Le receveur de plaintes
Pour le numéro de cet été, on avait comme envie d’une grande nouveauté, au Postillon. Heureux concours de circonstances : Basile Pevin nous a fait l’honneur de nous proposer la publication de sa dernière nouvelle. Un divertissement postal qui part à la découverte des affres de la Poste moderne, du service Veillez Sur Mes Parents au smartphone Factéo, des avancées du Rentabilisme aux "pick-up stations".
Une tentative littéraire spécialement dédicacé à toutes celles et ceux qui continuent à envoyer des lettres manuscrites.
Je vous assure, Madame Michaud, je n’avais pas vu que votre interphone était cassé. Oui, j’ai bien compris que vous étiez là hier et avant-hier, mais comme je n’ai eu aucune réponse quand j’ai interphoné, j’ai laissé un avis de passage avec comme motif : « absent ». Oui, vous n’étiez pas absente, j’ai bien compris, Madame Michaud, mais je ne pouvais pas savoir, sinon pensez bien que je serais monté, vous me connaissez.
Non aujourd’hui, je ne l’ai plus avec moi, votre recommandé, il faut que vous alliez le chercher au bureau de poste. Maintenant on le présente deux jours de suite, et après on le laisse au bureau, à moins que vous ne soyez allée sur internet pour indiquer le jour où vous auriez aimé le recevoir. Je sais bien que vous n’avez pas internet, Madame Michaud, mais je vous explique. C’est pas moi qui ai décidé ça, hein, j’y suis pour rien là-dedans, c’est comme votre interphone qui est cassé, c’est pas ma faute.
Vous avez raison, aujourd’hui, rien n’est la faute de personne et on ne sait même plus à qui se plaindre. Mais moi ça ne me dérange pas, que vous vous plaigniez à moi, je comprends, ça fait du bien de se plaindre, mais faut juste que vous sachiez que c’est pas ma faute. Si nous, les facteurs, on peut être utiles comme receveurs de plaintes, c’est déjà pas mal, parce que pour tout vous dire on se demande de plus en plus à quoi on sert. Alors allez-y franchement, Madame Michaud, de toute façon vos plaintes je ne les prends pas personnellement, pour moi la lamentation est un pan essentiel de l’art de la conversation.
C’est comme la dernière fois, quand vous m’avez sauté dessus, en vous plaignant de la prochaine fermeture des bureaux de poste à Grenoble.
Ce jour-là, votre lamentation était un poil agressive, Madame Michaud, mais remarquez que je vous comprends. Les bureaux de poste, c’est un bon endroit où se plaindre, alors s’ils ne sont plus là, ça pose un gros problème.
Non, je n’ai toujours pas plus d’informations à ce sujet, vous savez à nous non plus, les facteurs, on ne nous dit rien. Les rumeurs parlent de la potentielle fermeture des bureaux de l’Île Verte, de Championnet, de Grand’Place, de Stalingrad, de la Bajatière et des Eaux Claires, mais il n’y a toujours rien d’officiel. À ce qui paraît, suite aux protestations d’habitants et de syndicats, ils ne vont pas le faire tout de suite, mais moi je ne peux rien vous assurer Madame Michaud. C’était prévu pour janvier 2018, oui, aujourd’hui il se dit que c’est reporté.
Non, j’ai pas de courrier pour vous aujourd’hui, regardez ma liasse, il n’y en a que pour Monsieur Ferrari, comme souvent. Oh oui lui reçoit beaucoup de courrier, mais vous savez, c’est surtout des lettres du tribunal. Je suis d’accord avec vous, c’est triste cette histoire de bureaux, mais encore une fois je suis pas responsable. Moi je décide rien, Madame Michaud, mon seul pouvoir possible à la limite, c’est de choisir d’écouter vos plaintes ou pas. Les décideurs, eux, ils font tout pour que La Poste disparaisse. Alors c’est sûr le courrier baisse, mais d’ailleurs La Poste fait sa part : elle incite à préférer les mails et les démarches sur internet plutôt que les relevés bancaires envoyés par courrier. Et vu que tout le monde fait ça, il y a de moins en moins de lettres, et donc de moins en moins besoin de La Poste.
Quand j’ai commencé à être facteur, il y avait environ 80 tournées à « Grenoble 38000 ». Vous savez, Madame Michaud, Grenoble est divisée en deux parties pour La Poste. Il y a « Grenoble 38100 », en dessous des Grands Boulevards, avec plein de quartiers où il n’y a pas trop de sous, pas trop de commerces, plus trop de bibliothèques, pas trop de winners. Le 38100, on l’appelle aussi le « 38 sans ». Les facteurs ont quand même un centre de distribution, c’est celui de Terray, à côté du Village Olympique.
