« On a une règle à En Marche c’est la bienveillance, donc dans les questions qu’on pose on reste bienveillants. » C’était le mot de la soirée et c’est un des termes préférés des marcheurs : la « bienveillance ». C’était le 14 septembre dernier pour la « présentation des candidats au poste de référent départemental de l’Isère » à la Maison des associations. Ma première incursion dans le monde macroniste : j’allais enfin rencontrer mes potes du parti – un parti, c’est comme une famille. Et là, la douche froide : on est vraiment que trente dans cette grande salle ? Trente pour choisir le chef départemental ? J’avais pourtant lu dans les mails qu’on était cinq mille en Isère. Ils sont où, les autres ?
Cinq candidats, que des hommes. Je connaissais personne, à part Lahcen Benmaza, déjà plusieurs fois candidat « indépendant » à des élections grenobloises malgré ses 32 ans, et récemment dragué par le multirécidiviste de la candidature, Alain Carignon. Il se présente sagement comme les quatre autres, ils ont tous l’air très gentils. L’avantage de la « bienveillance », c’est que tout le monde raconte à peu près la même chose « Le poste de référent je le vois plutôt dans un esprit start-up que trop hiérarchisé » ; « Je me disais le week-end dernier en faisant du VTT, c’est fabuleux où on habite » ; « Je ne suis, ni de droite ni de gauche : les bonnes idées n’ont pas de couleur » ; « Pour moi il n’y a pas de frontière entre les modérés, il n’y a que des horizons à partager » ; « La Rem, c’est avant tout un esprit plus qu’un parti » ; « Le seul mot en -isme qui me plaît, c’est l’optimisme », etc. Du beau blabla qui de toute façon n’aura pas trop d’incidence. Si les adhérents ont le droit de voter pour choisir le référent, c’est le QG de la Rem à Paris qui décidera du choix final.
Démobilisation générale
« On constate une forte démobilisation par rapport à la période pré-élections présidentielles, qui reste une sorte d’âge d’or pour les marcheurs qui l’ont connue. »
Pour une fois, voilà un mail intéressant. Reçu le 2 octobre, il s’agit d’un compte-rendu d’une réunion à laquelle ont assisté treize personnes, douze hommes et une femme, occasionnant ce constat lucide : « la proportion hommes - femmes est inacceptable, ainsi que le manque de diversité sociale. » Dans ce compte-rendu, on est loin des discours enthousiastes Macron-oui-oui : « La plupart des comités de Grenoble (ville) dorment. Les raisons en sont multiples, mais la principale semble être le manque d’objectif des réunions de comités (à quoi ça sert de consacrer une de nos précieuses soirées pour seulement discuter entre nous). Remontées vers le QG, mais aucun retour. Et même localement, est-ce que seulement la voix des comités est écoutée ? Entendue ? Utile ? ». L’heure est à la sinistrose pour les marcheurs grenoblois, qui concluent par un sans appel « Il n’y a pas de visibilité de la Rem au niveau local (médias, réseaux sociaux), pas de présence des comités. »
Afterworks soporifiques
« Alors voilà, cette année on s’est dit qu’on pourrait faire des afterworks de temps en temps, pour échanger entre marcheurs et marcheuses » explique Émilie Chalas en début de réunion.
Ça se passe fin octobre, à la brasserie Le Béguin, vers la place Victor Hugo. Une vingtaine de personnes présentes, moyenne d’âge autour de 40 ans, chemise et souvent costard pour les hommes, robe ou haut avec petit tailleur pour les femmes, Coca zéro pour tout le monde.
