Accueil > Décembre 2014 / N°28
« Je me suis toujours battue contre l’injustice et je vis en plein dedans »
Le secteur des aides à domicile est en « tête des secteurs qui recrutent » (L’Obs, 18/11/2014), et représente même - alors que la population vieillit et que le papy-boom approche - « un gisement d’emplois inespéré en temps de crise ». Plus de 500 000 personnes, dont 90 % de femmes, y travaillent déjà. Mais si ce secteur « recrute autant, ‘‘c’est parce que le turn-over y est très élevé : beaucoup de femmes ne tiennent pas’’, assure Loïc Trabut, chercheur à l’Ined et auteur d’une étude sur les aides à domicile. ‘‘L’idée qui prévaut est que le métier ne demande pas de formation, poursuit-il. Certes, le savoir-faire ne passe pas forcément par une certification qualifiante, mais il faut au moins avoir le cœur bien accroché...’’ » (L’Express, 5/12/2013). Salaires misérables, horaires morcelés, tâches pénibles, impossibilité de bien faire son travail dans le temps imparti, agressions verbales, proximité avec la mort, stress : il n’y a pas grand chose à envier dans le quotidien des aides à domicile.
Babeth et Latifa (pseudos), deux aides à domicile grenobloises, nous ont raconté la réalité de ce métier, quelquefois beau, toujours ingrat. Leurs témoignages mélangés nous offrent un voyage au pays du prolétariat moderne.
C’est un travail mal organisé, où il n’y a pas de reconnaissance. Les employeurs facturent au minimum vingt-trois euros par heure et nous à la fin on touche le Smic, soit moins de huit euros. Alors il y a les cotisations sociales, mais quand même. Dans certaines boîtes, ils majorent les factures de 100 % pour le travail le dimanche, mais les salariées ne sont payées que 25 % de plus. Il y a des interventions à trente-cinq euros et les employés sont payées sept et quelques. Pour celles qui sont diplômées et qui ont un peu d’ancienneté, ils octroient genéreusement trente centimes de plus par heure.
Dans les associations, comme l’APF (association des paralysés de France), ils te donnent ton planning pour le mois : par exemple pour le mois d’octobre tu as cent heures de prévues. Même si tu fais moins parce qu’une personne décède ou est placée à l’hôpital, tu es quand même payée cent heures, parce qu’ils ont une certaine convention collective.
Nous, dans des petites boîtes privées, on peut avoir un planning de cent heures et puis en fait des personnes se retirent, et on se retrouve à travailler et être payées seulement cinquante heures pour le mois. On a une autre convention collective qui ne nous est vraiment pas favorable.
Donc les horaires sont irréguliers et des fois très morcelés. Des fois tu peux bosser beaucoup et puis le mois d’après, juste deux heures par jour. Des fois tu bosses trois heures, une heure de huit à neuf, une autre de treize à quatorze et une autre de dix-neuf à vingt, à trois endroits différents un peu loin de ton appartement. Au final, tu peux rien faire d’autre de la journée, mais tu n’es payée que trois heures. Et ça peut te pourrir des dimanches.
J’ai fait ce travail par conviction. Pôle Emploi m’a proposé plusieurs formations : nettoyage, entretien, aide à la personne. Tout de suite j’ai dit « banco » pour l’aide à la personne car ça me plaisait. J’ai suivi une formation validée par un diplôme. Quelques années avant, j’avais été guérie d’une maladie grâce à des soins financés par la société. Je croyais que ce métier allait me permettre de rendre à la société ce qu’elle m’avait donné en aidant les gens. Mais j’ai mal choisi : en fait, je me retrouve à enrichir des petits patrons qui sont là juste pour se faire de la thune.
Les employeurs ne connaissent rien dans ce domaine : ils sont allés là parce que c’est un bon endroit où investir.
Toutes les boîtes vont dire qu’elles ne gagnent pas d’argent, mais je ne les crois pas parce que ça pousse comme des champignons. Tu n’investis rien, tu prends un local, un ordinateur, un téléphone, faut avoir un bon réseau de médecins, de tutelles ou d’infirmières, et tu te lances.
Les boîtes recrutent en majorité des femmes séparées, ou en divorce, en tout cas faibles économiquement, qui acceptent tout et ne peuvent pas contester, car c’est le seul moyen qu’elles ont de gagner de l’argent. La grande majorité c’est des blacks ou des maghrébines. Certaines ne sont pas du tout formées : par exemple, elles ne connaissent pas bien les produits d’entretien et peuvent faire des erreurs.
