L’invasion des bornes de commande
Quand il commandait des kebabs salade tomates oignons, Bastien aimait bien parler à des humains. C’est de moins en moins possible…
J’ai un terrible vice : la junk food. C’est ce vice qui m’a fait constater que le milieu de la restauration rapide est lui aussi gangrené par des objets connectés dont on se passerait bien : ces bornes de commande qui remplacent de plus en plus les employés. Jusqu’à peu on les trouvait principalement dans les grandes chaînes (ça fait plus de dix ans que c’est généralisé chez Ronald), maintenant elles atterrissent même dans de petits bouis-bouis que j’affectionne.
Finie l’époque où on pouvait commander son kebab tomates salade oignons en parlant de vive voix à son kebabier préféré, maintenant ça se passe sur un écran tactile. Une borne qui n’oublie jamais de te proposer un supplément ou un dessert. Qui te propose parfois de créer un compte client pour bénéficier d’avantages exclusifs et peut-être même gagner une trottinette électrique ! Mon dégoût vis-à-vis de cette invasion massive d’écrans ne semble pas partagé par grand monde, en tout cas dans les endroits déjà équipés. Lors de mes tentatives de discussion, on m’a souvent répondu que « c’est pratique, tu fais pas la queue, tu vois toute la carte », parfois avec une petite nuance de « bon, c’est sympa de parler avec les gens pour commander, mais faut vivre avec son temps ».
Une borne de ce type, ça coûte entre 3 000 et 6 000 euros. Certes c’est beaucoup d’argent, mais le calcul est vite fait : c’est un investissement qui sera vite rentabilisé après tous ces mois de salaires économisés. Dans un kebab vegan fort fréquenté, la gérante refuse catégoriquement d’installer ça, pour elle c’est important d’avoir ce moment de contact humain, même si les gens font parfois la queue cinquante minutes avant de commander. Elle est consciente que tout serait plus fluide avec des bornes, qu’elle ferait plus de « ventes additionnelles » si une machine nous harcelait pour ajouter un dessert à la commande, mais non merci. Toutefois elle comprend parfaitement que certains restaurateurs soient dans des situations difficiles, par manque de volume ou de stabilité dans leur équipe. Comme ce restaurateur de Saint-Martin-d’Hères qui n’a pas eu d’autre solution pour gérer l’urgence du départ de sa cheffe cuistot que de se mettre en cuisine et déléguer la prise de commande aux machines. Ce pour quoi il a dû signer un contrat avec engagement de trois ans, incluant l’installation et l’entretien des bornes.
Le fond du problème est comme souvent lié aux politiques économiques : les petites entreprises peu aidées sont vivement incitées à adopter des « solutions » pour réduire leurs coûts, pendant qu’on donne des milliards d’aides aux grosses entreprises qui fabriquent ces « solutions ». Plusieurs m’ont parlé de leur peur que s’arrête le bouclier tarifaire sur le coût de l’énergie, et cherchent à réduire les salaires et les cotisations sociales de façon préventive pour ne pas avoir à baisser le rideau si ça arrivait.
À ce rythme-là, ça sera quoi la prochaine « avancée » ? Des tireuses à bière contrôlées par nos smartphones via bluetooth ? Hélas, ça existe déjà…