La réunion commence par un mea culpa de la député qui « entre Paris et [sa] famille [n’avait] pas vraiment eu le temps d’être avec les marcheuses et marcheurs grenoblois. » Ensuite elle parle « public relations » et « hold-up » pour aboutir à la visite de Gérard Colomb, ex-ministre de l’intérieur, à Échirolles en septembre 2018. « Je vais vous raconter une anecdote que je ne peux évoquer qu’entre marcheurs. Quand nous étions à Échirolles avec Collomb, des personnes de La Rem m’ont dit de m’approcher de lui pour apparaître sur la photo dans l’épicerie. Donc j’ai essayé de me faufiler entre les gens et à ce moment-là, Piolle m’a mis un coup de coude dans les côtes pour passer devant moi. Je me suis dit mais où est la courtoisie et surtout vis-à-vis d’une femme ! » Les militants sont remontés par l’attitude du maire : « C’est ringard franchement ! » D’autres soupirent. Comme les esprits s’échauffent, le sujet de l’été ne tarde pas à venir : « Par rapport à ce qui s’est passé cet été avec l’affaire Benalla, je pense que comme mouvement politique qui est encore jeune, on n’a pas le droit de faire des erreurs de ce genre parce que la presse va sauter dessus », lance un marcheur qui a l’air un peu agacé par le manque de professionnalisme. Émilie Chalas répond : « Benalla fait partie de la société civile, comme beaucoup de personnes dans ce mouvement. Il travaille différemment, avec d’autres codes… Il vient d’un autre milieu et c’est ça qui dérange l’opposition. Dans notre gouvernement c’est la confiance qui prime pour être désigné à un poste. » À la fin des échanges, tout le monde va payer son coup séparément au comptoir. Je ne suis pas encore intégrée, je n’arrive pas à discuter avec quelqu’un. Et la bienveillance, bordel ?
Le politicien miniature
Un mois et demi plus tard, je retrouve mes nouveaux collègues lors d’un apéro au siège départemental des deux députés En Marche. Émilie Chalas tente de motiver les troupes : « On a absolument besoin de vous à Grenoble pour relayer les informations sur les choses qui sont faites car nous ne sommes que deux députés En Marche ici. Alors on compte pleinement sur vous ! »
Cette fois, les militants sont plus avenants. Un monsieur m’aborde, content de voir une nouvelle recrue. Enseignant à Sciences Po, chargé du master pour passer les hauts concours administratifs de la police, ce Philippe Bedouret milite pour le Parti radical. Il me parle en utilisant pleins de sigles que je ne comprends pas. Et puis, il en vient à l’actualité : « Vous avez vu ce qui se passe avec les gilets jaunes ! Ils mélangent tout ces gens-là. Mais bon après, ils n’ont pas tort sur tout. Et l’attitude de Macron en ce moment, ce n’est pas possible ! Nous, Macron on l’a monté de toutes pièces, son premier meeting c’est nous qui l’avions monté avec Collomb. D’ailleurs s’il [Collomb] est parti c’est parce qu’il a vu que la colère des gilets jaunes allait arriver et à son âge ça ne lui apporterait rien. »
Un verre à la main, j’ai la « chance » de rencontrer un des plus jeunes attachés parlementaires de France, Loïc Terrenes. « Je suis AP d’Olivier Veran » m’annonce-t-il fièrement. Avec son costard, il a l’air d’un véritable politicien miniature, dents rayant le parquet comprises. Je lui annonce que j’aimerais rentrer dans les JaM (Jeunes avec Macron), il me répond qu’il n’y est pas. À cette époque, il est candidat pour être référent départemental de La Rem (c’était un des cinq) : son truc à lui, Loïc, malgré ses vingt-deux ans, c’est les grands, pas les JaM. Il a compris où était le pouvoir. Comme dans tout parti politique, les sections « jeunes » sont avant tout utilisées pour les tâches peu reluisantes, le tractage semblant être l’activité principale comme me l’expliquera plus tard un JaM.
Loïc Terrenes est en compagnie d’une autre fille, les deux étudient à Sciences Po Grenoble. Comment se passe la vie politique de ce petit groupe dans le milieu étudiant ? Loïc Terrenes analyse tristement : « Tu sais, historiquement Grenoble est à gauche et Sciences Po ici, c’est très rouge, même coco je dirais. »
Après avoir échangé rapidement sur nos parcours – mon personnage bidon est bien passé –, ils me suggèrent de rejoindre les JaM le samedi suivant. Au programme : une formation sur l’Europe avec tous les JaM de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Youpi !
