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Un an après l’éboulement de la Rivière

Le bon dos de la pluie

« C’est pas de notre faute, c’est à cause de la pluie. » Plus d’un an après le gigantesque éboulement survenu sur la carrière de La Rivière (un million de m3 de roches ayant coupé 400 mètres de route départementale), les deux exploitants Carron et Eiffage essaient toujours de se dédouaner de toute responsabilité. Le Postillon a pu consulter les rapports géotechniques que ces exploitants ont commandé à un bureau d’études. Et c’est impressionnant de voir à quel point ils relèvent du foutage de gueule.

Imaginez une grande carrière de cailloux située sur des coteaux, où très régulièrement il y a des tirs de dynamite. Un beau jour, le 24 juillet 2024, tout un pan de la montagne tombe pile à cet endroit : l’un des plus grands éboulements arrivés dans le coin ces derniers siècles. Et juste après, plusieurs experts ou responsables n’évoquent pas du tout les responsabilités des exploitants de la carrière mais avancent comme cause probable… la pluie [1]. Alors que dans les cinq semaines précédant l’évènement, il y avait eu un seul jour de grosse pluie.

C’est complètement fantasque, contraire au bon sens, mais on mettra ça sur le compte d’une réaction trop rapide et irréfléchie. Tout esprit cartésien qui prend le temps de se renseigner un minimum, notamment sur les multiples alertes ayant eu lieu les années précédentes, ne peut que conclure à la responsabilité des exploitants (on avait détaillé tout ça dans le numéro 74).

Et pourtant, Solusol, un « bureau d’études géotechniques » depuis 1974, a rendu une « étude géotechnique sur l’éboulement du coteau » le 30 août 2024 qui défend également cette fable. Cette étude avait été commandée par les industriels exploitant la carrière, Carron et Eiffage. Vu que c’est la préfecture qui les avait sommés de le produire, ce document est officiellement public et consultable, et en effet nous l’avons consulté – après avoir néanmoins beaucoup insisté.

Selon cette étude de Solusol, l’éboulement est dû à «  des conditions structurelles défavorables  ». Il y avait des argiles en haut du coteau d’Artets, « peu perméables et sensibles aux conditions hydriques  », et l’important couvert végétal, plus une zone de replat, «  ont vraisembla­blement pu favoriser les infiltrations et les stagnations d’eau ». Tout cela, plus « une forte pluviométrie depuis le début de l’année 2024 sont probablement à l’origine du glissement ». Bref, c’est la faute à la pluie, les exploitants de la carrière n’y sont pour rien. On a parlé des conclusions de l’étude avec un technicien en sécurité des carrières, qui a analysé : «  Si c’est la faute à la pluie et qu’il pleut tous les ans, il n’aurait jamais fallu exploiter cette carrière. »

Heureusement, ce n’est pas le seul rapport disponible à la Préfecture. Suite à la demande ubuesque de reconnaissance d’« état de catastrophe naturelle » des communes où se trouve la carrière, les services de l’État de restauration des terrains de montagne (RTM) ont été sollicités par la préfecture pour faire un rapport d’expertise. La conclusion, de novembre 2024, écarte complètement la pluie comme facteur potentiel :

« Il s’agit d’un éboulement en grande masse,

  • dont les origines sont, de manière prédominante, anthropiques (exploitation d’une carrière),
  • d’une intensité très élevée, voire exceptionnelle (1 million de m3),
  • qui s’est déclenché sans qu’il y ait une activité sismique ou des conditions météorologiques anormales. »
    En ce qui concerne les « origines anthropiques », le rapport explicite également : «  Les travaux de terrassement liés à l’exploitation de la carrière ont mis à jour des dalles structurales qui se sont révélés instables. On note une concentration des éboulements précurseurs depuis 2019 côté nord de l’éboulement du 25 juillet 2024.  » [2]
    Deux rapports d’experts, deux ambiances. On a donc voulu faire réagir Solusol aux conclusions de RTM, contredisant complètement ses travaux. Ce bureau d’études rhône-alpin fait partie d’un petit conglomérat d’entreprises qui œuvrent dans la construction et l’immobilier. On a réussi à joindre Maxime Vial, le patron, par mail. Il nous a répondu que ces études géotechniques « relèvent de la propriété de l’exploitant de la carrière » et qu’il n’en ferait aucun commentaire sans leur accord préalable écrit, par respect de leur engagement contractuel. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, mais Carron n’a jamais répondu à aucun de nos mails.

