Accueil > Hiver 2022 - 2023 / N°67
Kafka connecté - épisode 1
Le Postillon entame un nouveau feuilleton participatif : des récits de situations ubuesques ou kafkaïennes vécues à cause du progrès qui ne s’arrête pas. Actes basiques irréalisables faute d’avoir un téléphone portable, impossibilité de rentrer dans un lieu faute d’avoir un smartphone, ou toutes situations connectées virant à l’absurde. Pour les prochains épisodes, on compte sur vos témoignages ! Pour celui-là, voilà l’histoire de Julien, qui n’a pas de téléphone portable mais qui a quand même essayé d’accéder à ses comptes en ligne à la Banque Postale.
Julien a un compte commun avec sa compagne à la Banque Postale. Depuis quelques années, il ne reçoit plus de relevés papier, mais jusqu’à ce printemps, il pouvait vérifier les entrées et les sorties en se connectant à l’interface web en mettant son identifiant et un mot de passe. Depuis quelques mois, un avertissement « mettre en place certicode s’il vous plaît » apparaissait à chaque connexion, mais Julien ne faisait rien et pour cause : pour avoir un « certicode » il faut pouvoir recevoir des textos et donc avoir un téléphone portable.
Juste avant l’été, le message change et lui annonce l’impossibilité d’accéder à son compte. Comme sa compagne a aussi un compte perso à la Banque Postale, ils n’ont pas les mêmes identifiants pour accéder à ce compte commun. Donc, Julien ne peut plus accéder à ce compte sans demander à sa compagne, ce qui l’embête un peu. Et le pousse donc à contacter la banque. Impossible pour lui d’envoyer un message, vu qu’il ne peut plus accéder à l’interface Web. Reste donc le téléphone, depuis son fixe, bien sûr. « Je tombe sur une conseillère qui décroche en m’appelant par le nom de ma compagne. Je proteste, décline mon identité et assure que ce téléphone fixe est le mien. Elle insiste en m’assurant que c’est le téléphone de ma compagne, qui ne s’en sert jamais. » L’identification des clients par leur numéro pose déjà quelques soucis, car « si c’est mal codé, tu l’as dans l’os, analyse Julien, qui continue : Aujourd’hui on peut croire davantage la machine que l’humain… La machine ne se trompe jamais, c’est bien connu ! »
Julien essaye d’expliquer à la dame que peut-être, à l’époque où ils ont créé le compte commun, le numéro du fixe avait été associé au compte de sa compagne mais que depuis, elle ne l’utilise plus du tout, à l’inverse de lui. La conseillère ne veut rien entendre et le coupe d’un ton « très brutal » : « Désolée, par mesure de sécurité, je ne peux pas vous répondre, je ne sais pas qui vous êtes. »
Julien tente de lui passer sa compagne, qui était juste à côté, mais la conseillère réplique « Qui me dit que c’est bien elle ? » La discussion ne donnant rien, Julien tente d’évoquer son problème de base, à savoir l’impossibilité de se connecter à son compte sans portable. « Bien sûr, la conseillère me répond que c’est impossible, ensuite elle devient de plus en plus agressive, tout en m’accusant de l’agresser, puis me raccroche au nez. »
Julien se dit qu’il a dû tomber sur une mauvaise conseillère et retente sa chance : la nouvelle conseillère est beaucoup plus calme, lui pose des questions de « sécurité » pour l’authentifier et lui laisse exposer son souci.
Mais la réponse est la même : il faut avoir Certicode, et pour avoir Certicode, il faut un portable. Jamais on n’a dit à Julien ou à quiconque d’ailleurs, qu’il fallait avoir un portable pour avoir un compte à la Banque Postale, mais dans les faits, l’obligation est aujourd’hui effective. Ce qui est vrai pour la Banque Postale l’est également de plus en plus pour tout un tas d’autres services, publics ou privés (Blablacar, le Bon Coin, etc). De nos jours, pour bien vivre dans notre monde, il faut avoir son carnet de vaccination à jour et un téléphone portable.
On vous passe les autres divagations de la discussion, mais à un moment la conseillère tente de trouver une solution, en disant qu’il aura juste besoin de s’authentifier tous les 90 jours et donc qu’il pourrait avoir un portable juste pour ces moments-là... Et que pour l’instant elle propose de lui envoyer par courrier le code pour activer son certicode. Manque de bol : l’adresse postale était son ancienne ! Comme il n’y a pas moyen de rectifier, il faut recommencer toute la procédure.
« Le truc trop drôle c’est que j’ai alors fait modifier mon adresse dans leur base... sans souci et sans aucune vérification ! Bref, super la sécurité. N’importe qui aurait pu recevoir mon code pour activer Certicode. »
Le code enfin reçu chez lui, il se rend compte que ça ne marche toujours pas pour accéder à son compte depuis son ordi… « Tout ça pour ça. » Finalement, quelques semaines plus tard, « on m’a mis un portable dans les mains pour assurer une tâche dans une association et donc j’ai installé Certicode sur le bignou… Je m’en sers juste pour ça. »
Alors bien sûr, les sans-portable sont une espèce en voie de disparition. Mais une histoire comme celle de Julien raconte le monde qui vient, où régnera « l’identité numérique », dont… la Banque Postale fait la promotion en ce moment dans des grandes publicités. C’est quoi ce machin ? « L’Identité Numérique est à la fois votre preuve d’identité et votre moyen de connexion universel (…) permettant d’accéder à plus de 1 000 services en ligne. » Dans ce monde-là, les non-connectés n’auront plus le droit à rien, et les machines auront plus de pouvoir que les humains pour décider ce que vous pouvez faire.
Encore une bonne raison pour s’opposer à cette numérisation générale, de défendre le retour des cabines téléphoniques...