Vous ne nous empêcherez pas de payer le péage
Samedi 1er décembre, huit heures quarante du matin. J’attends dans le froid qu’une voiture passe me chercher. La pilote Marine Roche, référente des JaM 38, me prévient : « Juste pour que tu saches, j’ai une conduite sportive mais ça se passe toujours bien en général, tu peux demander aux autres. » Mais on est pas seulement là pour rigoler : « Putain, c’est sûr qu’on va se taper des gilets jaunes sur la route. Ceux d’Ardèche sont partis deux heures à l’avance pour espérer être à l’heure. Ils n’ont pas intérêt à me saouler ! » À Voreppe, on croise de nombreux camions de gendarmes mobiles. « Oooh des CRS, moi je suis contente de les voir là ! » s’exclame la passagère à mes côtés. Marine Roche se croit déjà au pouvoir et imagine : « Si j’étais préfet je dirais : “Ben non, cette route est privée on ne la bloque pas.” Les CRS c’est les seuls à les virer, le reste de la police fait rien, elle regarde. Et pourquoi ils peuvent décider que le péage est gratuit alors que c’est privé ? »
À l’approche des barrières de péage tout le monde tire la gueule dans la voiture. On nous fait signe de baisser la vitre et une gilet jaune dit : « Allez-y, le péage est gratuit ! C’est Macron qui paye ! » Au volant, on lui répond l’air agacé en faisant rugir le moteur : « Et ben non, moi j’ai le télépéage donc je paye. » Dans ta face ! Et les JaM de repartir avec la fierté d’enrichir Area.
Pour commencer cette journée, une visite des caves de la Chartreuse est au programme – un passage obligé pour tous les politiciens du coin, c’est le patrimoine local, ma brave dame. Sur place, on retrouve des JaM de Lyon, St Étienne, d’Ardèche, de Savoie, de Haute-Savoie, ou de l’Ain. Mais même en ayant rameuté toute la région, on est seulement une trentaine de personnes de 20 à 25 ans. Pour l’Isère, je dénombre quatre JaM (je ne me suis pas comptée, j’avoue).
Bref, on visite les caves en faisant des photos un peu partout et en posant avec les bouteilles. La guide nous parle de la VEP, une Chartreuse spéciale qui coûte environ 155 euros, soit quatre fois le prix de la bouteille normale : « Vous imaginez c’est quand même cher, quoi ! » « Mais c’est quoi cher ? » demande une militante franco-suisse. Tout le monde rigole, moi je fais semblant.
Une fois la visite terminée on reprend la voiture direction Moirans où a lieu la suite de la journée : une formation sur l’Europe. Ce déplacement nous oblige à repasser vers un péage également occupé par des gilets jaunes. Une science‑pipotiste en troisième année s’interroge : « Ils ont que ça à foutre de leurs samedis ? Tu vois à défaut d’avoir de l’argent pour faire du shopping, eux ils font ça le samedi ! » Un étudiant en droit continue : « 70 000 personnes qui manifestent ce n’est pas représentatif d’un vrai problème. » Ce samedi là, même les chiffres sous-estimés du ministère de l’Intérieur parlaient de 125 000 personnes dans les rues.
Devenir un blablateur professionnel
À Moirans, on pique-nique en attendant les autres JaM qui sont passés manger au Burger King et se retrouvent coincés dans les bouchons. Un des jeunes sur place me décrit l’intervenant à venir, Bertrand Biju-Duval, attaché parlementaire d’Émilie Chalas : « Il se déplace seulement à vélo, de partout ! » Étonnamment, il arrive pourtant en voiture. C’est reparti pour une belle photo de groupe : les JaM sont bien dans leur époque et aiment avant tout leur image. Sacha Benhamou, conseiller politique de La Rem à Paris venu pour l’occasion, suggère : « Avancez et bouchez les trous comme ça tous nos opposants vont croire qu’on est beaucoup. »
L’exposé sur l’Europe peut enfin commencer, ça me rappelle mes cours d’éducation civique au lycée. Tout le monde est très Europe-friendly, pas de questions sur la libre-concurrence, les lobbys, les mesures d’austérité dans les pays pauvres. Mais attention, il y a des JaM qui ont quand même un esprit critique européen : « Comment on justifie le fait que l’Europe ne pénalise pas des pays faisant partie de la communauté, qui violent les droits de l’Homme comme la Pologne avec les homosexuels par exemple ? » L’attaché parlementaire répond : « Des sanctions économiques ont été prises, mais ça prend du temps à se mettre en place. Ce qu’il faut retenir et dire aux gens c’est que l’Europe est quand même un exemple pour le monde. Est-ce qu’on ne serait pas les champions du monde des droits de l’Homme ? » À quand une coupe à décerner pour cette nouvelle compétition ?
