Accueil > Décembre 2018 - Janvier 2019 / N°48
Tous notés avec l’intelligence artificielle ?
Intrusif, ça rime avec maif
Plusieurs lecteurs du Postillon nous ont renvoyé l’invitation, intrigués : le 11 octobre, la Maif invitait ses sociétaires à une « conférence-expérience » autour de l’intelligence artificielle au Prisme de Seyssins. Pourquoi « l’assureur militant » s’empare-t-il de ce thème ? Pour les assureurs comme pour plein d’autres industriels, l’intelligence artificielle (IA) est une opportunité de dématérialisation, de business, et de construction du meilleur des mondes. Mais bizarrement, il n’a pas été question de ces perspectives lors de cette soirée. Le Postillon rattrape cet oubli.
« Ça va bien se passer ce soir, hein ? Vous allez pas foutre le bordel ? » Curieux accueil pour la « conférence-expérience » organisée par la Maif au Prisme de Seyssins ce 11 octobre autour du thème « Intelligence artificielle, retour vers demain ».
À l’entrée, deux membres du collectif Grenoble Anti-Linky distribuent des tracts intitulés : « contre la ville-machine, restons libres et humains ». Une « expérience » qui ne plaît pas aux organisateurs, remontés comme des coucous contre ces deux contestataires. J’ai l’audace de discuter une minute avec ces derniers, et c’est pour ça que je suis accueilli par des questions inquiètes.
Ils sont tendus à la Maif : les distributeurs de tracts n’ont même pas eu le droit de rentrer, alors qu’ils étaient inscrits. À l’intérieur, il y avait deux autres membres de Grenoble Anti-Linky, eux aussi pressés par un vigile de confirmer que « ça va bien se passer ». Quand je questionne la Maif sur cette inquiétude plutôt disproportionnée par rapport aux forces en présence, Mahiedine Ouali, « responsable de l’action mutualiste de la Maif », me répond : « on a demandé aux personnes qui distribuaient des tracts de s’éloigner parce qu’en termes de comportement, nous n’étions pas dans les standards de la courtoisie que nous attendons. » Et quand je lui fais remarquer que le parvis est un espace public où chacun fait ce qu’il veut, et qu’ils n’ont quand même rien fait d’autre que de distribuer des textes, sans insulte ni rien d’agressif, il assure : « le problème c’est que la Maif a été mise en cause dans ce tract, on s’est fait accuser de ‘‘soutenir le transhumanisme’’, or c’est pas du tout le reflet de ce que nous portons. »
Ce qui est sûr, c’est que « l’assureur militant » soutient l’intelligence artificielle. À l’intérieur du Prisme, des stands de start-ups connectées et de Clinatec, la clinique de l’interface homme-machine du Commissariat à l’énergie atomique. À la tribune, deux orateurs pérorant sur les « algos » et le monde merveilleux que va nous offrir l’IA. Le technologue 2.0 Vincent Lecerf s’extasie : « en moins de dix ans, tout le monde va adopter l’IA, comme ça s’est passé pour le téléphone portable. (…) Au lieu de mettre 400 ans, comme l’imprimerie, à changer le monde, l’IA va mettre quatre ans à bouleverser notre manière de vivre. » Thierry Menissier, un philosophe grenoblois spécialiste de Machiavel, de l’Innovation et de l’Amour-de-lui-même, s’émerveille : « L’intelligence artificielle est l’augmentation de l’intelligence humaine. (…) Notre tâche est d’utopiser l’intelligence artificielle. On nage dans un univers culturel dystopique et c’est très gênant. Forcez-vous à utopiser la machine, à l’idéaliser. »
Deux heures de blabla plutôt soporifique, sans aucun « bordel », si ce n’est une question sur le manque de démocratie autour de ces développements « révolutionnaires ». Et surtout la véritable question intéressante de la soirée n’a pas été évoquée : pourquoi la Maif organise-t-elle une soirée autour de l’IA, un thème a priori loin de son cœur de métier d’assureur ? Parce que l’IA va aussi « bouleverser » le secteur de l’assurance ? Au téléphone, Mahiedine Ouali affirme : « Par rapport à l’IA, on a un état d’esprit qui est de toujours regarder les changements avec un angle positif. L’IA peut améliorer la gestion des données, les process, les offres de garantie de manière assez concrète. (…) Sur les données, ça peut nous permettre de détecter les comportements frauduleux. »
En fait, l’IA a déjà commencé à révolutionner le secteur de l’assurance. « L’intelligence artificielle s’apprête à ouvrir une nouvelle ère : celle de l’assurance sans contact, s’extasient Les échos (27/10/2017). Il sera bientôt possible de souscrire son assurance et même d’être indemnisé en cas de sinistre en quelques secondes seulement et sans rien faire. » Ces innovations sont présentées comme un progrès parce qu’elles permettront « d’en finir avec la paperasse. » Effectivement, terminés les dossiers et les négociations au téléphone. place désormais au pouvoir intégral des algorithmes et des interfaces sans humain. Ce sont les joies de la « dématérialisation », par ailleurs à l’œuvre un peu partout, des opérateurs téléphoniques à la caisse d’allocations familiales. Avez-vous déjà essayé de réclamer un dû ou d’expliquer une situation originale à une interface numérique ? C’est ce genre de mission impossible qui devrait se répandre avec le développement de l’IA dans le domaine de l’assurance.
