Accueil > ÉTÉ 2022 / N°65

Préservation, tourisme, pastoralisme : faut-il tout cloisonner ?

Les bastons du berger

Un héros. C’est ce qu’on s’est dit cet automne quand on a vu les multiples articles de presse titrant : « Un berger détruit un drone ». Lui a été moins euphorique en subissant la tempête médiatique nationale déclenchée par son interview initiale accordée à France Bleu Isère, racontant une de ses mésaventures vécues l’été dernier.
Alors qu’il attend son procès pour cette destruction, Félix aimerait surtout parler d’autre chose que de cette histoire – certes cocasse et symptomatique – mais anecdotique. Si son troupeau a été «  attaqué  » par un drone, c’est surtout à cause des différents conflits d’usage qui s’intensifient dans les terres d’altitude. Surpâturage, protection des espèces, chiens de protection, invasion des touristes, partage de la montagne : c’est parti pour une grande balade dans les alpages.

Alors qu’est-ce que c’est cette histoire d’ « attaque » de drone ?

À partir de fin juillet, l’été dernier, je gardais un troupeau en alpage à Villard-Reculas. Cet alpage fait partie du domaine de l’Alpe d’Huez et attire beaucoup de touristes. Un jour que mes brebis étaient en pleine chôme [NDR : pendant les heures chaudes de la journée, les brebis sont à l’arrêt et ruminent] dans le seul endroit à peu près caché des touristes, je me suis fait « attaquer  » par un drone . C’est-à-dire que le pilote de drone a volontairement frôlé mon troupeau avec son engin, afin de l’effrayer et de faire bouger les brebis. Le troupeau terrorisé a plongé dans la panique. Le drone est revenu à quatre reprises en rase-motte pour les pousser dans la pente. C’en était trop pour moi, j’ai retrouvé le drone avec son pilote et j’ai détruit le jouet avec son casque 3D. Ça m’a valu une plainte à la gendarmerie qui a pris mes empreintes, mon ADN, des photos face et profil et des poursuites judiciaires...

C’était vraiment surfréquenté cet alpage ?

Vraiment, vraiment. Depuis trois ans, la station de Villard-Reculas a commencé à ouvrir partiellement un télésiège en été. Cette année il a tourné tous les jours de la saison, de même que le télécabine tout proche de l’Alpe d’Huez. Le télésiège déverse 250 à 300 personnes par jour, le télécabine doit facilement dépasser le millier. Ça fait quatre ans que je suis berger et j’ai vu passer dans mes alpages un paquet de randonneurs. J’ai l’impression de n’avoir rencontré que cette année mes premiers « touristes ». Le touriste « made in Alpe d’Huez » est un être étrange qui vient en montagne sans l’aimer ni la respecter. Il a horreur de l’activité physique mais paradoxalement aime le sport, il veut être en haut de tous les sommets mais il ne les gravirait pour rien au monde, il admire le calme des grands espaces mais rien ne lui fait plus peur que l’ennui… Ici tout est prévu pour lui : vélos et trottinettes électriques pour se promener sans fatigue, remontées mécaniques pour chaque crête avec même une vache en plastique grandeur nature pour les selfies. Enfin, un Club Med’ avec un programme et des animations pour chaque heure du séjour, jusqu’à la patinoire à ciel ouvert sous la cagne de l’été. TOUT est prévu, programmé, minuté, dimensionné pour le tourisme de masse à l’Alpe d’Huez. Chaque imprévu est un obstacle à l’expérience du consommateur. Un troupeau de brebis n’est pas un obstacle en soi...sauf s’il refuse de se plier aux exigences du client.

Mais il n’y a même pas de panneau pour expliquer aux touristes qu’il ne faut pas déranger les brebis ?