La deuxième partie de la formation est un atelier de prise de parole en public. Il est animé par l’avocat Jean-Luc Médina, ancien bâtonnier du Barreau de Grenoble, qui commence par nous donner certaines pistes de communication : « Il faut avoir le visage doux lorsque vous parlez, un petit sourire mais pas moqueur. Il faut se tenir droit et les mains toujours ouvertes ». S’ensuit un tour de table, où je réalise qu’ils et elles savent tous bien parler. Jouer au politicien, ça doit être leur passion depuis longtemps.
La formation finit par la présentation de l’application Telegram, le moyen à travers lequel tout ce petit monde communique. On nous donne aussi certaines pistes pour rallier des personnes au mouvement, quelques outils marketing de la start-up nation : « On peut draguer les assos en les invitant aux évènements par exemple ».
Avant de repartir sur Grenoble, on fume une clope dehors : des indus’ ou des clopes électroniques, pas de roulées. Le coordinateur régional des JaM porte une écharpe rouge, il s’adresse à une militante : « T’as vu je suis Macron, je mets mon écharpe comme lui ». Cette dernière le corrige : « Mais non, Macron il la met à l’intérieur » en repositionnant l’écharpe.
Sur la route, la nouvelle conductrice analyse : « Nous, les JaM par rapport à la République en Marche on soutient pleinement Macron, on le critique pas. Parce que c’est un homme dynamique et jovial ». J’ai l’impression d’avoir plus affaire à un fan‑club qu’à un cercle de réflexion politique.
Au marché de Noël on boit un verre de vin chaud avant d’aller au resto. En partant je me rends compte que je suis une des seules à récupérer mon euro de consigne pour le verre.
L’envie de casser du gilet jaune
Le restaurant Ici Grenoble est le seul à avoir accepté de nous accueillir, selon Marine Roche qui a « galéré à trouver ». L’ambiance de ce resto concept et branchouille est assez décontractée, les costards et chemises des JaM sont plutôt en décalage avec le décor. À table, vin chilien, burgers ou salades composées. Juliette remarque soudain qu’il y a un gilet jaune suspendu sur un cintre. C’est la panique, mais après un moment de doute tout va bien : à ce qu’il paraît c’est un cycliste. Le sujet est lancé :
– « Vous avez vu à Paris ils ont tagué l’Arc de triomphe ! C’est n’importe quoi »
– « Pfff, il y a certainement des fautes d’orthographe dedans ». Tout le monde rigole.
– « Non mais t’es patriote et tu tagues les monuments nationaux !? »
– « De toute façon c’est simple, on a qu’à enlever tous les impôts et les cotisations sociales et qu’ils se démerdent ! »
Thomas, qui était arrivé dans sa belle Mini Cooper aux couleurs du Royaume-Uni, s’échauffe : « Moi les gilets jaunes c’est tout ce que je déteste, j’aimerais bien être CRS bénévole juste pour casser du gilet jaune. » Benalla, sors de ce corps !
Loïc Terrenes nous a rejoint juste pour le dîner. L’air un peu inquiet et mystérieux, il ne parle presque pas. Certains s’éclipsent avant la tournée des bars. Thomas est déçu : « Il y en a plein qui partent, au final on va être seulement deux ou trois à se mettre bleu ». On va d’abord au Tonneau de Diogène mais c’est complet, la référente départementale nous conseille d’aller au Barberousse : « Séparez vous en petits groupes et faites semblant de ne pas vous connaître pour qu’ils nous laissent rentrer ». Sur le chemin une des JaM roule des mécaniques : « J’aimerais bien croiser des gilets jaunes là, pour rigoler un peu ». Un autre militant réagit : « Ah non, un Insoumis ça serait plus drôle quand même ». J’abandonne les JaM avant d’entrer dans le bar, j’ai peur d’être saoule et de dévoiler ma véritable identité.
