Accueil > Octobre 2010 / N°07

La culture comme vitrine - Fontaine travaille son image

Fontaine c’est la banlieue ouest de Grenoble, au pied du Vercors, sur la rive gauche du Drac. Le tram A qui termine sa course à La Poya, entre maisons en pierre et centre commercial hideux. Ancienne zone agricole, puis petit bourg parsemé de tanneries destinées à la fabrication de gants, la commune compte aujourd’hui plus de 20 000 habitant.e.s. Parmi elleux, une importante communauté d’origine italienne venue dès le début du siècle grossir les rangs de la main d’œuvre ouvrière engloutie par les nombreux ateliers. Depuis des décennies, la mairie est un véritable bastion communiste : l’Hôtel de Ville est inauguré en 1972 en présence de Georges Marchais et Yannick Boulard, le maire actuel, est en place depuis… 1984. Le regard du promeneur à Fontaine se perd dans de nombreux immeubles construits dès les années 50. Mais il peut aussi flâner dans des rues minuscules et tranquilles, abritant des centaines de petites maisons individuelles, très souvent construites par les ouvrier.e.s, avec leurs pelouses timides qui font le bonheur des nains de jardin.

A Fontaine, ça démolit, ça bétonne. Pelleteuses et grues font partie intégrante du paysage. Politiciens, gestionnaires de « l’aménagement du territoire » et magnats de l’immobilier continuent de nous infliger leur incessant ravalement de façade, au profit – c’est le cas de le dire – d’une ville toujours plus aseptisée. Ainsi, rive gauche du Drac, les traces d’une culture ouvrière sont peu à peu remplacées par ces résidences « de standing », immondes cubes de béton qui se reproduisent de façon endémique.
Le secteur économique de « la culture » vient appuyer ce processus, qui vise à changer à la fois l’aspect de la ville, ses habitant.e.s et leurs mentalités. Ici cela se traduit par la construction d’une énorme salle de spectacle (La Source), la mise en valeur d’un centre d’art contemporain (Le Vog), des arrêts de tram qui changent de nom à cette occasion (« Gabriel Péri – les Fontainades » devient « les Fontainades – le Vog » et « Fontaine Hôtel de Ville » devient « Fontaine – Hôtel de Ville – La Source »), l’apparition de lampadaires design en ferraille tordue assortis de plantes vertes (qu’on appellera « entrées de ville »), ou encore la « requalification » du quartier Bastille avec consultation des habitant.e.s pour choisir les noms des immeubles, mais pas le nombre de logements sociaux.

Alors que l’équipe municipale est la première à se plaindre du manque de moyen pour les infrastructures sociales, la mairie communiste choisit de dépenser des sommes considérables dans la gestion de son image. Fontaine la prolétaire ferait-elle tâche à quelques centaines de mètres de Minatec, au sein d’une métropole que certain.e.s voudraient « high tech » ?

La Source : du spectacle avenue Lénine

La Source, nouvelle salle de spectacle dont s’est dotée la commune, est un mâââgnifique bâtiment, tout de béton, de verre et d’un peu de bois. Un « style » qui confirme la fâcheuse tendance des architectes à tou.te.s proposer la même chose au même moment, avec, du côté des habitant.e.s qui subissent leurs lubies, la certitude que dans trente ans tout le monde se dira : « Mais bon sang, qu’est-ce qui leur est passé par la tête ? ». Le genre de phrase qui nous trotte dans la tête quand on se retrouve nez à nez avec une barre HLM construite dans les années soixante-dix.