Sur les 350 hectares de l’alpage, j’ai trouvé trois panneaux de sensibilisation au pastoralisme contre une douzaine pour le tétrass lyre qui a pourtant disparu d’ici depuis de nombreuses années. Les panneaux sur le pastoralisme ne se trouvent que côté Villard-Reculas et essentiellement sur les sentiers de randonnée. Or les quelques randonneurs qui montent à pied sont souvent les plus sensibilisés, le problème vient de la masse qui arrive par les remontées mécaniques.
J’ai écrit un texte avec une photo que j’ai diffusé aux offices du tourisme et aux deux stations de ski qui l’ont accroché sur leur panneau d’information. Malheureusement ces panneaux ne sont pas lus, certains employés continuent même de conseiller aux touristes de monter sans laisse pour leur chien.
C’est donc un combat quotidien, de demander aux VTTistes de ne pas hurler quand ils traversent le troupeau (« c’était plus fort que moi, l’adrénaline vous comprenez ! » m’a expliqué l’un d’eux), aux trottinettes de ne pas faire de slaloms entre les brebis, aux parents de tenir leurs enfants, aux amoureux des bêtes de ne pas attraper les brebis (eh oui, même pour les caresser…), et au monde de cesser de me filmer/prendre en photo/appeler comme on appelle un animal à travers les grilles d’un zoo. Mais chaque jour recommence avec son nouveau millier de touristes. Chaque matin je me lève avec la même angoisse : qu’est-ce qu’ils vont me faire aujourd’hui ? Alors je me cache, j’évite les heures de pointe, je planque les brebis à 15h dans l’espoir qu’elles réussissent à chômer une heure sans se faire déranger. Mais tous les coins de chôme sont maintenant traversés par au moins une piste VTT, elles ont poussé comme des champignons ! C’est pour ça que j’en suis venu à faire chômer mes brebis dans des paravalanches, dans un endroit escarpé donc potentiellement dangereux parce que c’était le seul endroit où il n’y avait personne. Malheureusement c’est là que le drone m’a trouvé et attaqué…

Comment le conducteur de drone a justifié cette « attaque  » ?

Il a d’abord fait semblant de ne pas voir de quoi je parlais puis il a dit qu’il avait le droit de voler ici selon la législation. Alors j’ai saisi son drone et il m’a projeté au sol. J’ai trouvé ça tellement injuste que j’ai frappé le drone au sol encore et encore pour que ce truc ne puisse plus jamais voler.

Où en-es tu de tes poursuites judiciaires suite à la destruction du drone ?

La gendarmerie m’a convoqué quelques jours après le drame. Quelques mois plus tard elle m’a proposé de plaider coupable contre une amende de 100€ et 300€ de dommages et intérêts pour qu’il se rachète un nouveau drone. J’ai bien réfléchi et en discutant avec un copain berger il m’a proposé de contacter une copine à lui, journaliste à France Bleu. C’est là que mon affaire a fait un buzz inattendu. En particulier j’ai reçu plein de messages de la communauté des pilotes de drones, des soutiens unanimes.

Et au final, ce qui est quand même très cocasse, c’est carrément l’UNEPAT – le lobby des pilotes de drones professionnels – qui m’a contacté pour me proposer son aide pour me défendre. Au début j’ai été méfiant parce que je crois qu’on n’a pas la même vision du monde. Mais après coup je crois qu’on se retrouve sincèrement dans l’idée qu’il s’est passé là quelque chose d’inadmissible et puis, en vérité, personne ne connaît cette législation sauf eux…

Depuis octobre, le conseiller juridique de l’UNEPAT m’accompagne gratuitement avec des conseils. J’ai donc refusé de plaider coupable : je n’aurais pas pu le digérer et puis je n’ai pas envie d’avoir un casier judiciaire. J’attends maintenant qu’un juge prenne mon dossier et qu’on règle ça en correctionnelle. Je ne suis pas du tout sûr de gagner puisque le pilote a détruit les vidéos où il survole le troupeau. Mais même si je perds, j’aurai la sensation de m’être défendu et d’avoir donné un petit coup de projecteur à une situation qui devient presque banale dans certains alpages et qui m’inquiète énormément pour l’avenir de la montagne.