Et puis il y a le 38000, le nord de la ville, tout ce qui est au-dessus des Grands Boulevards, là où il y a pas mal de riches, de commerces, de centres de recherche, de zones piétonnes et les quelques touristes qui viennent se perdre dans notre ville quand il fait moche dans les montagnes. Pour le 38000 les facteurs trient leur courrier et partent en tournée du bureau de Chavant, en bas de cette grande tour qui a été construite à la place de l’ancienne prison. Sur ce bâtiment, il y a moyen de se faire plein d’argent, alors ils aimeraient bien qu’il y ait moins de facteurs ici. C’est pour ça qu’ils vont peut-être créer des « îlots de distribution » dans les bureaux menacés de fermeture. Comme ça ils libéreront de l’espace en bas de cette grande tour, et ils pourront le vendre à des commerces ou des entreprises. La Poste, c’est des malins, hein : à l’époque où ce n’était qu’un service public, ils ont eu plein de bâtiments publics pour que dalle. Et maintenant que c’est une entreprise privée, ils les revendent au prix fort.
Donc, quand j’ai débuté, il y avait 80 tournées dans le 38000. Aujourd’hui, dix ans après, il en reste une cinquantaine. À ce rythme là, dans vingt ans, il n’y aura plus qu’un seul facteur pour tout le nord de la ville. Oui je rigole, Madame Michaud, n’empêche qu’on est bientôt une espèce en voie de disparition. Profitez bien des facteurs dans les rues, bientôt on les regardera comme on regardait les cabines téléphoniques il y a quelques années.
Non ne me plaignez pas, Madame Michaud, je ne veux surtout pas vous faire pitié avec mon petit cas personnel. Vous inquiétez pas trop, vous pourrez toujours voir des facteurs ou des cabines téléphoniques dans les musées du XXème siècle, là ou se trouveront toutes les vieilleries mises de côté par la modernité déferlante. S’ils ferment des bureaux, c’est parce qu’ils veulent que maintenant tout se passe sur internet. Oui, je sais Madame Michaud, vous n’avez pas internet, mais je vous explique. Aujourd’hui, on peut acheter des timbres sur internet, et même envoyer des lettres, recommandées ou pas. On la tape sur l’ordinateur, avec l’adresse, et hop ! La Poste s’occupe de la mettre dans une enveloppe et de l’envoyer. Les chefs veulent que les gens utilisent tous le site internet de La Poste : ça sert aussi à ça la nouvelle manière de présenter des recommandés deux jours de suite. Le but c’est que les gens aient plutôt le réflexe d’aller sur la poste point fr plutôt qu’à un bureau. La poste point fr ? C’est leur site, écoutez Madame Michaud, je ne peux pas non plus tout vous expliquer, en tout cas sachez qu’ils veulent que tout le monde utilise la poste point fr, comme ça ils se fabriquent un gros fichier d’adresses électroniques, et puis comme ça les gens font leurs démarches sur internet, et n’embêtent plus les guichetiers, enfin, les « chargés de clientèle », c’est leur nouveau nom. Il faut plus dire « guichetiers », c’est dépassé. D’ailleurs pour votre gouverne, on parle plus des bureaux de poste, mais du « Réseau », je vous tiens au courant des évolutions, hein, après vous faites bien comme vous voulez. Donc avec internet, les gens n’embêtent plus les chargés du guichet et comme ça ils peuvent fermer presque tous les bureaux du Réseau.
Tant que j’y suis, je vous parle un peu de ce que je vous épargne, Madame Michaud. Normalement, je suis censé essayer de vous vendre la tablette électronique Ardoiz, qu’une filiale de La Poste commercialise. C’est pour les gens comme vous, les personnes âgées ou seniors vermeil, comme ils disent. Elle a été fabriquée exprès pour que les personnes âgées senior vermeil, puissent avoir une quantité de « services » : démarches administratives pour plus embêter tous les chargés de clientèle du monde entier ou informations d’actualité sélectionnées par le journal Notre Temps. Pour les vendre, ils disent même sur la Poste point fr qu’elles sont « assorties d’un service humain », pour parler de nous, les facteurs, vu qu’on est censés expliquer aux clients comment ça marche. Non, ne me posez pas plus de questions, Madame Michaud, je ne voudrais surtout pas vous convaincre. Déjà ça va vous coûter un bras, 200 euros l’achat et puis des dizaines d’euros d’abonnement par mois. Et puis honnêtement je ne pense pas que ça vous ferait du bien. C’est sûr aujourd’hui, on se sent un peu perdu quand on n’a pas internet, mais pour vous consoler, c’est pas parce qu’on y a accès qu’on n’est pas largué.
Non merci, c’est gentil, mais je ne vais pas monter chez vous pour boire un café. Je sais que ce n’est pas très confortable, ce hall d’immeuble pour discuter, mais bon j’ai une tournée à finir moi. J’ai encore plein de boîtes aux lettres à passer voir, plein de recommandés à faire signer, et puis faut que j’arrive avant midi à l’agence immobilière, sinon je ne verrai pas le sourire de la fille de l’accueil. Ça vous fait rire ? La vérité c’est que je suis amoureux, Madame Michaud. Sinon ça ferait longtemps que je me serais barré. Vous pensez bien, avec tout ce qu’on se mange dans la gueule.
