Accueil > Février / Mars 2012 / N°14

Georgette

Georgette a 87 ans, des cheveux blonds qui lui tombent jusqu’au milieu du dos, toujours vêtue de son peignoir rose pâle et de ses chaussettes de ski vertes. Dès que je passe le pas de sa porte, Georgette me parle de ses rhumatismes, de son mal de tête, de ses jambes qui ne la portent plus et de son nez qui saigne chaque fois qu’elle tente de se moucher.

Depuis que j’ai commencé ce travail d’aide à domicile, j’entends toutes sortes d’histoires et j’en vois. Je suis le témoin, le déversoir, l’oreille attentive des vieux chez qui je me rends chaque semaine.

Mon travail commence. Comme chaque semaine, je récure un maximum. Je frotte jusqu’à m’en péter les bras pour qu’elle se sente un peu mieux chez elle, j’aère son salon, sa chambre, sa cuisine, je change ses draps, je passe le balai, la serpillière et elle, assise au bout de la table du salon, elle me raconte sa vie.
Ses deux sœurs et son frère qui furent tués d’un coup de revolver sous ses yeux et ceux de toute sa famille en 40 par des collabos, le jour ou elle fut raflée en plein centre de Grenoble car ils croyaient qu’elle était juive, les deux ans qu’elle a passé dans un camp de travail dans le nord de l’Allemagne, sa grossesse à 20 ans car tombée amoureuse d’un soldat pied noir venu libérer la France et qu’elle n’a jamais revu, sa carrière de chanteuse au fin fond du Maghreb, son fils qu’elle ne voit plus depuis des années et qui habite à quelques kilomètres de chez elle.

Elle me parle souvent de son ex-mari et du jour ou il l’a quitté pour une autre  : «  Il était beau, un lieutenant. On disait qu’il ressemblait à un dieu grec aux yeux verts. Toutes mes sœurs en étaient folles de jalousie. Et puis, il est parti pour une autre, une secrétaire plus jeune que moi après six ans de mariage. Nous n’avons jamais eu d’enfant ensemble. À 23 ans, je me suis fais opérer par un médecin, un salaud et je suis devenue stérile  ».

Elle avait 36 ans quand il est parti. Depuis, elle n’a jamais retouché un homme, plus jamais elle n’a fait l’amour, plus jamais elle n’a embrassé d’autres lèvres.
Elle est restée avec sa rancœur, sa solitude qu’elle brasse chaque jour qui passe, chaque heure qui tourne. Assise sur sa chaise, elle parle seule, elle ne s’adresse à personne en particulier, elle comble le silence. Aujourd’hui, elle ne lui en veut plus  ; 51 ans sont passés depuis ce jour où il a quitté leur appartement.

Beaucoup lui ont demandé pourquoi elle n’avait jamais refait sa vie. Elle ne pouvait pas, elle ne voulait plus jamais être blessée par un homme  : «  Je voulais pas qu’on raconte des ragots sur moi  ; je serais passée pour une pute. Et puis, y’en aurait eu un autre, il m’aurait fait la même chose au bout de quelques mois ! C’est tous les mêmes. Et puis, tu sais Pauline, je me sentais pas d’écarter les cuisses si c’était pas pour mon mari.  »

Un matin, elle m’a confié qu’elle aimerait le revoir une dernière fois. «  Juste une dernière fois avant de mourir. Je voudrais qu’on parle un peu, juste le revoir et puis je pourrai partir tranquille. Elle pourra venir aussi si elle veut, si elle a encore peur qu’il revienne vivre avec moi  !  » Elle se marre en prononçant cette dernière phrase.

Cela fait un mois et demi que je viens chez Georgette. Un mois et demi que deux fois par semaine je brique son appartement à fond, un mois et demi que je l’entends me raconter tous ses souvenirs. Un jour nous sommes parties nous promener autour des HLM du quartier. Elle me parle de la Grèce son pays d’origine, de sa mère à qui elle confia son fils pour partir chanter en Tunisie et en Algérie. Son nom de scène c’était «  Gina Georgi  ». «  J’avais beaucoup de succès. Je chantais Édith Piaf, Luis Mariano. Les gens ils aimaient ma voix. Et puis, il y a eu la guerre en Algérie et je suis rentrée en France.  »

Georgette a deux phalanges en moins à son index de la main droite. Je lui demande comment c’est arrivé. «  On habitait en Meurthe et Moselle avec mon mari. Il était lieutenant donc tout le temps parti. Moi je m’ennuyais, je ne faisais rien, tu comprends Pauline  ? Alors il m’a dit d’aller chercher du travail dans les usines du coin. Je m’suis retrouvée dans une usine qui fabriquait des pièces pour les voitures, j’travaillais à la chaîne et j’devais couper des bouts de plastique. Un jour, j’ai voulu accélérer la cadence, ça a été très vite, j’ai senti un truc bizarre et j’ai demandé à l’ouvrière qui était à côté de moi de regarder ma main. Elle a crié très fort et j’ai vite compris que j’avais pas coupé que du plastique. C’est pas grave, je suis habituée depuis le temps et puis, j’ai touché un peu d’argent tous les mois à cause de c’t’handicap. Heureusement, vu la retraite que j’ai. Tu te rends compte Pauline, j’ai 600 euros par mois. Je paye que 114 euros de loyer grâce aux aides de la CAF mais sinon, j’peux pas faire grand-chose.  »

600 euros, c’est rien. Tu as le droit de manger si tu ne bouges jamais de chez toi. Tu peux aussi regarder la télé et te parler à toi-même puisque personne ne vient te voir. Voilà les gens que je vois tous les jours dans mon travail d’aide ménagère. Des femmes, seules, âgées. Georgette n’est pas complètement seule même si elle aime le répéter. Elle connaît des gens qui viennent lui rendre visite de temps en temps mais elle manque quand même de chaleur humaine. Elle me fait la bise depuis le premier jour où je suis venue chez elle. Elle m’appelle ma chérie. Elle a aussi un ours en peluche blanc qui ne quitte jamais son lit. Il s’appelle Cocolino. Parfois, elle lui parle, elle le caresse.

Elle aimerait bien avoir un petit chien ou un chat mais les médecins lui ont déconseillé à cause de ses problèmes de santé. Du coup, elle se rabat sur les chats du quartier et Cocolino.

Sur son buffet noir, au milieu de tout un tas de bibelots plus kitchs les uns que les autres trône le portrait couleur d’une jeune femme aux cheveux blonds, coupés court.
En face, en bas du buffet de la télévision le portrait noir et blanc d’un jeune homme en costume la regarde.
«  C’est les photos du jour ou on s’est mariés. Il ne voulait pas être pris en couleur, moi si. Il était beau, hein Pauline  ?  »
Il est 11h15, je la laisse, seule devant sa télé attendant avec impatience les “zamours” sur France 2.