As-tu subi d’autres « attaques » comme celle-ci ?

Non mais d’autres collègues à qui j’en parlais ont eu la même histoire sur le plateau d’Emparis ou à côté d’Embrun. Ou encore une copine bergère s’est faite filmer par un drone sur son alpage de la Clarée alors qu’elle se lavait dans le torrent.

Si la malveillance existe, elle est rare. Par contre l’ignorance règne ce qui entraîne une situation de harcèlement. Et rien n’est fait pour sensibiliser tous ces gens. À l’Alpe d’Huez ce serait pourtant si simple de mettre des panneaux, une poignée de médiateurs ou de former des employés… Non, la mairie ferme les yeux : « Entre tourisme et pastoralisme on a déjà fait notre choix » a répondu l’adjoint au maire de Villard-Reculas aux éleveurs qui demandent à être consultés sur le choix des nouvelles pistes VTT. Il y a pourtant un véritable problème à déverser dans une montagne des dizaines de milliers de touristes sans aucune information, sensibilisation, vigilance sur les spécificités du lieu. C’est un danger pour eux mais surtout pour le fragile équilibre qu’humains, faune et flore sauvages comme domestiques s’efforcent d’établir. Je ne me leurre pas sur l’avenir du pastoralisme à Villard-Reculas, les brebis en partiront bientôt, elles n’y sont plus les bienvenues. Avec un peu de chance les vaches les remplaceront et au pire la station débroussaillera ses pistes à la machine et installera des paravalanches technologiques. Quand une commune de montagne ne parvient plus à défendre la dernière agriculture qu’elle héberge c’est que le glas est sonné. Je me sens ici chassé par la bêtise et la technologie. Un berger chassé par un drone...c’est presque drôle et cliché, on croirait un mauvais film de SF écolo. J’ai lancé mes SOS aux institutions cet été avec très peu d’écho, je sais bien que je prêche dans le désert contre des moulins à vent.
Dans Le Monde des hommes, l’auteur indonésien Pramoeyda Ananta Toer définit le mot indonésien Nelangsa : « Sentiment de complète solitude au milieu de ses semblables lorsqu’ils sont devenus pour soi des étrangers, lorsqu’on est conscient de supporter la chaleur du même soleil, mais de subir seul sa brûlure.  » Je ne saurais mieux décrire ce qui m’a traversé ici face aux caméras, aux moqueries, au mépris. J’ai un instant compris la rage de la bête de foire prisonnière de sa cage.

Aujourd’hui, de plus en plus de randonneurs sympas ou touristes consommateurs se plaignent de ne plus pouvoir être tranquillement en montagne à cause des chiens de protection. T’en avais toi ?

Au début, non. Et puis après m’être fait attaquer fin août par le loup, on m’en a fourni un gentil âgé d’un an. Il a suffi pour convaincre les touristes de jouer le jeu : ils ont contourné, respecté silencieusement les consignes et le troupeau. Pas une main n’a cherché à attraper une brebis. Pas une caméra braquée sur moi tellement la vigilance devenait soudain de mise.
Est-ce la solution : la peur ? Est-ce qu’ici aucun respect n’est exigible si on n’a pas une arme à la main ? L’effort inconcevable pour des brebis devient soudain possible sous la menace d’un chien. J’ai compris à ce moment-là l’utilité de ces gros chiens blancs face au prédateur humain, bien plus dangereux que le loup. Un ami berger me confie qu’il a 11 kangals (bergers d’Anatolie) dans son troupeau. Il a passé un peu de désinfectant sur les fesses des touristes cet été. Son voisin en a 30... Les joies du Mercantour ! C’est la solution proposée aux éleveurs dans les parcs nationaux où il est interdit de tirer le loup. A cause de ces chiens, les randonneurs évitent le coin tandis que la faune sauvage (oiseaux, marmottes, cervidés…) se fait chasser et dévorer. Il est tentant de basculer ainsi du partage à l’appropriation puis à l’accaparement et à l’exclusion.