Quand j’ai commencé à distribuer du courrier, je suis tombé amoureux de Grenoble. C’est bizarre je sais, Grenoble c’est pas vraiment une belle ville. Mais je crois que je suis sapiosexuel : je peux tomber amoureux sans trouver mon amour joli. à vrai dire, j’ai jamais eu de coup de foudre avec Grenoble, ça s’est passé plus subtilement. Quand on rentre à La Poste, on est rouleur, on est là pour boucher les trous. On change de tournée souvent, tous les deux jours ou toutes les deux semaines, ça dépend. C’est fatigant, à chaque fois on a l’impression de partir à la conquête d’un territoire inconnu, mais ça permet de vraiment découvrir la ville. Au bout de quelques mois, on sait que derrière telle grosse porte en bois, il y a une grande cour avec trois montées d’immeuble différentes, que dans tel immeuble ça sent la pisse dans l’escalier et qu’il y a vraiment des petites maisons mignonnes dans cette ruelle où presque personne ne passe. On connaît les superbes cours et montées d’escalier des vieux immeubles de la rue Chenoise, les bâtiments où il reste encore des concierges, le nombre de boîtes aux lettres dans les grandes tours de l’île Verte et la pullulation de cabinets d’avocats. On apprend plein de petits riens, et des détails qui tuent tout. On parvient à comprendre des bribes de cette ville. Et qu’est-ce qu’être amoureux, si ce n’est réussir à comprendre ?
Vous les entendez, tous ces politiciens qui proclament partout qu’ils aiment Grenoble, mais qu’ils veulent la changer ? Vous pensez qu’ils l’aiment vraiment, s’ils veulent tant que ça qu’elle ne soit plus la même ? Moi, Grenoble, je l’aime sans promesse de chambardements ni grands travaux, je l’aime parce que je la sens, je l’arpente, je l’apprivoise, je l’aime avec ses immeubles moches et ses boulevards sinistres, je l’aime parce que je l’enlace comme l’Isère et le Drac. Je l’aime sans ses bons scores dans les classements des villes-les-plus-mieux, je l’aime pour ses conversations de bistrots et pour sa désertification du mois d’août. Je l’aime parce que je commence à bien la connaître, mieux que beaucoup en tout cas, parce qu’ici tout le monde va et vient, reste quelques années et se barre, alors on parle toujours des mêmes choses, des projets de nouveaux quartiers, des lignes de tram et des zones piétonnes, comme si une ville pouvait se réduire à ça, des aménagements d’urbanistes, des choses à mettre sur un plan qu’on montre aux touristes, alors que l’intérêt d’une ville, c’est invisible sur des documents de communication. Tout ce qui est récupéré par la communication, c’est déjà à moitié mort, comme je vous le dis Madame Michaud, et moi je désire ce qui est complètement vivant.
Évidemment, vous pouvez vous appuyer sur moi, Madame Michaud, je comprends, vous ne pouvez pas tenir debout très longtemps. Le bras sur mon épaule, ça vous soulage les jambes ? C’est normal, vous n’êtes plus toute jeune. Vous ne savez pas la dernière idée de génie que nous ont pondue les intellectuels de La Poste ? Ils ont monté un nouveau service, une fois de plus pour les personnes âgées séniors vermeil voire carrément mourantes. Son petit nom c’est VSMP, pour Veillez Sur Mes Parents. C’est pour les enfants qui s’inquiètent pour leurs ancêtres mais qui n’ont pas le temps d’aller les voir. Maintenant ils peuvent payer La Poste pour que le facteur passe vérifier que le vieux n’ait pas rendu l’âme. S’ils raquent 39,90 euros par mois, le facteur passe un jour par semaine. Mais il peut aussi venir deux quatre ou six fois par semaine. La formule complète c’est 139,90 euros par mois. Vous vous rendez compte ? C’est un peu un boulot d’aide à domicile, mais c’est vrai que nous on n’a aucune formation pour ça. Sauf qu’on ne sait pas bien ce qu’on est censés faire. Les chefs de La Poste, quand ils nous en parlent, ils promettent qu’on devra juste passer voir si l’ancêtre n’a pas le cœur qui s’est mis en veille et qu’on pourra repartir illico. Limite, un coup d’interphone, en tout cas quand il marche, pas comme chez vous en ce moment, et c’est réglé. Mais sur les plaquettes de com’, on voit des factrices qui se mettent joue contre joue avec des vieilles, et des facteurs qui prennent le thé avec des « parents ». C’est pas que j’ai pas envie, vous voyez bien, Madame Michaud, depuis tout à l’heure je vous écoute vous plaindre, ça ne me dérange pas hein, mais je le fais avec plaisir alors que je ne suis pas payé, parce que mes chefs ne m’ont pas demandé de faire ça, et même ne veulent pas que je dévie de mon programme tout calculé.
