Accueil > ÉTÉ 2022 / N°65

La chasse au mâle des montagnes

Ces dernières années, les sports de montagne se féminisent de plus en plus. Même si c’est pas toujours facile pour les pratiquantes. Marcia fait le point dans une lettre à une illustre inconnue.

Chère Adèle Planchard,
Je suis allée visiter un refuge qui portait ton nom au mois de février. Je me suis demandé, depuis, qui étais-tu ? Un refuge en haute montagne portant le nom d’une femme n’est pas chose courante. Surtout, chère Adèle, si l’on pense à combien le milieu montagnard reste encore masculin de nos jours.

J’ai appris que tu décèdes le 12 Février 1925, en léguant 2500 francs à la STD (société des touristes dauphinois) pour construire un refuge dans le massif des Écrins aux pieds de la Grande Ruine. Pour le reste de ta vie, mystère : même la STD actuelle n’a rien trouvé.

Étais-tu une amante de la montagne ? Une grande alpiniste méconnue de notre histoire ? Avais-tu entendu parler de Meta Brevoort, première femme ayant gravi le Pic Central de la Meije, cinquante-cinq ans auparavant ? Comment était-ce d’être une femme qui aimait la montagne à ton époque ?

Tu sais, chère Adèle, même si les aventures en montagne se féminisent de plus en plus, ce n’est pas si facile d’être légitime quand on est une femme dans un milieu technique. La première fois que le diplôme de guide de haute montagne a été délivré à une femme c’était en 1983. Mais elles peinent encore aujourd’hui à être nombreuses. Il n’y avait que 354 femmes guides pour 1800 professionnels sur toute la France en 2017 [1].

Et sans parler du métier de guide, j’ai plein des copines qui aiment aller en montagne pour se balader et prendre l’air. Pour s’aventurer vers des sommets qui touchent les nuages ou pour grimper sur des falaises plus ou moins verticales. Tu en avais aussi, peut-être, des copines dans le genre ?

Il y a un siècle, l’alpinisme était plutôt une activité de bourgeois. Les montagnardes, qui vivaient dans ces territoires d’altitude, pouvaient enchaîner des travaux éreintants et de longues randonnées mais n’allaient pas faire des ascensions. Seuls les hommes des vallées allaient visiter les crêtes et hauts sommets, pas pour le plaisir, mais pour travailler en tant que guide ou porteur pour des alpinistes fortunés venant des villes ou de pays voisins (souvent de Grande‑Bretagne).

Depuis, la pratique de la haute-montagne s’est démocratisée. Jusqu’à peu, elle restait quand même très majoritairement masculine, les quelques personnages féminins médiatiques étant l’exception confirmant la règle. Mais depuis quoi, dix, vingt, trente ans, il y a de plus en plus de femmes sur les voies d’escalade, en ski de rando ou sur les hauts sommets.
Même si là aussi, comme partout ailleurs dans les activités traditionnellement réservées aux hommes, beaucoup doivent subir des remarques condescendantes et commentaires désobligeants de la part de certains gars. Peut-être en as-tu croisé à ton époque, des monsieur-je-sais-tout. Qui prennent toute la place et qui sont toujours de bon conseil. Aujourd’hui, ils n’ont pas disparu et avec les copines, on a plein d’histoires récentes.

Charline m’a raconté comment, la dernière fois qu’elle est allée grimper sur un spot de bloc en extérieur, un type assis une bière à la main se permettait de lui donner des conseils bateau. Le pire, c’est qu’ensuite elle le voit grimper et «  il n’était pas du tout bon, juste un gros bourrin qui tire sur ses muscles ».

Gwendo est une copine ayant passé l’essentiel de sa vie en montagne. Elle me raconte cette fois où elle est allée au refuge de la Pra pour y passer la nuit avec deux copines. Un premier groupe de gars croisé leur « conseille » de mettre de la crème solaire en affirmant cette grande pensée originale « il faut faire attention au soleil en montagne  ». Un deuxième remet en cause leurs plans de randonnée à ski « vous êtes sûres que vous voulez passer par là ? » alors que Gwendo connaît très bien la montagne.

Salomé me raconte une balade dans le Queyras, à cinq copines. Elle se font dépasser par un type de cinquante ans qui « fait deux pas en arrière et commence à tripoter le sac d’une des filles  » parce qu’il était «  mal réglé  » selon lui. Dans ce cas comme dans d’autres, les filles sont tellement sidérées qu’elles ne savent pas quoi dire.

Sylvie, elle, est super motivée : elle a suivi une formation d’alpinisme, pour devenir plus autonome, avoir des bases techniques solides. Devant elle, un guide-formateur balance à son collègue avant d’encadrer le groupe des meufs : « Je prends les boulets aujourd’hui. »

L’autre jour, en grimpant, je vois une meuf un peu galérer dans une voie en 6c. Le mec qui grimpe à côté d’elle lui balance « Tu ne veux pas essayer de faire du tricot plutôt que de faire de l’escalade ?  »

Maëlle est monté l’autre jour à Chamechaude. Elle voulait juste s’évader, un des gros avantages de la montagne. Au sommet, un vieux gars se réjouit en regardant bien fixement son décolleté : «  Ah, ça fait plaisir de voir des jeunes filles en t-shirt se balader en montagne.  » Elle n’a plus eu envie de finir son sandwich. Ça m’a fait penser au livre À mains nues d’Amandine Dhée : «  Parfois j’aimerais me débarrasser de ma peau de femme, me changer en bois ou en pierre, m’ériger des remparts, ne plus être atteinte jamais. »

Tu vois, Adèle, il y en a plein, des remarques un peu lourdes, des situations où des mecs nous font sentir qu’on est soit connes, soit bonnes, soit faibles. Ce n’est pas fastoche de se mouvoir dans ce milieu peuplé d’hommes sûrs d’eux, alors que nous, on ne nous a pas souvent appris l’assurance.

Aujourd’hui, en montagne comme ailleurs, les mentalités et habitudes bougent. Ça panique certains mecs, mais moi et mes copines on trouve forcément que ça ne va pas assez vite. Quand est-ce que notre présence dans ces hauts sommets et ces voies dures ne sera plus vue comme une exception ? Quand est-ce que les cordées de meufs seront vues comme une banalité ?
J’imagine qu’à ton époque, ça devait aussi être le cas. Même si toi tu devais sûrement être bien placée dans l’échelle sociale, cela n’effaçait pas ta position de femme. T’étais-tu rendue sur ce petit replat où il y a maintenant le refuge portant ton nom ? Avait-on douté de tes capacités physiques à faire cette longue randonnée ? De tes aptitudes à faire des « grandes » ascensions ? Pourquoi n’y-a-t-il aucune trace de tes randonnées alors qu’on en trouve tant sur celles d’hommes ?

Notes

[1Étude des normes genrées régulant le milieu récréatif montagnard dans le massif des Ecrins. Mémoire de master 1, université Paris-Est Marne-la-Vallée, Titouan Girod, 2018.