Mais revenons à nos moutons. Inaugurée officiellement le 9 février 2010 en présence de toute une tripotée de politicards, La Source bénéficie d’une opération de communication à la hauteur de son coût. Il faut avouer que le projet ne peut pas être qualifié d’élitiste. Ici on est loin de la programmation de la MC2. La Source accueille l’Ecole de Musique de Fontaine et nombre d’ateliers et de concerts sont préparés avec des habitant.e.s de la commune. En langage technocratique, cela donne : « en affirmant un jeu de complémentarités avec le tissu associatif local et pour prendre place au sein des réseaux culturels et artistiques de manière cohérente et singulière. » [1] Le lieu, en régie directe de la Ville de Fontaine, se veut polyvalent, à tel point que la diversité de la programmation semble parfois un peu déroutante. On y trouve autant du rock que de l’opérette, des « musiques du monde » (comprendre « du monde non occidental »), que des chorales d’enfants des écoles voisines. Tout le monde y trouvera-t-il son compte ? Pas si sûr vu que les tarifs moyens oscillent entre 10 et 15 euros.

A l’instar de ses amis les « équipements culturels » et autres zones de loisirs autorisés, La Source est censée permettre un « rayonnement culturel », comme disent celles et ceux qui font des discours. Si ce genre de concept apparaît bien difficile à cerner, on comprend qu’il se joue là une histoire d’image, de renommée. Et cette envie de paraître a un coût. Pour construire le bâtiment, il a fallu allonger 9 millions d’euros (soit environ 7000 fois le SMIC, 22500 RSA ou 1 200 000 pizzas), que se sont partagés des fonds européens, l’Etat, la Région Rhône-Alpes, Grenoble-Alpes Métropole ou encore le Conseil Général de l’Isère. A cette somme rondelette, il faudra bien sûr ajouter un budget de fonctionnement annuel de plus d’un million et demi d’euros, soit environ 500 000 pots de nutella.

Une chose est sûre, quand on habite à Fontaine, que ce soit son imposante laideur, ses ronflantes opérations de com’ ou son coût exorbitant, impossible de ne pas avoir subi la présence de La Source.

Le « Vog », l’art contemporain et le tramway

L’art contemporain à Fontaine, c’est surtout au Vog qu’on le trouve. Situé le long de la ligne de tramway, quelques dizaines de mètres après que celle-ci ait enjambé le Drac pour s’aventurer en terres fontainoises, le Vog brille surtout par sa discrétion. Avec sa cinquantaine de mètres carrés et ses allures de boutique, cet « espace municipal d’art contemporain » ne paye pas de mine. Il faut passer devant à plusieurs reprises avant de comprendre qu’il s’agit là d’art. Les murs bien blancs et les œuvres plutôt hermétiques qui y trônent sont les principaux indices.

En moyenne, 7 personnes par jour poussent la porte du Vog, selon la médiatrice culturelle. L’endroit n’est ouvert que la moitié de la semaine, et si on inclut dans cette moyenne les vernissages avec petits fours gratuits ainsi que les écolier.e.s contraint.e.s d’y entrer, on voit qu’il ne déplace pas les foules.
Pourtant la démarche du lieu peut être saluée : comme souvent à Fontaine, il s’agit de rendre « la culture accessible à tous », un slogan qui sonne un tout petit peu moins mensonger dans notre commune « communiste ». Au Vog il s’agirait donc de déshabiller l’art contemporain de ses atours élitistes et bourgeois, notamment en travaillant en partenariat avec les écoles de la ville. Et il faut reconnaître que quand on entre ici pour entamer une discussion avec la médiatrice culturelle, on a moins l’impression d’être pris pour un dindon qu’en feuilletant les pages de « Beaux-Arts Magazine ».

En janvier et février dernier l’exposition de Cyril Hatt, avec ses sculptures en papier à base de photos numériques d’objets du quotidien (pour dénoncer les dérives de la société de consommation, un thème d’une originalité sans précédent dans l’art contemporain…), a rencontré un gros succès. Dans le même temps, notre artiste engagé a réalisé et installé devant la mairie une rame de tramway en papier grandeur nature, « une façon aussi de permettre à tous et notamment aux jeunes de s’approprier cet espace de création, qui peut devenir un support à l’art urbain, le rêve de tout grapheur » [2]. Bien bien bien. Une fois de plus, main dans la main, pouvoirs publics et artistes délimitent le domaine autorisé de la création. Ils nous enjoignent à faire où on nous dit de faire. Vous pouvez taguer, oui, bien sûr, sur ce support en carton qui aura disparu demain. [3] En revanche, les tags et affiches qui fleurissent sur le pont du tram, à une centaine de mètres de l’espace de création autorisé, sont nettoyés de façon quasi hebdomadaire. Le message est clair : critiquer le capitalisme, oui, mais dans les cadres prévus par… le capitalisme. Artistes ou pas, on nous l’a déjà faite.

