Accueil > Février 2014 / N°24

Feuilleton : Grenoble, à la pointe de la surveillance durable

Qui est Monsieur Fioraso ?

Tout beau, tout vert. Le « Grenoble du futur » qui se construit se veut résolument moderne, loin du nucléaire et des vieilleries du passé. Durable. On sait que ce mot creux et consensuel est utilisé à toutes les sauces, et parfois de façon très stupide. La nouvelle fierté des élus locaux est de qualifier Grenoble de « ville durable », soit littéralement « ville qui dure ». Derrière cette grande ambition - quelle ville ne veut pas durer ? - un nouveau modèle urbanistique se dessine, pas si loin du meilleur des mondes. Pour ce premier épisode, nous partons à la découverte des deux personnages qui portent cette ambition à la mairie.

Saviez-vous que Grenoble dispose maintenant d’un « chargé de mission ville durable » ? Ce fonctionnaire est peu connu des habitants, un peu plus des conférenciers. Au cours de la dernière année, il est ainsi intervenu au salon Pollutech de Lyon, à « l’Innovative City Convention » de Nice, ou à la conférence internationale « Net Zero Cities » de Fort Collins au Colorado. Son lobbying en faveur de l’exemplarité durable grenobloise semble en tous cas porter ses fruits : sur le site du Ministère du Développement durable, de l’écologie et des énergies, Grenoble est citée comme une « ville durable exemplaire ». La classe.
Le petit nom de ce fonctionnaire, c’est Xavier Normand. Comment est-il arrivé là ? Est-ce un écologiste convaincu qui s’intéresse depuis longtemps à la façon de réduire l’impact des activités humaines ?

En cherchant sur internet, une des seules choses qu’on parvient à apprendre sur le passé du bonhomme est qu’il a travaillé chez Corys dans les années 1990. Corys, ça ne vous dit rien ? L’entreprise grenobloise spécialisée dans la production de simulateurs pour centrales nucléaires ? Toujours pas ? Et si je vous dis qu’elle a été fondée par un certain Destot... Michel, actuellement maire de Grenoble ? La mémoire vous revient ?
Corys est l’entreprise qui a pris la ville. Aux côtés de Michel Destot, on trouvait à l’époque Geneviève Fioraso, ancienne cumularde locale, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche depuis 2012, et son conjoint, un certain... Stéphane Siebert, dit « Cyber Stéphane ».

Ce nom-ci ne vous dit sans doute pas grand chose. C’est vrai qu’il ne se montre pas trop, le gus. Sur Télégrenoble (13/11/2009), le présentateur le présente comme « un homme très discret, un homme d’influence, un homme de l’ombre ». Il fait partie de ces rares élus qui ne courent pas après la photo dans Le Daubé, mais qui s’activent beaucoup dans les coulisses. Non pas pour le bien commun, mais pour faire avancer ses nano-billes.
Après avoir fait une thèse en chimie nucléaire au titre poético-abscon« Hydrodynamique et transfert isotopique dans une colonne pulsée à plateaux perforés », Cyber Stéphane est entré au Commissariat à l’énergie atomique (CEA) de Grenoble en 1981. C’est là qu’il rencontre Destot Michel, ingénieur au CEA et alors simple militant PS. En 1989, quand Destot profite des fonds publics du CEA pour monter son business plan appelé Corys, Cyber Stéphane le suit et devient administrateur de la boîte.

« Fidèle parmi les fidèles » (Télégrenoble, 13/11/2009) du maire, il le suivra également six ans plus tard, en 1995, alors que Corys prend l’eau (l’entreprise sera mise en liquidation judiciaire deux ans plus tard) et que Destot entame son premier mandat. D’abord directeur technique à la mairie, il est promu directeur général des services en 2001, un poste d’ordinaire réservé aux membres de la fonction publique. En bon petit soldat du maire qui l’a placé là, il fait figure de « chef d’orchestre », selon L’Express (27/09/2004). Pour le récompenser, Destot finit par lui donner un strapontin d’élu : depuis 2008, il est adjoint « aux Jeux olympiques et au développement durable ». Passons rapidement sur le fiasco olympique, le très coûteux lobbying effectué pour la candidature de Grenoble aux Jeux olympiques de 2018, le piteux échec et les nombreuses inepties, comme les « Jeux de neige ». Cette opération montée en décembre 2008 avait coûté 1,8 million d’euros au contribuable et avait nécessité des dizaines de camions de neige importée des stations pour blanchir le parc Paul Mistral. Un bel exemple de ville durable.
Cyber Stéphane est toujours aujourd’hui élu « au développement durable » à la ville de Grenoble, et donc supérieur du « chargé de mission ville durable » Xavier Normand, son ancien collègue à Corys. Ce dernier « s’est trouvé propulsé à ce poste sur une idée soufflée par Cyber Stéphane » (Acteurs publics, 13/12/2013) . Ce sont ces deux, anciens cadres d’une entreprise produisant des simulateurs pour transports et centrales nucléaires, qui sont en charge de la durabilité de notre chère bourgade. Autant dire que nous sommes entre de bonnes mains. Mais que font-ils exactement ?

