Accueil > Décembre 2015 / N°33

L’état d’urgence, c’était mieux avant ?

Depuis les attentats parisiens, comme après chaque grand événement, la parole est aux experts. Politologues, islamologues, terroristologues, kamikazologues, traumatismologues, Bfmtvologues... Les médias dénichent de véritables pépites pour éclairer la lanterne de leurs auditeurs. Au Postillon, on est parvenu à trouver un seul expert acceptant de nous apporter sa science : c’est Père Castor. Alors que nous vivons sous état d’urgence depuis le 14 novembre, nous lui avons demandé de nous raconter comme s’est passé l’état d’urgence de 1958 à Grenoble.

Bonjour, Père Castor. En 1958, l’état d’urgence avait été instauré sur tout le territoire français pour trois mois, comme en 2015. À l’époque, cela avait-il suscité des réactions un peu moins mollassonnes qu’aujourd’hui ?

Mon petit, votre question tombe à pic, je viens de me fader l’intégrale des Allobroges, le journal quotidien local communiste de l’après-guerre. Mais figurez-vous que pendant l’année 1958, ils parlent peu de l’état d’urgence, mais plutôt de la cause de sa mise en place : le putsch d’Alger de 1958 et les manœuvres qui en découlent pour porter De Gaulle au pouvoir. Les Allobroges appellent sans cesse à la résistance et à la « riposte antifasciste » avec des gros titres du genre « Pour faire échec au coup d’État : Formez vos comités de lutte – Débrayez – Manifestez – Faîtes des délégations – Ripostez à toute action fasciste » ou « Aujourd’hui dans les usines : constituez des comités antifascistes – réunissez-les – débrayez – prenez la parole – envoyez des télégrammes ». Oui, vous avez bien lu « des télégrammes », c’est un peu l’ancêtre du tweet si vous voulez.

Ces mots d’ordre ont-ils été suivis ?

Ce qui est étonnant quand on lit Les Allobroges de cette période, c’est la place que prennent les comptes-rendus des débrayages, meetings ou manifestations : cela s’étale sur autant de longueur que les faits-divers dans Le Daubé d’aujourd’hui. À l’époque, dans Les Allobroges, la toute petite rubrique des faits-divers est joliment intitulée : « du point du jour au bout de la nuit ». La plupart des gros titres parlent de lutte sociale, avec un certain lyrisme : « Ce soir à 17h, débrayage dans toutes les entreprises » ; « puissante riposte ouvrière » ; « riposte antifasciste grandiose, manifestation monstre ». Comme vous le voyez, à l’époque les manifestations n’étaient pas interdites, loin de là : avec le nombre de gens qui descendaient dans la rue, ça n’aurait pas pu passer. On trouve des titres encore plus surprenants pour le lecteur moderne comme « Magnifique réunion antifasciste à Pont-de-Beauvoisin », « le conseil municipal de Saint-Martin-d’Hères pour la défense de la république et le châtiment des félons », « la commune libre de Beauvert [NDR : quartier de Grenoble] prend position contre le pouvoir personnel » ou « La bataille n’est pas finie ; les communistes de la section de Beaurepaire mènent cette bataille ». Non, il y a vraiment de quoi se marrer, aussi pour des sujets non-politiques, comme cette affiche qui s’inquiète de la multiplication des morts par cirrhose et qui préconise de boire « jamais plus d’un litre de vin par jour », ou ce titre : « Le père du bébé abandonné dans l’église est le curé du village ».

Toute la presse était-elle aussi engagée à l’époque ?

La presse prenait plus franchement position que maintenant, où elle se cache derrière une fausse objectivité. Les Allobroges tombaient régulièrement dans la caricature. Il faut savoir que les communistes en général détestaient alors De Gaulle, et ceux de Grenoble plus particulièrement : dix ans auparavant, à l’occasion de la venue du Général par chez nous, et de la manifestation qui l’avait accompagnée, des « nervis de De Gaulle » avaient assassiné un militant communiste, Lucien Voitrin. Ils traitent donc De Gaulle de fasciste (dans le même temps ils disent le plus grand bien de l’URSS de Khrouchtchev et de La Pravda...) et insultent aussi tous ceux qui ne prennent pas franchement position contre le Général, à commencer par la presse concurrente. On peut lire des choses comme : « La lecture de la presse d’information régionale Le Progrès, Écho liberté, Le Dauphiné Libéré, ou l’écoute de la radio sont édifiantes quand au soutient que les républicains peuvent en attendre pour la défense du régime démocratique. Les forces antifascistes ont à renforcer leur cohésion et leur vigilance. La presse démocratique, et plus particulièrement notre journal, est à leur disposition. Elles doivent en faire, par une diffusion encore plus large, leur porte-parole permanent. Les temps ne sont-ils pas venus où les républicains ne peuvent donner 20 francs chaque jour à ceux qui préparent, encouragent l’incendiaire et le décerveleur ? En boycottant sévèrement sans répit les ennemis de la République et plus particulièrement leur presse, les démocrates aideront puissamment au succès de la lutte antifasciste. » (23/05/1958).

La lutte sociale a-t-elle été puissante à Grenoble à cette occasion ?