Le mécontentement est réciproque : nous on est mal payées et pas considérées, et les bénéficiaires ne sont pas contents du service. Les secrétaires des boîtes, qui gèrent les plannings, sont également sous pression. Tout le monde est sous pression, à part le patron. C’est un domaine où il n’y a pas de syndicats ; moi j’aimerais bien me syndiquer. Il va y avoir une nouvelle convention collective, mais aucun représentant du personnel n’a négocié, alors comment pourrait-elle nous être plus favorable ?
Dans ce domaine tu trouves tout. J’ai entendu quand même pas mal d’histoires louches autour des tutelles, des décès, des magouilles autour de ces personnes faibles, c’est pour ça que je dis que c’est un domaine tabou. Des boîtes facturent par exemple des interventions qui n’ont jamais eu lieu à des personnes qui ont Alzheimer.
Le Conseil général a mis un plan de télégestion pour contrer les abus où tu dois pointer du téléphone fixe de la personne sur un serveur téléphonique. Mais, en fait, des fois les téléphones ne marchent pas et on peut le faire depuis d’autres téléphones. Donc c’est un peu bidon.
Moi j’aimerais bien être contrôlée, pour savoir si je fais bien, mais il n’y a rien. Alors les boîtes sont capables d’envoyer une débutante pour un cas lourd. Ce qui les intéresse c’est tout simplement l’argent, et rien d’autre. C’est la faute de l’État et des conseils généraux, qui n’accompagnent pas assez, n’encadrent pas assez et qui au final ne contrôlent pas ce qui est fait de l’argent public.
Souvent les infirmières ne nous considèrent pas, pour elles on est des bonniches, des fois elles nous demandent de faire leur travail, comme ramasser leurs déchets. Une infirmière ça reste cinq minutes avec la personne en moyenne, un kiné trente minutes, nous c’est au moins une heure et des fois tous les jours.
C’est nous qui sommes les plus proches de la personne. On est là au quotidien, il se développe un lien humain très fort, mais on n’est pas aidées par le système.
J’ai bossé comme une folle, mais j’ai beaucoup appris aussi. J’ai accompagné quelques « grands », des anciens politiques, des anciens militaires, des personnes qui avaient travaillé avec des gens célèbres. J’ai accompagné aussi des pauvres, et là c’est un autre monde, c’est la misère, ils ont des aides pour payer la boîte, mais sinon ils se débrouillent avec trois bouts de ficelle. C’est un métier où on travaille pour tout le monde, des gens de toutes classes, de toutes races, de toutes religions.
Quand tu accompagnes une personne six mois, un ou trois ans jusqu’à sa mort, et qu’elle meurt presque dans tes bras, et qu’une heure avant son dernier souffle, elle t’a souri parce que tu lui as fait une blague, tu es fier.
Souvent je recroise les enfants après, dans la rue, ils me demandent des nouvelles. Moi je n’ai eu que des félicitations, des sourires juste avant que les personnes décèdent, de la reconnaissance de la famille. Quand tu réussis à accompagner une belle fin, tu oublies ta paie de merde.
À force d’accompagner des personnes en fin de vie, tu connais la mort. Quand elle s’installe, tu la sens.
C’est pas du bricolage, l’aide à la personne, faut pas faire n’importe quoi, c’est important. Pour moi, un bon auxiliaire de vie doit avoir une bonne culture. Des fois tu tombes sur des intellectuels, alors il faut avoir de la répartie, et puis aussi un sens de l’improvisation, un sens de l’humour. C’est pas facile : tu es assistante, et en même temps médecin, psychiatre, tu es tout.
J’en ai marre, je me suis toujours battue contre l’injustice et je vis en plein dedans. Ce sont des personnes fragiles, mourantes et on en profite, on se fait de la thune dessus. Si je défends mon métier, c’est pour défendre les bénéficiaires aussi. Quand je touche de l’argent, je dois le mériter.
Je veux quitter ce domaine, c’est un grand regret, mais si t’as un CDI à me proposer, je prends direct. Car tout le monde en profite pour gagner de l’argent.
Je suis nostalgique parce qu’à un moment j’ai été obsédée par mon travail. Des fois je traverse la ville, je lève la tête et je vois un petit vieux ou une petite vieille à la fenêtre, je me demande s’il sont accompagnés, si leurs enfants, leurs proches les suivent ou s’ils attendent juste qu’ils crèvent pour avoir l’héritage.