Cafouillage pour la désignation du chef
Mais dans tout ça, où en est la bienveillance ? Et l’élection du référent départemental ? Un beau bazar : les adhérents qui ont voté (quelques centaines) ont désigné Olivier Six, patron de deux entreprises de la cuvette. Mais dans un processus démocratique complètement disruptif, les chefs parisiens ont décidé d’installer au poste de référent Loïc Terrenes, le bébé‑Macron de 22 ans, assistant parlementaire d’Olivier Véran rencontré plus haut. Ce choix pourtant innovant du nouveau monde n’a pas plu à tout le monde. Le 4 décembre, le marcheur Michel Belakhovsky, ancien président du CCSTI de Grenoble, s’indigne par mail :
« Ne pas respecter le vote, même s’il était annoncé comme indicatif, du référent heurte fortement ma sensibilité démocratique. De plus, c’est évidemment un très mauvais signal de centralisme autoritaire dans le contexte actuel ! Je réclame une discussion collective d’urgence. »
La bienveillance bat de l’aile
Le lundi 17 décembre je reprends du service avec une nouvelle formation passionnante, « Comment parler Europe pendant les fêtes », au café de la Table ronde. L’invité Schams El Ghoneimi, ancien conseiller au Parlement européen, fait de la retape pour les élections européennes du 26 mai 2019. Nous sommes 25 personnes, les âges fluctuent entre 35 et 60 ans. Il y a des tickets pour avoir des boissons, je n’ose pas en prendre et je m’assois au fond. La salle est remplie de drapeaux européens, et une banderole « En Marche ! » se trouve en arrière plan du décor. « Et alors ils sont où les JaM ? » m’interroge Betrand Biju-Duval. Je n’en ai aucune idée... « Marine Roche m’a dit qu’elle viendrait et qu’elle en ramènerait 58 ». Elle n’est même pas là et je suis la seule de moins de trente ans. Même l’ancien référent Jean-Pierre Aroyo lui demande, amusé : « Ah bon, mais ils sont 58 en Isère ? » Je remarque un enfant d’environ huit ans avec sa mère. Il fait ses devoirs avant de se taper la formation : « Je peux télécharger un jeu maman ? » Sa mère accepte et ils engagent une conversation sur le « réseau 4G qui passe mal » et d’autre trucs d’iPhone que je ne saisis pas.
Le fanatisme européen est exposé (voir encart). À un moment, le ton monte entre deux marcheurs : « Les bateaux de croisière sont super polluants et ils ne peuvent pas couper leurs moteurs, donc quand ils stationnent sur le port de Marseille mettons, ils polluent l’équivalent de 5 millions de voitures en une heure » s’énerve l’un deux. Un autre, monsieur-je-sais-tout qui se présente comme physicien théoricien, répond : « Mais ces affirmations sont fausses, elles viennent d’où vos sources ? » Tout le monde commence à s’agiter et le premier marcheur finit par quitter la salle. Trois autres personnes qui étaient intervenues pour parler écologie le suivent. Une militante qui n’avait pas arrêté de lécher les bottes d’El Ghoneimi lâche : « Mais la question du climat aujourd’hui ça nous concerne tous et on doit travailler en communion. Ensemble on fait la force, we are Europe, we buy European. » Dit en anglais, je vous jure. Ces gens sont fous.
Adieu la bienveillance
Jeudi 20 décembre à midi et quart, tous les marcheurs grenoblois sont invités à un repas de noël au K Fée des jeux. Grosse fête : nous sommes cinq. Je me sens pas très à l’aise : il n’y a aucun visage connu. Je suis la seule jeune, ils ont plutôt la cinquantaine et il n’y a qu’une autre femme.