Dans les quinze derniers jours de mai, juste après la proclamation de l’état d’urgence, il y a effectivement des débrayages et manifestations quasiment journaliers. Ça change d’aujourd’hui, hein ! « Hier, les taux de grèves ont oscillé entre 80 et 100 % dans les entreprises grenobloises. (…) On n’avait jamais vu un tel meeting à Grenoble, une telle levée en masse de la classe ouvrière. Des usines, qui n’avaient jamais fait grève, aux côtés des travailleurs de toutes les entreprises de Grenoble, ont malgré la pluie incessante rallié, le plus souvent en cortège, le vieux manège de la rue Hoche, où régnait une résolution et un enthousiasme indescriptibles » (28/05). Après, il faut bien entendu ne pas gober bêtement toutes les informations de ce journal dont la propagande tourne parfois au ridicule, en étant capable d’écrire des choses comme : « Jamais autant que dans les ardentes journées anti-fascistes que nous vivons depuis le 13 mai, les républicains n’avaient senti ce que représente pour eux Les Allobroges. Jamais comme dans ces journées ils n’avaient eu ce besoin impérieux d’être là dans notre hall de la place Grenette, attentifs aux nouvelles de tous les instants, perdant jour et nuit pour monter sur nos locaux une garde vigilante. (...) Le chef d’agence rappela que l’immense effort fait par tous, par les jeunes en particulier, effort qui pas un jour ne s’est relâché doit se poursuivre pour arracher au journal pro-fasciste qu’est Le Dauphiné Libéré les lecteurs républicains qui peuvent encore être trompés. Dans un indescriptible enthousiasme, les verres se sont levés à la santé des vaillants Allobroges au cours d’un vin d’honneur. (...) La joie confiante éclata sur les visages des plus jeunes aux plus vieux et se traduisait bientôt par une ronde endiablée entraînée par des chants patriotiques » (06/06). Au moins, me diriez-vous, c’est un peu plus drôle à lire que la presse actuelle.

Mais, alors cet état d’urgence ? C’est de ça dont on devait parler normalement...

Comme je vous l’ai dit, il n’en est presque jamais question dans Les Allobroges. D’abord parce que contrairement à aujourd’hui, il n’entraîne pas de grandes décisions répressives : pas de perquisitions de masse, pas d’interdiction de manifestation. Et aussi parce qu’il dure moins de deux semaines : l’état d’urgence a été mis en place pour trois mois le 17 mai, mais lorsque De Gaulle revient au pouvoir le 2 juin, il ne le reconduit pas. Notons que comme aujourd’hui, le parti communiste et la gauche en général avaient voté avec un grand enthousiasme l’état d’urgence. Les Allobroges avaient même fait du zèle en demandant au préfet l’application de la censure pour leurs concurrents, car ils regrettaient qu’on ait laissé « des journaux de la région appeler ouvertement en faveur de De Gaulle. Ils se sont encore fait les complices d’activité anti-républicaines » (28/05). Mais ces idiots utiles de l’arbitraire d’Etat sont pris à leur propre piège. Finalement c’est eux qui se feront censurer : « Nous n’avons pas pu paraître hier. On voulait faire une édition spéciale. Or la préfecture nous fit savoir que cette édition serait saisie dès sa parution » (26/05). « Notre journal saisi hier. À Lyon, au moment de mettre sous presse, le journal était investi par une centaine de policiers qui, sans mandat, commençaient à perquisitionner les locaux. Devant la protestation du personnel, les policiers devaient se retirer. Ils bloquaient cependant les issues, empêchant à quiconque de sortir un journal (...) Force est de constater une nouvelle fois que, pendant que les feuilles régionales peuvent déverser leur marchandise antinationale – sans que la censure ne s’en émeuve outre mesure – le gouvernement fait porter des coups contre les défenseurs de la République. » Une fois De Gaulle au pouvoir, des policiers gaullistes iront même jusqu’à saccager « à l’heure du laitier » leurs locaux de Lyon. À ce moment, il deviennent lucides sur ce que signifie un état d’exception : « personne n’est plus sûr aujourd’hui de n’être pas victime de l’arbitraire ».

Cette agitation politique profitera-t-elle aux communistes et au journal Les Allobroges ?

Pas vraiment. Fin septembre, le référendum de De Gaulle sur la nouvelle constitution est un succès : plus de 80 % de oui alors que les communistes avaient appelé à voter contre. Les élections qui suivent sont aussi catastrophiques, occasionnant de grands problèmes financiers pour le PC. La direction du parti décide donc d’arrêter la publication de la plupart de ses quotidiens locaux. En décembre, Les Allobroges cessent de paraître, laissant le monopole de l’information locale au « journal pro-fasciste Le Dauphiné Libéré ».

Quelles leçons tirer pour l’état d’urgence d’aujourd’hui ?

Oh vous m’emmerdez avec vos questions stéréotypées. J’ai pas de grandes leçons à donner, à part celles de penser par soi-même et de ne pas suivre bêtement les injonctions de l’État, de la presse bourgeoise ou de groupes militants aux discours aussi attendus et peu subtils que celui des communistes grenoblois des années 1950. Même s’il faut avouer qu’ils ne disaient pas que des conneries : « Il faut agir car sans action, il n’y a pas de défense efficace des libertés. La grève générale, si elle devient nécessaire, doit s’organiser et se réaliser dans l’unité ouvrière, avec l’appui de tous les républicains » (23/05). Ah, c’était le bon temps où on pouvait, dans le même journal, parler de grève générale et lire le récit de la victoire épique de Charly Gaul pendant le Tour de France.

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