"J’ai toujours été hors-case de toutes façons"
À la rencontre de deux vélos-taxi « sociaux »
Au Postillon, on n’est pas sectaires ! Malgré toutes nos critiques sur les batteries et sur la mode du tout-électrique (voir notre n° 72), on l’affirme haut et fort : « des véhicules à moteur électrique, y en a des biens ». Depuis quelques années, quelques vélos-taxis à visée sociale sillonnent les rues grenobloises. Portraits de deux figures des rues grenobloises, à commencer par Gloria, une des pionnières du vélo-taxi social, qui évoque autant la chute libre de l’offre de soins, les failles des dispositifs d’aide à la personne, que ses peines et ses joies.
« Je prends les gens qui ont la tête et pas les jambes, ou l’inverse, les jambes, mais pas la tête. » Ce jour-là, en l’occurrence c’était le deuxième cas : les jambes, mais pas la tête. M’sieur Oud, autour de quatre-vingts ans au compteur, souffre d’Alzheimer à un stade avancé. Impossible pour lui de faire le trajet tout seul entre son habitat et l’accueil de jour L’Escale, rue Augereau, qui accompagne des « personnes âgées présentant une maladie d’Alzheimer ou apparentée ».
En sortant de l’accueil de jour, M’sieur Oud monte donc dans le vélo-taxi de Gloria. Deux places tout confort à l’arrière, un toit en cas d’intempéries et roulez vieillesse !
Si Gloria transporte aussi des enfants, par exemple pour les amener à des activités après l’école alors que les parents sont au travail, son public – essentiellement trouvé par bouche-à-oreille, « le Facebook des vieux » – est avant tout composé de personnes âgées sans autre solution de transport pour des petits trajets.
« La plupart de ceux qui transportent des personnes en vélo le font pour le tourisme. Moi c’est du social. » Gloria transporte des habitants des « résidences autonomies » du centre communal d’action sociale (CCAS) de la ville de Grenoble, rues Saint-Laurent ou Montesquieu, pour faire leurs courses, aller à un rendez-vous médical, chez le coiffeur ou retirer de l’argent. Elle essaye de combler les manques d’une zone grise, celle des personnes autonomes-mais-pas-complètement, qui ne sont pas officiellement « en situation de handicap », mais qui galèrent bien pour se déplacer. « Quand les personnes sont complètements dépendantes, les transports sont généralement pris en charge. Mais il y a de gros manques pour les personnes en autonomie relative. Le système est mal foutu. »
Les défauts grandissants du système de santé, notamment pour les personnes âgées, Gloria les observe en première ligne. « Aujourd’hui le monde n’est plus fait pour les personnes âgées, notamment avec la numérisation. Pour tout faire, les rendez-vous avec les médecins, la Sécu, faut aller sur Internet. Pour beaucoup de vieux, c’est un enfer. »
Et puis il y a bien entendu la chute libre de l’offre de soins : « Ça se dégrade à la vitesse de la lumière. Ce n’était déjà pas fameux quand j’ai commencé il y a neuf ans, mais là l’accès aux soins devient de plus en plus catastrophique. Beaucoup de vieux ne parviennent pas à obtenir des rendez-vous chez des médecins ou des spécialistes… » Gloria enchaîne les anecdotes : « L’autre jour, je conduis une mamie, pas bien en forme, qui tenait absolument à aller chez le psy… Elle sortait de quatre jours aux urgences. Elle s’est mise à pleurer quand elle m’a raconté ce qu’elle avait vu là-bas, les brancards entassés dans les couloirs, le personnel débordé, l’attente… Elle ne dormait plus à cause de ça, c’est pour ça qu’elle voulait aller chez le psy… Ça, il y a neuf ans, ça n’arrivait pas. »
Comment Gloria, 38 ans, s’est retrouvée à transporter des vieux dans toute la ville ? Après avoir tenté d’enseigner le français puis réalisé plusieurs jobs alimentaires et autres engagements associatifs (au sein du mouvement LGBT ou à la radio), elle se retrouve au chômage, bientôt en fin de droits, quand elle tombe sur un article du journal municipal Gre.mag. Y sont promues les actions de l’Adie (Association pour le droit à l’initiative économique), qui peut par exemple accompagner les personnes sans accès au crédit bancaire à la création d’entreprise de vélo-taxi grâce au microcrédit. Séduite, Gloria met un peu de temps à se sentir légitime pour devenir entrepreneuse, bloquée plus ou moins consciemment par son « statut de femme précaire ». L’accompagnement de l’Adie fonctionne finalement à merveille et petit à petit Gloria tente de vivre des services de vélo-taxi « social ».