Vous le savez, aujourd’hui tout est calculé à La Poste, on est une entreprise moderne, on s’organise avec des logiciels. Il y a dix ans, pour calculer la longueur des tournées, il y avait un type qui suivait les facteurs en distribution, qui chronométrait et observait les particularités de chaque tournée. Maintenant on s’embête plus avec des approximations humaines : les logiciels disent aux chefs de La Poste comment ça doit se passer. Méthod ou Géoroute qu’elles s’appellent, ces intelligences artificielles. Une montée avec tant de boîtes aux lettres, c’est tant de temps. Une rue avec X maisons, c’est Y minutes. Un recommandé, ça doit nous prendre une minute trente secondes pour le distribuer. Si on doit monter au quatrième, faut être sportif et pas trop bavard, hein.
Donc les tournées sont calculées par des machines, comme si on habitait une ville uniforme et formatée, où tous les halls d’immeuble seraient pareils, où toutes les portes s’ouvriraient à la même vitesse, où il n’y aurait aucune particularité qui pourraient faire dévier le calcul du temps logicielique. Vos plaintes n’apparaissent pas dans ce calcul, Madame Michaud. Discuter avec vous, écouter vos lamentations, c’est un peu le début de la rébellion pour moi, un bras d’honneur au Grand Calcul Informatique. Ce qu’on est en train de faire n’existe pas pour Géoroute, alors peut-être est-ce un peu enfantin, mais ça m’apaise un peu, de faire un pas de côté.
Leur nouveau concept VSMP, c’est donc pour faire rentrer ce genre de moments dans leur usine à fric. Non, je ne dis pas que je suis en train de veiller sur vous, Madame Michaud, mais regardez à la campagne. Pas mal de vieux séniors vermeil ne voient que le facteur de la journée. Lui est payé pour amener du courrier, n’empêche que naturellement il parle, communique, demande des nouvelles. Avouez que c’est quand même tentant de transformer cette interaction humaine naturelle en service payant. C’est comme la récolte du courrier. Il y a dix ans, si on nous donnait des lettres à poster pendant notre tournée, on les prenait : logique et pratique à la fois. Ça ne nous dérangeait presque pas, et ça arrangeait bien les clients. Aujourd’hui, on n’a plus le droit : récolter du courrier, c’est un service qu’on doit faire payer. Vu qu’ils ont tout ouvert à la concurrence, si on le fait gratuitement, La Poste peut même être sanctionnée pour « concurrence déloyale » par l’Arcep, l’autorité de régulation des communications électroniques et des postes.
On vit quand même dans un monde vachement bien organisé, Madame Michaud. Je ne sais pas où tout ça va s’arrêter : peut-être bientôt La Poste développera le service Plaignez-Vous. Si des personnes ont envie de se plaindre au facteur de quoi que ce soit, de la météo, du gouvernement, du syndic qui a pas réparé l’interphone, ou de La Poste elle-même, elles pourront acheter sur la poste point fr des forfaits-plaintes. On pourrait imaginer que ça marche par tranches de dix minutes : cinq euros les dix minutes de plainte, par exemple. Le facteur devra enregistrer la lamentation, puis la donner à ses chefs. Si la plainte concerne l’interphone cassé, La Poste pourra facturer la prestation au syndic, si c’est à propos des vélos sur les trottoirs, la facture sera pour la police municipale, et si ça concerne les taxes trop élevées, c’est directement Matignon qui raquera. Là où ça devient compliqué, je vous l’accorde, c’est que souvent pendant dix minutes de plainte, il y a beaucoup de sujets abordés, mais avec les logiciels, ils arriveront bien à faire payer qui de droit.
Madame Michaud, qu’est-ce qui vous arrive ? Faites attention ! Vous êtes en train de tomber ! Quoi ? Vous ne tenez plus sur vos jambes ? Hé bien asseyez-vous par terre, Madame Michaud, mais oui il est propre le carrelage. Là, vous êtes bien ? Non, vous préférez être allongée par terre ? Comme ça ? Comme vous voulez, Madame Michaud, mais je suis bien d’accord avec vous : il manque de bancs dans les halls d’immeuble. S’il y avait un banc ici, on pourrait s’asseoir pour contempler les boîtes aux lettres. Pour tout vous dire, Madame Michaud, je crois que je suis plus tant que ça amoureux de Grenoble, ça m’a passé. Aujourd’hui, on s’aime comme deux vieux amants, avec tendresse bien sûr, mais sans véritable passion. Je me suis rendu compte que ce qui fait palpiter mon cœur, depuis quelques temps, ce sont les boîtes aux lettres.