Mahiedine Ouali évoque également Lemonade, « le peer to peer de l’assurance », au cours de la conversation. Cette boîte israélienne propose « un service d’assurance le plus personnalisé possible. Pour s’inscrire, le futur assuré répond à une série de questions posées par un bot. Lui est ensuite proposée une police d’assurance adaptée. » L’assurance la plus personnalisée, c’est celle qui vous connaîtra le mieux, et qui – grâce à l’IA – pourra traiter quantité de données de votre vie privée.
Le Monde (06/09/2016) nous raconte que l’assureur Generali lance pour la première fois en France une « assurance comportementale ». Celle-ci consiste pour l’assuré à justifier d’un certain mode de vie (consommation d’alcool, de tabac, rapport au stress et à l’alimentation) afin de voir le prix de son assurance calculé en fonction du respect de ces critères. Une sorte de bonus/malus adapté à l’humain. Dans une tribune parue quelques jours après (Le Monde, 23/09/2016) le président de la Mutualité Française s’oppose à cette nouvelle forme d’assurance en rappelant quelques évidences. D’abord la mutuelle santé repose sur la solidarité : les bien-portants payent pour les malades. Ensuite, l’assurance comportementale témoigne d’une formidable ingérence dans la vie privée. Puisque pour faire baisser le prix de sa mutuelle et justifier d’un mode de vie « sain », il va falloir le prouver auprès d’un assureur et détailler chaque détail de la vie intime (une personne ayant des rapports sexuels quotidiens payera-t-elle moins cher, ou plus ?).
En Chine, l’IA, développée notamment dans les logiciels de reconnaissance faciale des caméras omniprésentes, permet à l’État de décerner des bons ou mauvais points aux citoyens. Un reportage de TF1 (4/11/2018) explique ce charmant système :
« La Chine a décidé d’attribuer des notes à chacun de ses habitants. Prenons cette dame de 56 ans, elle a un crédit de 800 points, ce qui est énorme. Elle les a parce qu’elle se comporte bien en aidant par exemple ses parents âgés. Ça va lui donner accès à des avantages, l’accès à des bonnes écoles pour ses enfants, une réduction de sa facture d’électricité. Ce jeune homme, par contre, ne se comporte pas de la même façon : il a 26 ans, c’est un barman et son crédit à lui n’est que de 400 points, c’est très faible. Pourquoi ? Parce qu’il a la fâcheuse habitude de fumer dans les endroits publics, là où c’est interdit, ou plus grave, il critique le gouvernement sur Internet. Là, son crédit va descendre et il peut avoir, par exemple, sa connexion Internet ralentie, et être interdit de prendre l’avion. »
Quel rapport avec la France et la Maif ? Ce genre de mesure ne passerait jamais chez nous (c’est ce qu’on disait des caméras partout dans les rues il y a vingt ans), et puis la Maif est quand même un assureur militant qui a des principes, n’est-ce pas ? « On a des engagements éthiques à la Maif, on a fait une charte sur le numérique et on ne veut surtout pas substituer l’IA à l’homme, m’assure Mahiedine Ouali. Il faut que ces changements s’adaptent à nos valeurs. » De belles paroles ? Face à l’invasion de l’IA et à ses multiples possibilités de business, je ne pense pas que des « engagements éthiques » puissent empêcher quoi que ce soit. Ces dernières années, tout ce qui est possible techniquement finit par se réaliser, malgré les belles paroles (l’utilisation commerciale des données personnelles par Facebook est un cas d’école). Contre le meilleur des mondes développé par l’IA, il faut avant tout exprimer un refus clair et net. Et pour nous qui aimons les circuits courts ça tombe bien : l’université de Grenoble-Alpes vient d’être labellisée comme « pôle de recherche, de formation et d’innovation spécialisé en intelligence artificielle ». ça donne des idées hein ! Mais allez pas y foutre le feu, ça va nous retomber dessus.