Accueil > Hiver - Printemps 2022 / N°64
Grenoble souterrain – épisode 2
La rivière qui n’existait pas
Être un peu bourré, est-ce la bonne manière de se plonger dans les eaux de Grenoble ? Oui, et non. Parce que le risque de noyade est élevé, surtout l’hiver. Mais oui parce que l’imagination se déploie, et imaginer la ville et la vallée des centaines d’années en arrière, ça en demande beaucoup, de l’imagination. Sous les pavés de Grenoble, de l’eau ! Et pas n’importe laquelle : celle du Drac.
Une fois de plus, j’avais, avec d’autres, abusé de substances, et je traînais ma carcasse dans les rues qui s’enchaînaient les unes aux autres. Et puis. Sur le pont bleu. On est tombés sur cette carte du Vercors et de ses alentours, qui représente la région avec un niveau des eaux plus élevé de 1 000 mètres, « l’archipel du Vercors » (Le Postillon n°58). On a bloqué. On est resté. On s’est projetés dans la carte. Waouh. Le flash. C’était donc ça. On a compris. La ville qu’on connaît n’en était pas une : c’était une illusion. Nos vertiges n’étaient pas causés par tous les produits ingérés, mais par les courants maritimes. Tout s’expliquait ! À commencer par les noms des rues qu’on empruntait. « Traverse des Îles », « Rue des Eaux-Claires ». Et puis, ce bar, La Natation. Et cet autre : Les Flots Bleus. Tout le monde le savait, il n’y a que nous qui ne nous en étions pas rendu compte. Grenoble était une île, ou un archipel peut-être, une terre de marins ou de canaux a minima. Une petite Venise c’est sûr. Pour fêter ça, on a rebu un coup de rhum, tout s’est mis à tourner et après je ne me rappelle plus.
Une courte histoire du Drac
Le lendemain, après quelques Dolipranes et Cocas, la terre ne tournait plus, mais les questions restaient. « Traverse des Îles », c’est chelou, non ? Cette rue qui traverse une partie du quartier Saint-Bruno en serpentant mollement. Et puis, « les Eaux-Claires », le quartier : au nom de quoi ? À Seyssinet, même chose : l’église Notre-Dame des Îles (depuis elle a changé de nom). À Pont-de-Claix, on trouve les Îles de Mars, c’est beau comme nom, non ? Fallait rationaliser, pas se laisser embarquer par nos rêves de pirates, mais tout de même, y avait quelque chose à découvrir. Ah ouais ! Découvrir ! Un bon reportage comme dans le dernier Postillon (et l’article « Trempette dans le Verderet ») ! Alors, quoi ? On reprend la combi de plongée pour trouver une rivière enterrée, sous Saint-Bruno cette fois ?
Tranquille. D’abord, direction Google, la petite boîte qui t’apprend tout. Que sont nos ruisseaux devenus ? Toute l’histoire du Drac, l’impétueux, nous tombe alors dessus. Une histoire certes déjà racontée dans les colonnes du Postillon (dans le n°45, 47, 48, 52), mais bon. Petit rattrapage : le Drac tire son nom de son aspect de dragon. Pendant des siècles, son cours se structure en deux bras, le Drac et le Draquet, qui inondent une vaste zone à l’ouest de la plaine. La situation évolue entre le XVIe et le XVIIe siècle, à cause des sédiments qui s’accumulent. De deux bras, le Drac se met à serpenter en plusieurs cours, formant une myriade d’îles. À chaque crue, le paysage est bouleversé, un véritable marécage.