A un arrêt de tram du Magasin (le centre d’art contemporain de Grenoble, évidemment installé dans une friche industrielle, qui a lui aussi la chance d’avoir imprimé son nom à la station de tram la plus proche), sur le chemin de l’hôtel de ville et de la Source, se trouve ce Vog. Les esthètes auront remarqué la persistance du champ lexical de l’eau entre le Vog et la Source. Pour mieux noyer le poisson ? Car finalement, le plus important dans ce centre municipal d’art contemporain, est-ce ce qui se trouve derrière la vitrine, ou bien l’existence de la vitrine ?

Les « entrées de ville », un maquillage branché

Boulevard Paul Langevin, au milieu de nulle part, au cœur d’une immonde zone commerciale en plein chantier, en plein carrefour. Avenue du Vercors, au bord du Drac, près de la bretelle d’accès à l’A480, entre feux de circulation et piste cyclable. Sur ces deux sites viennent de fleurir de magnifiques exemples de ce que l’on appelle le « mobilier urbain » : lampadaires tordus, euh pardon design, « totems » de bois et métal, loupiotes incrustées dans le sol, dalles de pierres subtilement décalées, quelques traces de végétation rachitique, et pour couronner le tout, d’immenses plaques de métal estampillées « Fontaine ». On apprend dans le bulletin municipal qu’il s’agit de nouvelles « entrées de ville ».

Au-delà même de leur coût à la limite de l’indécence (387 000 euros), ces aménagements ont de quoi laisser perplexe. On juge en effet utile de nous préciser que ces œuvres ne seront vraiment terminées qu’une fois la végétation dûment arrosée… et il a fallu agrémenter de bois les multiples piliers de métal qui fendaient l’espace avenue du Vercors, pour diminuer leur dangerosité !

Les responsables de ces (dés)agréments sont à chercher du côté de l’ « Agence Axe Saône », basée à Lyon, qui regroupe des personnes se présentant comme « architectes urbanistes et paysagistes » ou « designers d’environnement » [4]. Sur leur site internet, on trouve tout un lot de phrases plus ou moins compréhensibles, jolis échantillons d’un langage artistico-gestionnaire : « Il est aujourd’hui plus qu’urgent de raisonner avec circonspection pour éviter de stériliser l’espace » ou encore « il s’agit de composer avec la poétique locale, et non de s’y opposer » [5]. Cette prose chamanique n’empêche toutefois pas nos ami.e.s les urbanistes lyonnais.es de remplir nos paysages de béton et de ferraille assaisonnés d’une pincée de plantes vertes, sans oublier le petit panneau « Parc Naturel Régional du Vercors »… au milieu des HLM. 

En italien, « maquiller » se dit « truccare », « se maquiller », « truccarsi ». « Truquer ». Le maquillage, c’est ce qu’on voit en premier, mais qui ne nous dit rien de l’intérieur d’une personne, de son caractère, de sa personnalité. C’est une première image, souvent destinée à séduire, et qui peut être bien trompeuse. Avec de nouvelles « entrées de ville », à Fontaine, certain.e.s souhaitent maquiller la ville : « les entrées de ville sont la première image que donne à voir la commune aux visiteurs. Ces aménagements confèrent à la ville une identité affirmée... » (2). De quelle identité s’agit-il ? A qui cette esthétique moderne, branchée et froide s’adresse-t-elle donc ? Une fois encore, il s’agit de ne laisser aucune zone de la ville incontrôlée, voire simplement indéfinie. Il faut à tout prix en proposer une vision proprement modelée, apte à satisfaire la vision du monde des classes aisées. Offrir un beau cadre de vie pour des vies de cadres.