Impossible donc d’avoir une explication à cette différence d’appréciation des causes de l’accident. Mais à regarder les études de Solusol réalisées les années précédentes, toujours pour le compte d’Eiffage et Carron, il apparaît que le bureau d’études a toujours été très complaisant avec les exploitants. En 2017, pour la demande de renouvellement et extension de la carrière, Solusol avait rendu une étude expliquant que les méthodes d’exploitation de l’entreprise « apparaissent adaptées à la structure du massif  ». Après l’éboulement de 2019, Solusol rend une autre étude géotechnique expliquant qu’il s’agit seulement d’un « aléa structurel » qui ne s’est pas produit naturellement, mais suite à un tir de mine destiné, justement, à sécuriser la zone. C’est d’ailleurs presque une chance, parce que ce « test » grandeur nature « confirme la suffisance et le dimensionnement de cet ouvrage  ». En conclusion, ce type d’événement « ne remet pas en cause les méthodes actuelles d’exploitation de l’entreprise (phasage et méthodologie), et notamment le minage ».

On comprend mieux l’emmerdement du bureau d’étude. S’ils affirment demain l’évidence, à savoir la responsabilité des exploitants de la carrière dans l’éboulement, cela remet en cause aussi leur propre travail passé, qui avait validé « les méthodes d’exploitation de l’entreprise  ».

Avec ou sans ce bureau d’étude, Carron et Eiffage font tout pour inculper la pluie. Dans un courrier envoyé à la Direction régionale de l’environnement, de l’alimentation et du logement (Dreal) le 25 avril dernier ils informent d’un nouvel éboulement significatif. Ils ont vu des coulures de boue et la présence d’eau au pied de la falaise. Ce qui démontre « que le coteau d’Artets est gorgé d’eau comme il l’était déjà lors des glissements de juillet 2024  » et « qu’il n’y a pas de lien causal établi avec l’exploitation de la carrière ». Leurs avocats ont d’ailleurs déposé un recours gracieux pour contester la non reconnaissance de catastrophe naturelle.

C’est qu’il y a d’importantes histoires de gros sous, cet éboulement entraînant notamment la nécessité de refaire la route départementale ensevelie. Alors que les études ont commencé, le Département prévoit une enveloppe de 5 ou 6 millions d’euros et faisait jusqu’à peu comme si c’était l’argent public qui allait payer les pots cassés par les deux entreprises. Le 26 septembre, on apprenait que le Département avait finalement « déposé plainte contre X » en annonçant qu’il « va solliciter une expertise judiciaire […] afin d’obtenir réparation et de ne pas faire supporter l’intégralité du coût de la reconstruction sur le contribuable isérois  ». Mais qui pourrait bien être ce X ? La pluie ?

Notes

[1Juste après l’éboulement Serge Taboulot, président de l’Institut des risques majeurs, évoque d’abord des phénomènes météo : « Tout d’abord, la zone a potentiellement été fragilisée par un printemps et un début d’été pluvieux. Le calcaire était peut-être plein d’eau, les ciments de la roche “lubrifiés”. La reprise des fortes chaleurs ces derniers jours a pu aussi jouer un rôle.  » Libération (26/07/2024) Pareil pour Stéphane Guillot, ancien directeur d’ISTerre (Institut des sciences de la terre) et directeur de recherche au CNRS : «  Pour moi, c’est a priori un phénomène naturel, possiblement lié à de fortes pluies au printemps, tout à fait anormales, qui ont engendré une accumulation dans les sols et des infiltrations.  » (TF1, 26/07/24)

[2Les élus de l’opposition du département « entendent mieux comprendre les causes de l’éboulement du 25 juillet 2024 au niveau de la carrière à La Rivière, mais peinent à obtenir des réponses de l’État » (Le Daubé, 24/07/2025). Il nous semble que ce rapport du RTM, tout comme notre dossier dans le n°74, laisse peu de doutes quant aux « causes de l’éboulement ».