Puis, il fallait s’y attendre, l’accident tant redouté est arrivé : une randonneuse a été tuée cet été en Italie par une meute de 15 chiens de protection livrés à eux-mêmes.
Ça me ramène quelques mois en arrière. Je représente les bergers avec un jurassien au Groupe National Loup au nom de la fédération des associations de bergères et bergers (je fais partie d’ABBASP, l’association des bergères et bergers des Alpes du sud et de Provence). En mars on interpellait le préfet et toute l’institution sur le fait qu’avec le loup, l’ours, et le tourisme, le métier de berger était en pleine mutation depuis 20 ans, alors que nous n’avons aucun accès à la formation continue en tant que salariés saisonniers isolés. Nous avions alors pris l’exemple des chiens de protection dont le nombre ne cesse d’augmenter sans qu’aucune formation ni prise en main de la filière ne soit proposée. Nous leur avions demandé s’ils attendaient un accident fatal pour agir... Avec les chiens de protection, on voit comment la nouvelle cohabitation entre pastoralisme et faune prédatrice protégée peut aboutir à un conflit et, en réaction, à des tentatives d’accaparement de la part d’éleveurs qui ne s’en sortent pas avec l’éducation de leur chien de protection. En contre-réaction, des parcs, des mairies ou des stations de ski réclament à leur tour l’interdiction des chiens de protection comme c’était le cas à Villard-Reculas. Sauf que le loup est un fin observateur, il cible prioritairement les alpages sans chiens de protection. Leur interdiction dans un alpage signifie à terme la fin du pastoralisme à cet endroit. Et puis, il y a aussi les problématiques de surpâturage…

C’est-à-dire ?

L’été dernier, avant d’être à Villard-Reculas, j’ai travaillé dans l’alpage du Brouffier-l’Emay sur les communes de la Morte et Lavaldens pour un groupement pastoral composé de six éleveurs des environs de la Mure. Cet alpage est particulier puisque suite à des suspicions de contamination d’eau potable, il n’a pas été pâturé pendant 25 ans et ne s’est ré-ouvert aux brebis qu’en 2018 sur la base d’un contrat entre les communes, Natura 2000 et les éleveurs avec l’ambition de devenir « un exemple de pastoralisme durable ».

Un diagnostic pastoral réalisé par la Fédération des alpages de l’Isère (FAI) en 2018 au terme de la première estive proposait un ensemble d’actions et de points de vigilance pour respecter cette promesse de durabilité. Notamment pour faire cohabiter dignement bergers, chasseurs, brebis, randonneurs, militaires et toute la riche faune et flore qui s’est développée en 25 ans de jachère. En particulier la zone accueille d’importantes populations de tétrasss-lyres et de lagopèdes. Elle héberge une des trois zones de comptage du lagopède en Isère, ce qui en fait une zone éminemment stratégique pour la politique de chasse. En effet, c’est à partir de l’évolution des populations de lagopèdes sur ces trois zones que l’on déduit leur population à l’échelle iséroise et donc les quotas de chasse (bien qu’étant menacée, cette espèce n’en est pas moins chassable, tout comme le tétrass-lyre).

Et alors, ça marche le « pastoralisme durable » ?