Au niveau économique, ce n’est pas un franc succès. Neuf ans plus tard, elle assure n’avoir « pas pris une seule semaine de vacances » et ne pas parvenir à se payer tous les mois au Smic tout en réalisant « 50 à 60 heures de travail hebdomadaire ». « Depuis cet été, je bosse aussi à côté sur un marché les samedis et dimanches matin. »
C’est que le fameux « modèle économique » du vélo-taxi « social » est difficile à trouver. Gloria gagne un peu d’argent grâce aux affiches ornant son vélo : « Je ne fais pas de pub – ou à la limite pour des commerces locaux. Mais la plupart des affiches, c’est plutôt de la délivrance d’informations, de la communication institutionnelle ou associative. J’ai souvent des affiches pour le Planning familial ou SOS Homophobie, je ne leur facture pas cher, c’est une forme de militantisme. »
L’essentiel de ses revenus provient de la facturation de ses services aux bénéficiaires : pour devenir riche, Gloria a fait une erreur de public cible. « La plupart des gens que je trimballe n’ont pas beaucoup d’argent, des minimum vieillesse de 900 euros par mois et la résidence qui leur en coûte 700… » Et puis Gloria privilégie « l’exécution à l’administratif » et doit composer avec la « zone grise » dans laquelle elle navigue, le transport ne faisant pas partie des 26 activités relevant de « l’aide à la personne » (garde d’enfants, ménage, jardinage, livraison de repas à domicile, etc.) qui donnent droit, pour l’instant [1], à des crédits d’impôt de 50 % des dépenses effectivement supportées. « Toute la philosophie de l’aide aux personnes âgées est axée sur l’intérieur du domicile. On ne réfléchit pas trop aux sorties des vieux. Et pourtant il y en a, si je ne les amène pas à la banque, ils n’ont pas de sous, si je ne les amène pas faire les courses, ils n’ont rien à manger… Mais administrativement, je ne peux pas faire partie des “aides à la personne” pour ce service. J’ai toujours été hors case de toute façon. »
Devant la résidence Montesquieu, Gloria gare son vélo pour aller chercher celui qu’elle a surnommé « Papi-colonies » – « pas celles des vacances hein… » – pour l’accompagner faire ses courses. Au Super U d’à côté, elle choisit avec assurance les produits dans les rayons. « Des listes de course de p’tits vieux, j’en connais une trentaine par cœur… Je sais quand il faut acheter une bière parce que le petit-fils va venir… La plupart, je les accompagne, et puis quand ils sont trop fatigués, comme bientôt “Papi-colonies”, j’y vais toute seule et je leur apporte… » Malgré son surnom vache, Gloria s’inquiète pour « Papi-colonies » qui, à 94 ans, ne parvient pas à trouver de médecin traitant.
Si les deux usagers croisés lors du reportage étaient des hommes, la plupart des personnes transportées par Gloria sont des femmes. « Parce qu’elles vivent plus vieilles et ont un peu moins de tabous sur le service. Les hommes ont du mal avec la perte d’autonomie. Les femmes voient mon service comme un gain d’indépendance alors que les hommes plutôt comme une perte… »
Gloria espère, elle, que le « gain d’indépendance » que ce service ponctuel permet finira par être reconnu. « J’aimerais faire normaliser le transport des personnes âgées en autonomie relative, le faire rentrer dans le maillon social comme “assistant de mobilité”, pour que ma mère, notamment, puisse en bénéficier quand elle en aura besoin ». Même si le nombre de vélos-taxis progresse doucement, à Grenoble comme ailleurs, il reste pour l’instant associé à l’image exotique du « tuktuk », comme si ce transport ne pouvait pas être sérieusement généralisé en France. « Je pense que le vélo-taxi social se développera quand on sera reconnu comme service à la personne, donc pouvant bénéficier du crédit d’impôt. » Pour l’instant, Gloria cagnotte ses revenus en espérant signer un CDI prochainement dans une coopérative d’emploi, ce qui pourrait lui simplifier les démarches administratives et lui permettre d’avoir des revenus plus réguliers.
Malgré le peu de temps libre et les faibles revenus, qu’est-ce qui continue à motiver Gloria ? « Si je persiste, c’est par amour des personnes âgées, pour tous les bons moments passés ensemble, les morceaux de vie racontés, comme cette ancienne ouvrière de Lustucru qui me racontait son boulot consistant à casser des œufs toute la journée… Et puis, à force, j’aimerais parvenir à faire essaimer ce modèle. Parce que moi aussi, je m’imagine très bien vieille en train de me faire trimballer par une jeunette dans un vélo comme ça en la faisant chier “ah de mon temps, je faisais ci, moi c’était mieux…” Mais bon, avec ma vie de galérienne, je ne pense pas que je vivrais vieille de toute façon… » Avant de contrebalancer : « Il y a un truc fabuleux : je suis dehors tout le temps et tout le monde reconnaît la dame vélo-taxi ! »
« Triporteur comme porter assistance »
« J’ai déjà ramassé des gens qui ne se souvenaient plus de leur adresse… D’autres qui ont vomi depuis le vélo… » L’aventure d’Adrien dans le transport de personnes en vélo-taxi a commencé dans une ambiance plutôt très alcoolisée.
Il y a deux ans, dans le cadre d’une licence pro « aménagement paysager », Adrien était en alternance dans l’association En vert et avec tous. Pour transporter du matos de l’association, il avait emprunté quelque temps un triporteur à la ville de Grenoble. Le soir, il trimballait ses potes pour leur faire essayer, et a commencé à se faire alpaguer devant les terrasses de bar en fin de soirée. Des qui avaient trop bu voulaient monter sur son vélo pour rentrer chez eux. Par jeu, Adrien acceptait et les ramenait gratuitement.
