la montagne grâce à la réalité augmentée ». Dans l’Innovation Book, Mathieu Poissard, directeur marketing de Néovision, une société grenobloise d’intelligence artificielle, s’émerveille : «  Aujourd’hui les clients des stations laissent énormément d’informations sur internet. Avec l’extraction et l’analyse sémantique des contenus, on a tout ce qu’il faut pour les connaître.  » Le même magazine va même jusqu’à affirmer : « Sans digitalisation, point de transition !  »

Cette «  direction-là  », tout digitaliser, contrôler, gérer grâce aux technologies intelligentes, est-elle celle voulue par les organisateurs « écolos » des états généraux ? A priori, non. Alors où sont les autres «  directions  » ? Si les allées du salon sont remplies de businessmen de la dévastation de la montagne, la restitution des états généraux a-t-elle apporté d’autres « envies » pour la montagne de demain ?

Ce mercredi 27 avril, c’est donc l’agence Isère attractivité qui était aux manettes des trois heures de rencontre. Une agence qui a pour but, comme son nom l’indique, de faire venir un maximum de personnes dans les montagnes – et non pas, par exemple, de chercher à avoir une vie moins dépendante du tourisme dans les territoires d’altitude, redirigée vers des activités agricoles ou artisanales. La première diapo du Powerpoint insiste : «  Dans les grands enseignements des états généraux, l’enjeu principal c’est de maintenir l’attractivité des territoires de montagne.  »

Les travaux présentés visent donc à contourner les obstacles à cette attractivité. Entre autres sujets ont été notamment évoqués celui de la surfréquentation de certains sites : « Pourquoi ne pas instaurer des quotas d’accès à certains sites ?  » s’est interrogé une dame d’Isère attractivité. Comme dans les Calanques (ou un contrôle par QR-code est installé pour accéder à certains endroits), il faut donc à la fois « développer l’attractivité » et gérer ses nuisances, et ça tombe bien parce que tous les start-uppers du contrôle électronique présents au Mountain Planet ont sûrement plein de « solutions de gestion  » à proposer.

Autre sujet épineux : la question des déplacements, avec la présentation de l’expérimentation, pour l’instant très confidentielle, de l’autopartage sur le Vercors. Car l’envahissement du Vercors par les bagnoles est un problème d’écologie mais surtout d’attractivité, comme l’a rappelé la dame de la communauté de communes du Vercors : « À Méaudre, des habitants ont compté 6 500 véhicules par jour traversant le cœur du village ! Cette intense circulation embête les habitants et ça finit par embêter les touristes...  » D’où l’urgence de développer les transports collectifs, pour que les touristes soient moins « embêtés ».

Les problèmes de circulation, c’est aussi ce qui chagrine Éric Bouchet, directeur de l’office du tourisme des Deux-Alpes. «  L’attractivité » des stations de l’Alpe d’Huez et des Deux-Alpes saturant régulièrement la route de Livet-et-Gavet et de Vizille, ces bouchons réguliers font du mal à la réputation touristique, d’où l’urgence de trouver des solutions (la remise en route du train jusqu’à Bourg d’Oisans a été évoquée). Une fois au Bourg, les futurs «  ascenseurs valléens  » (transport par câble entre le fond de vallée et les stations) devraient permettre de déverser de manière «  propre  » les troupeaux de touristes dans des «  parcours clients  ».

L’autre problème à relever, pour «  maintenir l’attractivité », c’est la question du logement, les succès des stations entraînant un « cercle vicieux  », selon Éric Bouchet : « La meilleure attractivité entraîne une hausse des prix de l’immobilier et donc les locaux ne peuvent plus se loger et doivent descendre en fond de vallée. (…) C’est déjà cher mais bientôt les prix de l’immobilier vont exploser en station. Dans trois ans, les prix aux Deux-Alpes seront inaccessibles !  » Les pontes de la station sont en train de rechercher un « optimum de fréquentation touristique  » et se sont rendu compte que « les gains potentiels sont dans les périodes creuses  », le fameux «  tourisme quatre saisons ». Or si les « locaux  » vivent dans les fonds de vallées, ils ne voudront pas remonter bosser dans les « périodes creuses ». D’où l’urgence de réussir à les loger sur place. Alors la station réfléchit à une foncière immobilière publique, non pas pour lutter contre la spéculation, mais pour « réserver » des logements à la main d’œuvre nécessaire pour faire tourner la station. D’où la formule éclairante d’Éric Bouchet : « Avant on voulait faire venir des touristes pour maintenir des habitants, maintenant on veut maintenir des habitants pour que les touristes puissent venir toute l’année.  » Malgré ce paradoxe représentatif du non-sens de la fuite en avant touristique, le patron de l’office du tourisme écarte tout changement de direction : « Il faut souligner le succès du modèle de nos stations qui ont transformé les territoires les plus pauvres du pays en des grands créateurs de richesses. (…) Faites confiance aux montagnards ! Ils ont fait un truc de dingue en 60 ans d’un point de vue économique, social environnemental.  »