On passe au sujet du « Grand Débat national ». Comment va-t-il être organisé ? Nul ne sait vraiment. À quoi va-t-il aboutir ? Pas de réponse claire non plus et aucune piste concrète ne semble être en vue. En revanche, on rebondit sur le fait que « cette envie de participation directe des citoyens est globale et elle s’applique même à nous au sein du mouvement ». Je me dis que c’est le moment d’intervenir : « Je suis d’accord et finalement c’est un peu ce qui c’est passé dans notre comité en Isère, avec l’élection du référent... » Bingo, j’ai tapé dans le mille. « Bien sûr, en plus il y a déjà beaucoup de monde au courant de ce problème et je ne pense pas que ce soit très bien non plus. » Pour la désignation du référent, suite à la bronca interne, les chefs parisiens ont décidé de revenir sur la décision et de désigner Olivier Six référent départemental. Seule la lutte paye pour les marcheurs isérois qui sont parvenus à faire respecter leur vote. Décidément, Macron cède de toutes parts.
C’est Noël, mais il n’y a ni papillote, ni bonne nouvelle : c’est plutôt l’heure d’exposer les tensions au sein du mouvement. Les cibles principales sont les deux députés grenoblois, surtout Émilie Chalas et son collaborateur Bertrand Biju-Duval, que beaucoup de marcheurs ne peuvent plus blairer. Ça fait un moment qu’ils essayent de structurer le mouvement à l’échelle de la Métropole dans un machin intitulé : « Grenoble cœur de ville, cœur d’Europe ». Mais ça n’a pas l’air de plaire aux leaders alors un mec balance : « C’est sûr, ça fait bientôt trois mois qu’on veut mettre en place ce projet mais on sait bien comment ça marche, Émilie Chalas... » Les ragots commencent à émerger petit-à-petit : « Eh oui au fait j’ai vu sur la boucle qu’avec Bertrand Biju-Duval t’as eu des altercations ». En secouant la tête l’autre militant lui répond : « Oui on vient de parler pendant au moins une heure, mais tu sais Bertrand est très fort pour tout justifier et tout expliquer, après il faut savoir si tu le fais par conviction ou parce que tu suis simplement… Bon au moins les choses sont dites. » En attendant le café, tout le monde est sur son portable, le monsieur à mes côtés remarque que : « C’est la plus jeune et c’est la seule qui n’est pas sur son téléphone ». Je commence peut-être à devenir suspecte. Une fois le café fini, je m’en vais, soulagée de ne plus jamais les revoir.
Le fanatisme européen
Pendant la soirée du 17 décembre autour de l’Europe, l’intervenant marcheur Schams El Ghoneimi a tenté de persuader la vingtaine de personnes présentes que « l’équité sociale et environnementale est plus que possible avec l’Europe. Tous les progrès écolos sont bien ficelés, on a réussi à mettre en place des régulations financières extrêmement importantes comme le plafonnement des spéculations pour les traders... » Et de citer tout un tas d’autres projets et d’initiatives, comme celui des GPS : « 10 milliards d’euros ont été dépensés pour rendre plus précis nos GPS. Imaginez qu’on pourra localiser nos téléphones même dans la voiture, parce qu’aujourd’hui on peut seulement détecter ce qui se trouve à 3 mètres ». Pour « détecter » des mesures européennes de justice sociale, c’est par contre beaucoup plus compliqué.
Les militants écoutent sagement pendant une heure, pour laisser place aux questions : « Et par exemple [sur] un sujet sensible comme l’immigration, les gens sont de plus en plus réticents et ne parlent que de l’Europe passoire, on leur dit quoi ? » L’intervenant balance l’élément de réponse : « Regardez, d’ici 2050 la population européenne aura vieilli, donc on va avoir besoin d’immigrés pour équilibrer la finance publique. C’est économiquement rentable parce que ces personnes se forment ailleurs mais travaillent en Europe donc on a pas investi dans leur formation ». Et à propos de l’environnement ? « En ce moment on veut faire voter [un budget de] 15 millions pour de la recherche et de l’innovation dans les secteurs de l’énergie et du climat. À la différence des Insoumis nous on veut investir pour permettre aux technologies de nous aider à faire la transition écologique. Le climat a un avenir très positif avec l’Union. » Croire que les nouvelles technologies vont sauver le monde alors qu’elles l’artificialisent, qu’elles pillent ses ressources et qu’elles sont terriblement énergivores : rien de très « disruptif » dans cette croyance surannée.