Depuis qu’il est devenu un simple adjoint, Cyber Stéphane est retourné chez son premier employeur, le CEA. Le poste qu’il y occupe est un peu flou : il a déjà été présenté comme « directeur adjoint au CEA », « directeur délégué de la recherche technologique », « directeur des grands projets ». Ce qui est sûr c’est que le « fidèle parmi les fidèles » de Destot occupe des responsabilités nationales dans ce très opaque CEA. Il est considéré comme un des bras droits du tout-puissant Jean Therme, directeur de la recherche technologique au CEA, et adjoint officieux à l’urbanisme à Grenoble : c’est à Jean Therme qu’on doit les idées de Minatec (premier pôle européen des micro et nanotechnologies) et de Giant (Grenoble Innovation for Advanced New Technologies), le fameux futur « campus mondial de l’innovation », qui prévoit l’agrandissement du centre-ville de Grenoble sur la très austère presqu’île scientifique. En novlangue, les élus appellent maintenant ce projet « Ecocité ».

À propos de Jean Therme, la ministre Fioraso avait expliqué : « le directeur du CEA nous fait courir, mais nous suivons » (Les Échos, 21/10/2008). Cyber Stéphane est celui qui s’occupe de maintenir le rythme et de s’assurer que la municipalité ne traîne pas la patte. Sur Télégrenoble (13/11/2009), Cyber Stéphane explique : « J’ai jamais été un militant au sens consacré du terme, j’ai vraiment une passion pour l’action publique et c’est ça qui me motive. Mon but moi, c’est de servir ma ville ». Servir sa ville ou servir le CEA ? Sa double appartenance est bien pratique : à la mairie, il est « en charge du projet Giant », et administrateur de la SEM (société d’économie mixte) Innovia Grenoble Durablement, qui a en charge Giant. Au CEA il est également « en charge du développement durable de Giant (sic) ». Au moins, les réunions de coordination entre la mairie et le CEA doivent bien se passer.

En ce moment, dans quelle direction court Jean Therme ? Une vidéo postée début janvier sur YouTube nous présente le boss du CEA à la tribune devant une salle bondée expliquer ce qu’il faut faire pour « sauver la France, être compétitifs » [1]. Et c’est impressionnant : « Qu’est-ce qu’il faut arriver à faire pour être dans la compétition ? La première chose : il faut continuer à faire toujours plus petit, c’est-à-dire un milliard de transistors, ça ne suffit pas, faut passer à dix milliards ou cent milliards, sinon plus. (…) Des puces, vous en mettez partout. Si les télécoms vont mal pendant deux ans c’est pas grave, vous en mettez dans l’automobile, si l’automobile va mal, c’est pas grave, vous en mettez dans la défense, si la défense va mal, vous en mettez dans la santé. (…) Alors comment on peut faire pour s’en sortir ? La seule solution c’est de poser des brevets. Aujourd’hui tout l’enjeu mondial se joue là-dessus, c’est-à-dire qui possède les brevets qui vont déterminer les produits de demain et quels sont ceux qui vont être les leaders dans quelques années. »

Voilà donc après quoi courent les élus grenoblois : mettre des puces partout et poser des brevets. C’est le principal objectif de la ville durable et de la future « Ecocité ». C’est ce que tente laborieusement d’expliquer Xavier Normand, le « chargé de mission ville durable » : « ce qui est intéressant quand on passe de l’éco-quartier à l’éco-cité, c’est qu’on change de dimension, c’est que finalement le besoin d’intelligence, le besoin de technologies, de gestion de l’information apparaît naturellement quand on a besoin des usages, et d’intégrer en particulier les dimensions ».

Xavier Normand a prononcé ces paroles limpides à l’occasion d’un magazine vidéo de l’AEPI (Agence d’études et de promotion de l’Isère) justement appelé « Smart cities need smart citizens » soit littéralement « les villes intelligentes ont besoin de citoyens intelligents ». C’est-à-dire que pour mettre des puces partout et poser des brevets, les élus et le CEA ont besoin de cobayes. C’est le rôle dévolu aux futurs habitants de l’écocité, comme nous l’explique Cyber Stéphane : « On sait très bien que dans le combat pour le développement durable, il y a une dimension technologique pure, mais il y a toute une partie qui ne se gagnera pas sans l’adhésion et la participation du public. Personne ne sait aujourd’hui comment vont être capables de fonctionner toutes ces technologies nouvelles mises à la disposition de milliers d’utilisateurs. On a absolument besoin d’avoir un démonstrateur en taille réelle avec des vrais gens qui permette de vérifier si toutes les hypothèses qu’on a en tête marchent effectivement. Donc cela sera à la fois bon pour la mise au point des technologies et puis ce sera bon, et ce n’est pas négligeable, pour tous nos partenaires industriels qui ont besoin de démonstrateurs pour arriver à promouvoir cette technologie. La clef du succès, c’est que les habitants adhèrent à la démarche et c’est bien plus facile de faire ça dans un quartier nouveau comme à la caserne de Bonne ou la presqu’île » (< CleanTech Republic >, 10/02/11).

Loin de l’écologie, des économies d’énergie, ou de la simplicité, la ville durable sert avant tout à la bonne santé des « partenaires industriels » du CEA et de la mairie, et à « la mise au point de technologies ». Rendez-vous au prochain épisode pour voir comment ces technologies préparent le meilleur des mondes.