Je suis rentré à La Poste avec plein d’idées. J’étais tellement simplet que je croyais encore que le facteur amenait des lettres d’amour, ou des correspondances endiablées, bref qu’il servait à entretenir les passions humaines. Bon en fait ce qu’on trimbale, c’est surtout des pubs et des factures, ce qui est nettement moins romantique. Aujourd’hui, il n’y a plus de lettres manuscrites : l’été un peu des cartes postales, le reste de l’année presque rien. Pas facile de se raconter des histoires rocambolesques en colportant des lettres de relance pour GEG ou de la réclame pour Darty. Heureusement, il reste les humains qu’on croise quand même pendant notre tournée. Alors il y a les remarques qui reviennent tout le temps ; les « alors facteur, pas de factures aujourd’hui j’espère ? » ; mais on s’y fait vite. Vous savez, les facteurs c’est comme les commerçants : on aime tout le monde, du moins officiellement. Si on veut bien vivre notre métier, on est un peu obligé hein : moi je distribue le courrier à des flics et des vendeurs de shit, à la fédération de la chasse et à un centre ayurvédique, aux jeunes squatteurs du début de la rue et à l’agence immobilière du bout de la rue, où la fille de l’accueil sourit toujours en demandant « combien de recommandés aujourd’hui ? ».
Mais c’est fatigant d’aimer les humains, je les comprends, j’écoute leurs plaintes et récolte leurs sourires, mais je n’arrive pas à m’engager. Alors qu’avec les boîtes aux lettres, c’est beaucoup plus simple, on peut s’abandonner à elles sans angoisse. Allongez-vous franchement, Madame Michaud, hein prenez vos aises. Ce qui m’a définitivement ému, c’est quand j’ai appris leur histoire. Figurez-vous que les premières boîtes aux lettres étaient des « boîtes de dénonciation ». Dans l’Italie du Moyen-âge, elles servaient à recevoir des dénonciations secrètes au bénéfice de l’état. En gros des gens utilisaient ces objets pour balancer leurs voisins qui ne payaient pas leurs impôts ou contournaient les règles de l’époque. Au XVIIème siècle en France, elles ont commencé à être utilisées pour déposer du courrier. Je trouve ça beau, qu’un objet pensé pour faire de la délation serve finalement à accueillir des mots d’amour, même si aujourd’hui c’est surtout des publicités. Vous en connaissez beaucoup, vous, des objets qui ont eu une évolution si heureuse ?
Bref, j’ai eu un un coup de foudre pour les boîtes aux lettres, même si elles sont comme le reste de la vie : sous le rouleau compresseur de la normalisation. Les boîtes aux lettres normalisées, c’est mon cauchemar. C’est vrai que je suis un peu seul à La Poste : les autres adorent les boîtes aux lettres normalisées. Forcément c’est pratique : on peut les ouvrir avec nos clefs spéciales et glisser dedans sans mal tous les courriers trop volumineux. C’est pratique mais c’est triste.
Toutes ces boîtes aux lettres qui se ressemblent comme deux plaques de silicium, moi ça me fout le cafard. Alors qu’une belle rangée de vieilles boîtes aux lettres en bois, ou une belle boîte aux lettres faite maison, ça peut me sauver une journée. C’est comme pour tout, la bouffe ou les journaux, l’uniformisation, c’est la dépression.
Dans la plupart des constructions modernes, il y a les mêmes halls, les mêmes ascenseurs et les mêmes montées d’escalier, bien moches, sans fenêtre et en béton brut. C’est quand même bizarre, la tristesse de ce que pondent les architectes après des décennies de « progrès ». Y’a pas à dire, mais les anciens bâtiments, érigés par des énergumènes qui n’avaient même pas la 4G et le savoir illimité sur internet, sont bien plus originaux et attachants. Dans ce fatras, personne ne fait attention aux boîtes aux lettres, alors qu’une belle boîte aux lettres, ça peut quand même sauver une maison moche, vous trouvez pas ?
Vous êtes bien pâle, Madame Michaud ? Faut pas vous laisser abattre, hein, je sais que c’est pas très drôle ce que je vous raconte, mais il y a bien pire quand même. Et puis j’ai pas fini de vous parler des dernières évolutions postales. Par exemple, la direction a noué un partenariat avec Temps L, un catalogue un peu comme La Redoute, mais pour les « accessoires de cuisine et astuces pour maisons » selon leur com’. Donc Temps L paye La Poste pour que les facteurs présentent ce catalogue à certaines personnes. On est censé sonner chez les gens, avec notre tenue de facteur, pour leur dire « bonjour je suis mandaté par l’entreprise Temps L pour vous présenter leur nouveau catalogue. Je vous laisse le consulter et je reviendrai dans quinze jours pour prendre commande ». Bien évidemment que c’est ridicule, je suis d’accord avec vous, vous inquiétez pas. On devient petit à petit des commerciaux lambdas, aussi agaçants que les manards des centres d’appel qui vous harcèlent au téléphone. Alors avec les collègues, on fait comme tout le monde : on se plaint. On râle. Mais c’est pas pertinent pour ce genre de mésaventures.
Vous savez, Madame Michaud, les plaintes c’est comme les chasseurs : il y a les bonnes plaintes et les mauvaises plaintes. On se plaint souvent de la météo, et c’est vrai qu’on n’y peut rien, qu’elle s’impose à nous. Faire une tournée sous des trombes d’eau ou sous la canicule, c’est pas toujours agréable, alors on souffle, on se dit quand même qu’on est mal payé, on se lamente. À raison, avec la météo on n’a que ça à faire, on peut pas empêcher les nuages de bouger comme ils veulent et de se percer quand ils en ont envie. Mais face à l’évolution de La Poste, à la transformation du métier de facteur en vendeur de tablettes électroniques ou représentant pour décoration intérieure, on devrait pas se plaindre, on devrait se battre, refuser, dire « non merci, allez vous faire recommander ailleurs ».