Qui habite où ?

Lors du discours d’inauguration de la Source, Yannick Boulard, illustre maire de Fontaine, déclarait : « La culture participe à la construction du citoyen de demain » [6]. Là est peut-être tout le fond du problème. Qui est considéré comme « le citoyen de demain » dans cette ville ? Une chose est sûre, ce n’est pas l’ouvrier.e italien.ne à la retraite.

Tout le processus de (re)colonisation d’un quartier par les classes aisées porte déjà un nom : la gentrification, de l’anglais « gentry », « petite noblesse ». Cependant ce terme, qui désigne avant tout un phénomène d’embourgeoisement urbain, ne semble pas assez précis pour dépeindre ce qui se passe actuellement dans nombre de villes françaises, notamment sur le plan culturel. Jean-Pierre Garnier, sociologue critique de la ville, nous donne des éléments plus fins à ce sujet, en présentant ce qu’on peut interpréter comme une deuxième phase de gentrification : « La concentration des fonctions décisionnelles et directionnelles dans les agglomérations importantes, avec toutes les activités attenantes (publicité, conseil, etc.) ainsi que les lieux de loisir et de divertissement urbain haut-de-gamme a atteint un degré tel que le centre-ville ne suffit plus pour les accueillir. Il arrive même que cette expansion qui s’accompagne de la colonisation des anciens quartiers ouvriers par les professionnels de la « société de services », ne puisse plus être contenue à l’intérieur des limites de la ville-centre et gagne certaines communes populaires de la proche banlieue. C’est là où trouvent à se loger, en effet, une partie des franges inférieures de la petite bourgeoisie intellectuelle (enseignants du primaire et du secondaire, travailleurs sociaux, intermittents du spectacle, etc.), pour qui le « retour au centre » est devenu inabordable. Dans les maisons individuelles ouvrières réaménagées et les locaux industriels reconvertis en « lofts », une nouvelle population s’est établie, avec le soutien d’élus locaux soucieux d’améliorer l’image de leur commune (...) Aussi ne s’étonnera-t-on pas que les municipalités de gauche tendent la plupart du temps à aller au-devant des souhaits et des aspirations de leur nouvelle base sociale, notamment en matière d’urbanisme, de logement et de consommation culturelle » [7] .

Il n’est donc pas anodin de voir Edouard Schoene, adjoint à la culture, déclarer « Fontaine peut s’honorer de mener une action forte dans le domaine de la culture. Le Vog poursuit son développement et la Source a ouvert ses portes avec succès. » [8] La façade culturelle en dit long sur qui peut prétendre habiter une ville ou un quartier. Concernant Fontaine, ce phénomène semble aussi limpide qu’implacable : les ingénieur.e.s de Minatec, Europole et du futur Giant, se sentant de plus en plus à l’étroit dans le quartier Saint Bruno, commencent à coloniser l’autre rive du Drac. Ils et elles y sont accueilli.e.s à bras ouverts par une municipalité qui n’en attendait pas tant, leur déroulant le tapis rouge culturel tout en effaçant péniblement son image de banlieue « prol’ »

Notes

[2« Fontaine Rive Gauche », journal municipal d’info, février 2010

[3Il est d’ailleurs amusant de constater que cette installation a effectivement disparu en une journée, l’ensemble de l’ « œuvre » ayant été éliminé ou dérobé illico. C’est ce qu’on appelle une vraie réappropriation.

[6« Fontaine Rive Gauche », journal municipal d’info, février 2010

[7Garnier Jean-Pierre, Une violence éminemment contemporaine, essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle & l’effacement des classes populaires, Agone, 2010, p. 12

[8« Fontaine Rive Gauche », journal municipal d’info, février 2010