Pour moi théoriquement, pastoralisme et durabilité vont nécessairement de pair. Je vois le pastoralisme comme une des agricultures les plus durables et vertueuses : de l’élevage extensif pour exploiter une ressource herbagère difficile d’accès pendant que se régénère la ressource à plus basse altitude. Cette expérience au Brouffier-L’Emay m’a prouvé qu’un certain pastoralisme pouvait être non seulement destructeur mais également maltraitant.
Entre 2 000 et 2 400 mètres d’altitude sur le Taillefer, l’alpage est soumis à une météo rigoureuse qui réduit considérablement la saison végétative. Les éleveurs ont amené les brebis mi-juin avant que l’herbe n’ait poussé dans l’alpage proprement dit, avec la consigne de commencer par des secteurs de plus basse altitude au pied de l’alpage : les « quartiers de printemps ». Malheureusement aucun de ces quartiers ne s’est révélé satisfaisant :

  • Le premier quartier était une zone de reproduction du tétrass-lyre qui a nécessité l’intervention de la Fédération de chasse de l’Isère suite aux alertes répétées des chasseurs locaux pour que le groupement pastoral accepte d’en partir.
  • Le deuxième quartier était une sapinière fermée dont l’acidification par les résineux et le manque d’ensoleillement au sol donnent une ressource médiocre, d’herbe d’automne à la rigueur pour quelques centaines de brebis tout au plus.
  • Le troisième quartier était sur le périmètre de captage d’eau potable de la commune. Il est loué à une chevrière qui a accepté de le laisser exceptionnellement au groupement pastoral dans l’urgence.
    Trois semaines avec 800 puis 900 brebis dans ces quartiers nous ont permis de ruiner autant la ressource fourragère que la confiance des brebis dans nos capacités à les nourrir convenablement.

Et une fois au « vrai » alpage, il y avait assez d’herbe ?

Pas du tout : le pire était à venir. Nous sommes montés le 9 juillet à l’alpage proprement dit. Des randonneurs et des locaux m’avaient prévenu mais j’en pleurais presque de rage et de désespoir : j’y ai découvert un alpage saccagé par le surpâturage. Il est difficile d’imaginer la faune et la flore que décrivaient les locaux et le diagnostic pastoral avant le retour des brebis trois ans plus tôt. La terre est à nu, des zones entières sont encore recouvertes de couches de crottes non dégradées, le torrent présente des algues nitrophiles où le troupeau a été parqué trop longtemps.
Selon ma petite enquête, je pense que c’est le résultat de plusieurs facteurs : les choix de garde de troupeau essentiellement en filet les deux premières années ; une charge excessive de brebis sachant que tout un pan de l’alpage n’est pas exploité car aucun hébergement ni matériel ni aménagement (eau potable) n’y est prévu ; et enfin une défaillance des institutions de contrôle toutes ces années : Mairie, zone Natura 2000 (pas encore de salarié sur cette zone), FAI, Direction départementale des territoires (DDT))… Seule la Fédération de chasse s’est préoccupée des dégâts environnementaux puisque le troupeau réduisait le comptage des lagopèdes et donc le droit de les tirer dans tout le département : le «  prélèvement » de lagopèdes a été interdit pour 2020 en Isère à cause du comptage de zéro individu sur cette zone. C’est peut-être la seule conséquence positive...

Mais qu’une zone « Natura 2000 » soit saccagée en trois saisons de pâturage n’inquiète personne ?