Oh non ! Un peu de tenue, Madame Michaud, vous êtes en train de baver et de vous en foutre partout. Je suis pas infirmier, je suis facteur, je veux bien écouter vos plaintes, mais je peux pas vous faire du bouche à bouche, hein.
Donc vous croyez qu’on n’a pas essayé de se battre ? Vous croyez qu’on n’a pas envie de les renvoyer à l’expéditeur, toutes leurs idées stupides de néomanagers frustrés ? Mais on est face à une machine de guerre, Madame Michaud, qui multiplie les fronts en permanence. Des fois on peut gagner une bataille, stopper temporairement une réorganisation, ou refuser une idée novatrice, mais leur armée du Rentabilisme avance inexorablement. On a face à nous des bataillons de grands chefs, qui sont souvent des ratés parce que s’ils sont ici c’est parce qu’ils n’ont pas réussi à carriérer dans une grande boîte 100 % privée. Les chefs losers, c’est les pires des fayots : ils veulent montrer au monde entier que ce sont des bons élèves de la modernisation et de l’innovation permanente. Alors ils pondent une réorganisation générale tous les deux ans au maximum, et des nouveaux services concepts en permanence. Ils mettent une pression maximum sur les sous-chefs, tous ceux qui ont accepté de monter pour quelques sous en plus, et qui se retrouvent à devoir mettre en œuvre des plans débiles. Faut les voir, les pauvres, on les a pas forcé, hein, à s’élever dans la hiérarchie, mais des fois ils sont tellement entre le marteau et l’enclume qu’ils me font de la peine.
Le but des grands chefs, c’est que La Poste soit moderne, point barre, même quand ça rapporte pas forcément d’argent. Nous, les facteurs, on a tous été équipés depuis quelques années d’un smartphone payé par La Poste. Regardez-moi ça, Madame Michaud, vous avez déjà vu un smartphone ? Il s’appelle Factéo et ils en parlent comme « le terminal mobile de votre facteur ». A croire qu’on est déjà devenus des robots, équipés par des terminaux. En les lisant, on a l’impression que bientôt on sera programmés par des logiciels, et que plus jamais on pourra écouter les clients se plaindre à moins que ce soit une fonctionnalité programmée de l’ordinateur.
Ces Factéos, ils nous servent à recevoir les instructions, comme par exemple « aujourd’hui il faut aller présenter le catalogue Temps L à Madame Michaud », et à faire signer les recommandés. Franchement, vu le coût de ce joujou, je pense pas que ce soit vraiment rentable pour eux : avant on faisait signer les recommandés sur du papier, c’était pas plus cher. Mais ça leur permet de nous suivre : à chaque fois que je fais signer un recommandé, ils peuvent savoir où je suis. Quand la fille de l’accueil de l’agence immobilière réceptionne les dix recommandés en me souriant, ils le savent. Si jamais un jour, elle avait envie de me payer le café, ou de se plaindre un peu à moi, comme vous, mais même un peu plus longtemps, pendant une ou deux-trois heures, ils le sauraient que je me suis arrêté là-bas. Pour l’instant, ils s’en servent pas trop, de la géolocalisation, mais peut-être plus tard, ils nous reprocheront d’avoir traîné au café avec preuves à l’appui.
Le petit Factéo, on s’en sert aussi pour les congés. Avant on voyait ça avec un chef, il y avait bien entendu priorité aux anciens, mais après on discutait, on s’arrangeait. Aujourd’hui, on doit poser nos demandes de congés dans le smartphone sur le logiciel Ma BoxRH – Ma Box c’est ma boîte et RH ça veut dire relations humaines, Madame Michaud. Et puis on apprend si les congés ont été acceptés ou pas sur le même logiciel : aucune communication avec les chefs, remarquez ça économise de la salive.
