« En fait c’est comme l’arme nucléaire, on peut être contre, on peut être pour. La réalité c’est qu’aujourd’hui, le pays qui n’a pas d’arme nucléaire… » C’est Charles-Antoine Beyney qui parle, le PDG de Dataone, société construisant les futurs « plus grand supercalculateurs d’Europe » en Isère (à Eybens et Villefontaine). Suite à l’annonce de l’implantation de ces immenses data-center, consommant 1 GW d’électricité (soit l’équivalent d’un réacteur nucléaire), quelques organisations écologistes se sont mobilisées pour dénoncer ce projet « qui privilégie une croissance numérique au détriment de la transition écologique ». Contre toute attente, Beyney les a invitées sur site le 25 avril dernier pour les baratiner pendant une heure. Le Postillon a pu s’incruster à cette opération de charme où l’intelligence artificielle à été comparée à « l’arme nucléaire ». « Avec l’IA, on est en train de créer un cerveau bien plus intelligent que celui de l’homme. Aujourd’hui les Américains sont largement devant, les Chinois également, alors si on ne le fait pas nous… Je vous promets que sur un théâtre d’opérations… »
Le dynamique entrepreneur, à la tête de plusieurs sociétés domiciliées dans les paradis fiscaux (voir Le Postillon n°76), a tenté tous les types d’arguments pour convaincre son auditoire. On n’aurait pas d’autre choix que de développer l’IA pour des raisons de puissance militaire mais en même temps elle a aussi des applications merveilleuses : « Il faut comprendre qu’aujourd’hui l’IA n’est pas utilisée pour juste aller trader sur les marchés financiers. Elle est utilisée, comme vous l’avez bien compris, pour trouver des remèdes aux cancers, pour éduquer les enfants. Je ne sais pas si vous savez mais maintenant, en Chine, ils ont dit qu’à partir de la rentrée prochaine ils sont obligés de mettre l’IA parce que ça permet d’apprendre beaucoup plus vite et beaucoup mieux. » Si la dictature chinoise le dit, c’est sûrement que ça doit être vrai.
Parmi les organisations écologistes mobilisées contre le supercalculateur, il y avait les Écologistes Isère, qui font partie de la majorité métropolitaine. Le conseiller métropolitain délégué au développement du numérique, Florent Cholat (aussi maire de Champagnier) fait d’ailleurs partie de leur groupe UMA (Une métropole d’avance). Mais qu’en pense-t-il, lui, de ce supercalculateur à la consommation électrique délirante ? Interrogé le 20 mai dernier par Ici/France Bleu il a, bien entendu, affirmé qu’il avait une « grande vigilance » sur « la consommation énergétique, sur la dispersion de cette chaleur qui va être produite »… tout en défendant les applications « positives » ou « écolos » de l’IA. « L’IA est une question sociétale qui ne va pas se traiter à l’échelle de la Métropole de Grenoble. Quelle IA, pour faire quoi ? Ce sont des questions éminemment intéressantes… Il y a des côtés extrêmement positifs et des controverses sur l’IA, comme sur plein d’autres technologies avant. [...] Aujourd’hui au CEA on a des labos qui bossent sur l’intelligence embarquée qui permet de faire baisser considérablement la consommation des capteurs parce qu’elle va traiter ces informations directement. » Tout comme le reste des élus métropolitains, l’écolo Florent Cholat accompagne donc gentiment l’installation de ce qui va contribuer à « créer un cerveau bien plus intelligent que celui de l’homme ». Et donc avant tout à renforcer le pouvoir des puissants – et notamment des dictatures.
C’est celle des Émirats arabes unis qui va financer la majeure partie des investissements des deux supercalculateurs isérois. Depuis le début, la société émiratie Core42 – dirigée par le frère du président des Émirats arabes unis et connue pour ses prouesses en matière de logiciels espions et d’outils de surveillance – est partenaire du projet. Un article de Challenges (18/05/2025) détaille un peu plus « comment les Émirats arabes unis financent l’IA à la française ». Pour l’instant, on parle d’une facture de « 20 milliards d’euros » pour Core42 qui servira à « l’achat des serveurs GPU auprès du fabricant californien AMD qui les commercialise. [...] Ces “accélérateurs”, bijoux de technologie, se vendent à plus de 2 000 dollars pièce aux États-Unis. Au total, 8 500 GPU devraient être livrés dès cet été. Les machines d’AMD permettent d’accélérer les calculs et de faire fonctionner des grands modèles d’IA à pleine capacité. Elles seront livrées en France, où deux sites ont été identifiés en Isère. » Bien entendu, on ne doute pas une seule seconde que si les émiratis mettent autant d’argent là-dedans, c’est certainement pour permettre aux enfants « d’apprendre beaucoup plus vite et beaucoup mieux » ou de faire baisser la consommation énergétique des capteurs. Si on suit le raisonnement de Charles-Antoine Beyney, les supercalculateurs vont donc néanmoins permettre à la dictature émiratie d’obtenir « l’arme nucléaire ». Encore un grand motif de fierté iséroise !
L’avenir à l’artificiel
On a continué notre tournée des soirées de promotion de l’intelligence artificielle (IA) en assistant le 6 septembre dernier à celle organisé par l’Avenir au naturel à L’Albenc : « L’intelligence artificielle : une course sans règle, quel modèle pour notre société ? » Vu que c’est un festival biobio, on espérait qu’il y ait enfin un appel franc d’opposition totale à l’IA. Hélas, cette conférence n’a pas dérogé au fatalisme ambiant vis-à-vis de ce déferlement technologique, avec toujours ce mélange de perception des dégâts et de fascination, d’alarmes et d’espoirs d’une bonne utilisation. Ainsi Jaqueline Collard, chimiste à la retraite et présidente de l’association Sera (Santé, environnement Auvergne Rhône-Alpes) s’est d’abord emportée : « On nous prend pour qui ? Qu’est-ce qui se passe derrière ? Qui ça enrichit ? C’est quoi ces data centers immenses qui prolifèrent partout ? C’est quoi cette croissance exponentielle dans tous les sens sans transparence ni questions de société ? » Un peu plus tard, elle assène que « pour certaines applications, pour la science, c’est bon ». Le chercheur Yves Gimbert assure que « ces algorithmes vous filent exactement ce que vous attendez. Ce n’est pas une ouverture à la connaissance, mais un enfermement », avant de s’extasier sur l’extrême performance d’un logiciel IA qui prédit la structure des protéines. L’ancienne député écologiste Michèle Bonneton parle d’abord de « désastre » et puis se couche : « La question n’est plus de savoir si on va y échapper, mais comment la réglementer et l’utiliser d’une manière critique ». La « critique » ne semble pas pouvoir aller jusqu’à envisager l’arrêt total de l’IA pour éviter un avenir qui ne soit pas entièrement artificiel… Bizarrement, la seule note de poésie est venu de Jean-Marie Flaus, expert en cybersécurité des systèmes industriels. Il a expliqué calmement que rien ne résiste à l’analyse de ces machines, si ce n’est « ce qui n’est pas numérisé, comme l’odeur de l’herbe coupée, par exemple ».