Pendant toute son année d’alternance, il a régulièrement réemprunté un triporteur, pour son association et pour les fins de soirées. Les bourrés l’ont vite fatigué, il a continué à en faire un peu, mais surtout avec « l’envie d’aider plus des gens dans le réel besoin, des personnes à mobilité réduite, des femmes ou personnes LGBT pas à l’aise à l’idée de rentrer seules la nuit, etc. »
Une fois son alternance finie, à l’été 2023, Adrien décide de se lancer vraiment dans l’aventure vélo-taxi. Il monte une microentreprise, et grâce à des aides de la Métropole, de l’État et des « Boîtes à vélo » parvient à acheter un vélo-cargo qu’il nomme « Trip’orteur ».
Toute l’année sauf l’hiver, les tournées de fin de soirée continuent, deux ou trois par semaine, en fonction de la « marée ». Après avoir souvent passé le début de soirée à la Bastille, il juge de la dynamique des soirées depuis le haut. « Mon principal indicateur de la vie nocturne visible d’en haut, c’est la place de Bérulle. Elle grouille parfois d’un peuple agité, avec des pubs renvoyant à l’Irlande, la Belgique, et peut-être au monde entier pris dans un élan d’ivresse. Quand il y a du monde et de la pagaille, que la météo s’y prête bien, alors il faut descendre. C’est ce qu’on appelle la méthode du bar-au-mètre. »
Entre minuit et deux ou trois heures du matin, il raccompagne souvent cinq ou six personnes, en leur proposant de payer prix libre, au prix indicatif de trois euros par kilomètre… Pour se faire connaître, il a une grosse pancarte sur le vélo et puis il laisse des messages sur Instagram pour annoncer qu’il « bosse » ce soir… « Je ne suis pas fan des réseaux sociaux, je préférerais utiliser uniquement des réseaux de la vie réelle. »
Et surtout, il n’est pas fan de proposer un service payant, accessible uniquement aux personnes qui en ont les moyens. Alors ce qu’Adrien tente de développer, ce sont des partenariats avec des structures le payant pour trimballer les gens gratuitement sur leurs évènements. « J’ai été embauché plusieurs fois par la ville de Grenoble pour transporter des personnes aux “Olympiades populaires”, ou à “L’été sur les quais”. Cette année je vais être embauché par le restaurant du quartier de l’Abbaye La Pirogue pour amener des personnes âgées du quartier aux évènements que le lieu organise… J’essaie de nouer des partenariats avec des festivals, pour les fins de soirées… » Si Adrien se réjouit des mesures de prévention de plus en plus souvent mises en place pendant les soirées étudiantes, il remarque que pas grand-chose n’est prévu pour le retour à la maison. « Tout le monde doit se débrouiller pour rentrer chez soi, même ceux qui ont trois grammes… » Sur son vélo, il y a quantité de matériel de « prévention », des flyers, des éthylotests, des préservatifs, etc. Lui-même a fait quelques formations de base sur des questions santé et prévention.
Le « vélo-balai » de fin de soirée ? C’est a priori unique en France. « En tous cas je n’en connais pas d’autres qui font ça », assure Adrien qui aimerait faire vivre une « alternative solidaire » « prétexte à la rencontre, conviviale, qui aide les gens qui en ont besoin » plutôt qu’un « business ». « Ça pourrait vite devenir très capitaliste avec l’obligation d’être le plus productif possible. Dans l’idéal, j’aimerais monter une association, qu’on soit plusieurs… »
Adrien, qui gagne pour l’instant quelques centaines d’euros par mois avec cette activité, tâtonne pour savoir comment la poursuivre, « toujours le cul entre deux chaises. Je suis imprégné par la culture militante et associative de la ville. Dans ce milieu, je passe pour un “requin entrepreneur”… Et le milieu de l’entreprenariat me prend pour un petit rigolo à la masse. On me conseille de faire une appli, qu’on puisse noter les coursiers avec des étoiles… » Des horreurs bien loin de sa philosophie, qu’il a tenté de résumer dans un texte : « Attirer l’attention pour atténuer les potentielles tensions. Faire irruption dans le quotidien pour y amener une certaine poésie. Permettre à chacun·e de se déplacer sereinement, et en plus avec classe. Se rendre légitime dans l’espace public, quel que soit notre genre, relever la tête face aux tripoteurs pervers lubriques harceleurs et autres fléaux, dans la rue comme ailleurs. Triporteur comme porter assistance, voire même porter secours : c’est pour cela que c’est important. »
Notes
[1] Gloria s’inquiète beaucoup de l’évolution législative autour de l’aide à la personne, et notamment de la loi n° 2015-1776 restreignant les possibilités de crédit d’impôt pour des quantités de service. « Concrètement, des bénéficiaires qui payaient jusque-là moitié prix grâce au crédit d’impôt ne pourront pas payer plein pot et vont devoir se passer de services pourtant essentiels… » assure-t-elle.