Madame Michaud ? Ah vous ouvrez les yeux, j’ai cru que vous vous étiez endormie ! Je ne crois pas que cela soit une bonne idée, que vous restiez allongée, ça a pas l’air de vous réussir. Tenez je vous aide à vous relever. Chez nous aussi, les vieux sont fatigués, pour de vrai. Devant le torrent d’imbécillités innovantes, ils font tout pour se barrer au plus vite. Malgré tout ce qu’ils ont pu râler dans leur vie sur la pluie, ils préfèrent mille fois se prendre un orage de grêle plutôt que de vendre des catalogues avec un sourire figé. Il y en a plein qui, à 57 ans, prennent des TPAS, ça veut dire temps partiel aménagé senior : ils restent chez eux et sont payés 70 % de leur salaire pour attendre la retraite, qui forcément sera pas mal diminuée. Mais ils préfèrent ça plutôt que de continuer à subir les dernières idées des stratèges de La Poste. Faut les comprendre : ils ont trente ans de boîte, tous les deux ans ils se tapent une réorganisation, rentrent de tournée trop tard, font des heures sup’ non payées et leur supérieur leur explique qu’ils sont incompétents ! Quand on a été biberonné à la culture du service public des années 1980, La Poste telle qu’elle est devenue n’a plus aucun sens. Alors ils se barrent, comme plein de jeunes aussi d’ailleurs. Sur la cinquantaine de tournées de Grenoble 38000, seule une trentaine est assurée par un titulaire. Le reste c’est des CDD, la direction en embauche plein, des petits contrats précaires. Forcément, ils sont un peu perdus au milieu de toutes ces boîtes aux lettres et font baisser la qualité de service. Mais le but de la direction, c’est avant tout de faire perdre un maximum de repères aux facteurs, pour que les anciens râleurs partent d’eux-mêmes, et pour qu’elle puisse compter sur une armée de précaires dociles, faciles à virer en cas de suppression de tournées.
Regardez-moi ces boîtes aux lettres, Madame Michaud ! Elles sont belles quand même... Touchez-les un peu, je suis sûr que cela vous fera du bien. C’est vrai que je m’enflamme, et vous dévoile mes penchants intimes. Vous savez quoi ? Je suis persuadé que les facteurs du monde entier ont un attachement aux boîtes aux lettres. Devant les autres, tout le monde fait l’air de rien, personne n’ose jamais évoquer son intimité avec les boîtes aux lettres. Mais je sais bien que les autres en ont une aussi, même s’ils ne se l’avouent pas, ça leur fait quelque chose d’arriver dans un hall avec par exemple 36 boîtes aux lettres qu’ils connaissent par cœur, parce qu’ils savent qu’en haut à gauche, c’est Monsieur Denoyelle, qui est abonné à Spirou Magazine, que celle à droite au milieu, c’est la famille Fischer qui reçoit L’Equipe tous les jours, que la troisième en partant de la gauche et deuxième en partant du haut, B3 on pourrait l’appeler à la bataille navale, c’est celle de Mme Florin, qui reçoit souvent des lettres de Pôle Emploi, et que la E5, c’est celle de la colocation où il y a souvent des nouveaux noms, et où les anciens noms restent aussi dessus, alors c’est le bordel, on arrive plus trop à lire facilement, quand on est titulaire ça va, mais pour les remplaçants c’est la galère. Chaque boîte aux lettres est un être vivant, certaines vivent très longtemps sans changer, d’autres évoluent tous les deux mois, on peut s’attacher aux unes ou aux autres, en tout cas quand on a ce degré d’intimité là avec les boîtes aux lettres, qu’on pourrait même distribuer des lettres dans la bonne boîte les yeux fermés, eh bien moi je peux pas croire qu’on n’a aucune émotion quand on rentre dans un hall. C’est sûr il y a des jours, on est fatigués, on préférerait finir vite, mais quand même ça nous empêche pas d’avoir des frissons à chaque fois qu’on tombe sur toutes ces boîtes aux lettres qu’on connaît si bien.
Allez-y franchement, Madame Michaud, caressez-les, ça peut pas vous faire de mal, au contraire. Faut en profiter tant qu’elles sont là : je sais pas si ce sera éternel les boîtes aux lettres, si dans cinquante ou cent ans, il en restera. Les bureaux de poste, il y en aura bientôt plus beaucoup, c’est sûr, mais les boîtes aux lettres ? Vous avez vu ce qu’ils viennent d’installer à Chavant ? Une pick-up station. C’est des casiers accessibles 24 heures sur 24. Quand un colis est déposé dedans, le destinataire reçoit un code par SMS. Arrivée à la pick-up station, il tape le code sur un écran et le bon casier s’ouvre. Rudement pratique, et puis ça permet presque de se passer d’humains. Peut-être un jour, toutes les factures et la pub transiteront par internet, alors les boîtes aux lettres seront petit à petit abandonnées, transformées en objet vintage vendues sur les brocantes, et tout le monde ira chercher le colis commandé sur Amazon à la pick-up station.
Les personnes qui en pâtiront le plus, c’est pas les petits vieux comme vous Madame Michaud. La plupart des retraités sont pour le service public postal par réflexe ou nostalgie, parce que le facteur sympa qui amenait le courrier à leurs parents, c’est un peu leur Madeleine de Proust, mais en fait ils s’en foutent de La Poste. Ils passent leur retraite à essayer de comprendre le monde numérique, pour épater les petit-enfants à Noël et pour ne surtout pas passer pour des ringards. Alors ils râlent quand ils voient des choses disparaître, mais le nouveau monde connecté, ils s’y font très bien, de toute façon ils se sont toujours très bien faits à la marche du monde. Faut dire qu’ils ont eu la belle vie : la prospérité insouciante des trente glorieuses, tout le confort moderne avec la nature encore pas trop saccagée, et puis la retraite tranquillement à 60 ans. Et comme si ça suffisait pas, ils ne ratent pas une occasion de râler auprès des petits jeunes qu’ils croisent, avec ce qu’il faut de mépris et de condescendance.