Apparemment, non. Plusieurs touristes et locaux m’ont dit avoir alerté la mairie de la Morte. De mon côté, le responsable du groupement pastoral m’a insulté, raillé et humilié quand je lui ai fait part des problèmes que je rencontrais. Face à l’impasse et refusant de maltraiter brebis et alpage plus longtemps, j’ai décidé de quitter l’alpage de Brouffier-l’Emay et c’est là que j’ai « atterri » à l’Alpe d’Huez. Depuis quatre ans que l’alpage du Brouffier est pâturé, les bergers et bergères en sont quasi systématiquement partis, je suis le quatrième à démissionner, laissant régulièrement les éleveurs garder eux-même. Par la suite, j’ai prévenu la FAI, la DDT et l’Inspection du Travail. J’ai appris à cette occasion que le Ministère du Travail avait réduit cette année de deux à un le nombre d’inspecteurs dédiés à l’agriculture en Isère… Malgré cela, celui que j’ai contacté a pris le temps de monter à l’alpage constater la situation. Laissons le temps nous dire si les choses vont changer. Mais face à la violence de l’employeur et au déni du groupement, je me suis demandé si c’était à moi, berger, d’alerter sur cette situation. Est-ce mon rôle de rappeler à la Mairie l’état de son terrain ? De rappeler à Natura 2000 que cet endroit relève de sa compétence ? De sonder les locaux à la recherche de quartiers avec de l’herbe ? Est-ce à moi de lire et faire respecter le diagnostic pastoral ? Enfin est-ce aux chasseurs d’établir le plan de protection des animaux qu’ils chassent ?
Je n’avais plus rien à faire dans cet alpage et je ne m’y sentais pas en sécurité devant la violence ambiante des éleveurs. J’en suis parti en me questionnant : quel est l’intérêt ici de maintenir le pastoralisme ? Quand tout le monde semble en souffrir : chasseurs et faune sauvage, touristes et flore, bergers et brebis. Même les éleveurs ne s’y retrouvent pas : l’année dernière 150 brebis ont été perdues, enfuies dans la montagne, c’est ce qui se passe quand on affame son troupeau. Et que penser des vœux pieux du diagnostic pastoral et de «  l’exemple de pastoralisme durable » du contrat d’alpage quand rien ne se passe tant qu’il n’y a pas de flicage ?

Quelles leçons tires-tu de ces différentes mésaventures ?

J’ai l’impression de voir arriver une impasse dans les années à venir, ou plutôt qu’on nous demandera bientôt dans la majorité des montagnes de faire un choix entre Tourisme, Pastoralisme ou Préservation.
En tant que berger on me rangera automatiquement dans le camp agricole bien que je ne me sente absolument pas adhérer à la vision productiviste et industrielle des ténors de l’agriculture française. Je vois éclater ça et là des conflits comme dans le Diois où l’association baptisée les « bergers du Vercors » n’hésite pas à s’appuyer sur la FNSEA pour dénoncer la privatisation de forêts par l’ASPAS qui revendique leur réensauvagement. Je vois les trails coloniser soudain des montagnes entières avec des milliers de personnes. Et les chiens de protection pulluler dans les alpages sans qu’aucune filière de sélection et de dressage ne soit mise en place… Pourtant je reste convaincu qu’une cohabitation est possible et qu’il serait absurde de demander de faire un choix.

À mes yeux, une montagne est, de fait et historiquement, un espace de partage. Dans les siècles passés, les conflits étaient entre forestiers et éleveurs. Mais pas plus hier qu’aujourd’hui on ne peut demander de choisir entre le bûcheron ou le berger, entre l’agneau ou la poutre, la maison ou l’assiette, le froid ou la faim.

En laissant la parole aux plus grandes gueules, on peut vite faire des amalgames. Tout écolo n’est pas nécessairement vegan collapsologue, tout berger pas militant anti-loup syndiqué à la FNSEA, tout randonneur pas touriste consommateur. Plutôt que de laisser chaque camp s’accaparer petit à petit son coin de montagne, ne pourrions-nous pas imaginer la montagne comme un exemple – rare en métropole – où l’humain et ses activités pourraient coexister pacifiquement dans un environnement préservé ? Pour sauver ces espaces, chaque partie en réclame la propriété et le monopole avec des arguments gravés dans le bronze : Histoire, Tradition, Avenir, Economie, Responsabilité… Des mots vides qui ne servent qu’à exclure les autres usages.

Est-on en train de spécialiser les montagnes à leur tour ? Montagne à vaches ? À brebis ? À tétras-lyres ? À touristes ? À chasseur ? Il devient urgent que ces questions soient posées avant que la division ne l’emporte sans débat. Avant que la montagne ne soit morcelée en grands blocs de monocultures bien lisibles sur une carte d’écolier.