L’impétuosité des flots gêne les activités humaines. Alors, comme le Drac ne peut pas être enterré (comme le Verderet), l’Homme l’enserre entre des digues. Le roi en finance une en rive gauche, en 1678 [1]. D’autres suivront en 1733 et 1760. Il faut comprendre qu’à l’époque, la presqu’île scientifique n’existait pas : ce n’est qu’avec ces digues que le Drac est envoyé là-bas, tout là bas, rejoindre l’Isère sur la commune de Sassenage [2]. Et la grosse crue du Drac et de l’Isère du 2 novembre 1859 va déclencher l’assaut final contre le cours d’eau. Une crue qui envahit l’Île Verte (plus d’1,50m d’eau), une partie du centre-ville, le cours Saint-André… « En amont et en aval de la ville, toute la plaine était devenue un vaste lac, s’étendant du pied d’une montagne à l’autre, et sur lequel n’apparaissaient plus que les cimes des arbres. » Dans la foulée, en 1862, la Ville de Grenoble prend le dragon par les cornes : elle annexe une partie des terres où coulait le Drac, qui appartenaient à Seyssins (les futurs quartiers Rondeau, Mistral, Eaux-Claires) et Fontaine (ce qui deviendra Saint-Bruno). Fini les terres humides et quasi marécageuses, l’urbanisation peut réellement commencer.
Les fameuses « eaux claires »
Donc c’est raté. Ils n’ont pas enterré le Drac. Ça, on s’en doutait, on le savait déjà, même. Quant au Draquet, ils l’ont fait disparaître [3]. Canalisé dans le Drac. Mais c’est comme dans les films de pirates. Il y a des rebondissements. La disparition du Draquet n’a pas tout réglé, et même après 1862, il restait des ruisseaux dans l’ouest de Grenoble. C’est d’ailleurs en leur honneur que le quartier des Eaux-Claires, rattaché à Grenoble à ce moment, s’appelle ainsi.
Il y avait particulièrement un « ruisseau d’eau limpide » (alors appellé ruisseau des eaux claires), qui longeait la rue des Eaux-Claires (composée des rues Eaux-Claires et Irvoy). De nombreuses blanchisseuses étaient installées là : est-ce en leur hommage que nous avons maintenant une « laverie des Eaux-Claires » au n°45 de la rue ? En tout cas, ce ruisseau était alimenté par la canalisation de petits rus, résurgences du Drac dans la plaine [4]. Imaginez-le, tout de même, ce ruisseau d’eau limpide, courant à travers Saint-Bruno et le quartier de la gare [5]. Là, il animait le moulin de Canel, une minoterie tout près de la gare. Puis rejoignait l’Isère près de la Porte de France.
Qu’est-il devenu ? L’histoire ne le dit pas. Peut-être coule-t-il encore sous la rue des Eaux-Claires, sombrement canalisé dans un gros tuyau de béton, tel le Verderet. Fallait-il casser le macadam à coups de masse ? Soulever toutes les bouches d’égoût ? On connaît, on sait faire. Mais, si c’est le cas, à quoi bon le déranger dans son sommeil ? Avec le recul, on s’est rendu compte qu’il n’y a rien de plus triste qu’un ruisseau canalisé, enterré, rentré dans le rang.
Non, on a préféré rêver un autre destin pour le ruisseau des eaux claires. Plutôt qu’une transformation en quasi-égoût, on a voulu croire qu’il s’est échappé, envolé, libéré, délivré, et qu’il coule maintenant dans les airs, dans les veines de ceux qui voient la ville différemment. On a proclamé : cours, ruisseau des eaux claires. Cours et ne t’arrête pas. Irrigue nos rêves et laisse-nous penser que nous habitons une petite Venise ou un archipel. Tu n’existes pas. Nous, nous existons, je crois. C’est l’important.
Notes
[1] Il y avait eu des travaux d’endiguement auparavant : 1378, 1471, 1521…
[2] Dominique Dumas et Adrien Favillier, Disparition du delta intérieur du Drac et naissance de la presqu’île grenobloise : signature de la fin du Petit Âge Glaciaire, en ligne.
[3] Ils ont fait disparaître jusqu’à son souvenir, puisque le chemin du Petit Drac (c’est à dire du Draquet) a été rebaptisée rue du Drac en 1883.
[4] Jeune chambre économique, « Les mille et une rues de Grenoble », Les affiches de Grenoble et du Dauphiné, 1975-1976, et sur http://grenoble-cularo.over-blog.com/2016/07/quartiers-sud-ouest-de-grenoble-le-rondeau-les-eaux-claires-et-mistral.html.
[5] Entre l’actuelle rue Denfert-Rochereau et la rue du Moulin de Canel