Je dis pas ça pour vous, Madame Michaud, je vous aime bien surtout depuis que je vois que vous prenez du plaisir à toucher les boîtes aux lettres. Je dis ça parce qu’on croit que les lettres manuscrites et les bureaux de poste, c’est juste un truc de vieux, alors c’est pas grave si ça disparaît, de toute façon ces vieux, ils vont mourir. Mais les bureaux de poste, je vous assure qu’ils sont surtout fréquentés par des pas-trop-vieux, voire des carrément-jeunes, qui viennent envoyer des colis, faire des transferts d’argents, demander des conseils, et qui sont bien contents de parler avec un humain, pas de se plaindre, non, de parler. On croit que les jeunes sont forcément pour la vie virtuelle, mais pour eux Madame Michaud, c’est pas juste folklorique. Ils la subissent au quotidien cette vie virtuelle où quand on a un problème on est obligés de s’acharner une heure sur un répondeur pour réussir à parler à quelqu’un. Tout ça ne fait que commencer, alors les dernières possibilités de contact humain, les jeunes aussi, ils aimeraient bien les garder.
Les vieux, eux, ne comprennent pas vraiment notre monde, Madame Michaud, en tout cas pas dans leur chair. Ils font semblant de tout piger à la modernité, parce qu’ils savent mater des vidéos Youtube et communiquer par Skype. Mais je crois pas qu’ils ne puissent comprendre l’envers de ce monde, les statistiques permanentes pour prendre des décisions, la multiplication des boulots de merde, les absurdités du management, la novlangue qu’on est obligés d’utiliser, le numérique qui envahit tout et la rapacité sans fin des grands chefs.
En 2015, la Poste a fait plus de 600 millions d’euros de bénéfice, je crois, entre autres parce qu’elle a touché plus de 300 millions d’euros de CICE, un crédit d’impôts censé favoriser l’emploi, alors qu’il ne fait qu’augmenter la gloutonnerie des actionnaires. Mais 600 millions d’euros c’est visiblement pas assez : elle veut encore gagner plus. Une autre partie de la coulée de boue qui s’abat sur les facteurs, c’est la pause méridienne. Comme on bosse plus de six heures de suite par jour, La Poste est obligée de nous payer une pause de vingt minutes. En fait c’est rare que les facteurs la prennent cette pause, c’est un peu fini les pauses café-croissants du matin, on se connaît moins avec ce turn-over incessant. Donc cette pause qu’on prend pas vraiment, ils veulent quand même nous la supprimer, parce que faut bien augmenter encore un peu les 600 millions d’euros de bénéfice. Leur plan c’est de tout réorganiser et qu’on travaille le matin et l’après-midi, avec trois-quarts d’heure de pause au milieu, mais celle-là ne sera pas payé. Admirez un peu la logique, Madame Michaud, oui c’est bien enlacez-les franchement ces boîtes aux lettres, bientôt vous allez gambader sans soucis. Donc on va devoir commencer notre tournée le matin, s’arrêter, revenir à Chavant, faire ce qu’on veut pendant trois-quarts d’heure, puis retourner sur notre tournée pour finir. Imaginez, Madame Michaud, vous faites un gratin dauphinois, vous commencez à couper les patates, tout d’un coup vous vous arrêtez net pendant trois-quarts d’heure, puis vous finissez de couper les patates. C’est pas logique, non ?
La pause méridienne, c’est pareil Madame Michaud. Imaginez que je trie le courrier à Chavant, je vais le distribuer le matin jusqu’à Saint-Bruno par exemple, et puis je m’arrête par exemple au 32 rue du Drac. À midi, je rentre à Chavant, ça me prend dix minutes. Je glande pendant trois-quarts d’heure et je repars à Saint-Bruno faire le 34, rue du Drac et la suite. La Poste m’aura pas payé de pause, mais elle m’aura salarié pour un aller-retour de vingt minutes inutile. Avec ce système, une partie des gens aura son courrier l’après-midi, ce qui donne l’occasion à La Poste d’inventer, de faire payer quelque chose qui était gratuit avant : les entreprises qui voudront être sûr d’avoir leur correspondance le matin vont devoir casquer pour ce nouveau « service ».
Oh là là ! Il est déjà midi moins le quart. Je suis désolé de vous couper en pleine lamentation, mais il faut vraiment que j’y aille. Imaginez : peut-être que c’est aujourd’hui que la fille de l’agence immobilière va avoir envie de se plaindre à moi. Faudrait quand même pas que je rate ça, à cause de vos doléances à rallonge. De toute façon, c’est sans fin ces jérémiades : comme disait je sais plus quel écrivain, notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Vous êtes pas d’accord ? Tout ce dont on est capable, c’est de se faire du bien de temps en temps. Vous avez déjà embrassé une boîte aux lettres, Madame Michaud ?