Loin des prétentions écolos de changement de modèle, Éric Bouchet a le mérite de parler «  vrai  » et de dire tout haut ce que les responsables des stations pensent tout bas : hors de question de remettre en cause le « modèle  », la seule transition possible, c’est celle qui leur permettra de faire toujours plus d’argent. Aucune trace des « questions fondamentales » que se poseraient « des acteurs de la montagne aménagée », selon Frédi Meignan.

Ainsi, la « pause » forcée due au Covid a été transformée en « opportunité » pour continuer la fuite en avant. Avec les sept milliards d’euros touchés grâce aux aides de l’État, les stations n’ont pas revalorisé leurs bas salaires ou aidé les travailleurs saisonniers laissés sur le carreau par les mesures d’indemnisation. Elles ont plutôt relancé des investissements lourds, les Deux-Alpes engageant notamment « 290 millions d’euros d’investissements » pour la « modernisation des remontées mécaniques » ou de « nouvelles activités toutes saisons » (skieur.com, 5/02/2021). L’objectif c’est toujours d’attirer de riches clients venant de toujours plus loin : « Notre ambition est d’être un espace montagne unique au monde (...). Notre concurrence n’est pas en Savoie. C’est Whistler (Canada) ou Verbier (Suisse) » explique Fabrice Boutet, le directeur de la Sata, société d’exploitation des remontées mécaniques des Deux-Alpes ou de l’Alpe d’Huez, dans Le Daubé (21/01/2022).

Bref, malgré les belles paroles de Frédi Meignan, difficile de croire que Mountain Wilderness, en portant les états généraux, n’ait pas avant tout servi, comme l’exprime Yannick Vallençant « de caution à des gens qui ne font que pourrir la montagnes. »

Le seul résultat tangible à mettre au crédit de ce rendez-vous semble être la légion d’honneur obtenue par Frédi Meignan au début de l’année 2022. La cérémonie de remise de la distinction national par Joël Giraud, secrétaire d’État à la Ruralité, a encore été l’occasion d’un long discours du porte-parole de Mountain Wilderness, affirmant notamment que les états généraux « ont marqué une avancée, j’espère, historique  ».

Toujours à peu près au même moment sortait le livre Ski de rando – Des premières traces à l’autonomie – Tome 1. À l’intérieur, le journaliste du Monde Diplomatique Philippe Descamps s’indigne de la « déclaration creuse » des états généraux légitimant « la poursuite de la ruée vers l’or blanc  » et la « fuite en avant » des stations en oubliant «  la seule question qui mérite d’être posée aujourd’hui : peut-on changer de modèle avec ceux qui l’ont construit et en profitent abondamment ? »

Une question pertinente, complétée par les considérations du chercheur Mikaël Chambru dans Alpine mag (18/02/2022) : « Les territoires de montagne font face à une double injonction : d’un côté, une injonction à la transition et de l’autre côté, une injonction au consensus. Autrement dit, la transition est inévitable et elle se doit de mettre tout le monde d’accord. Or, cette injonction au consensus qui est souvent justifiée idéologiquement au nom d’un rationalisme libéral, contribue à dépolitiser les enjeux posés par les transitions territoriales en montagne. Car c’est lorsque des conflits émergent que ces enjeux surgissent. » Pour véritablement réfléchir au futur des montagnes, il faudrait d’abord que cette analyse fasse consensus...