Accueil > Printemps 2025 / N°76

Quand on relève la tête du « guidon connecté » – épisode 11 –

GPT dans l’amphi

Voilà deux ans et demi que notre mathématicien tient sa chronique autour de l’intelligence artificielle et il n’avait toujours pas évoqué l’épouvantail de notre quotidien, ce logiciel d’apparence anodin qui emplit nos vies d’images flashy et si moches, de textes proprets mais dénués de toute inspiration, de ce truc inutile qui justifie à lui seul de construire des centres de données partout. Voici donc venu le temps d’évoquer ChatGPT et ses dégâts déjà nombreux sur l’enseignement.

«  Est-ce que les élèves ont droit aux corrigés des exercices de TD ? Souvent ils le réclament.
– Non, ce n’est pas possible. D’expérience, s’ils ont accès aux corrections, on le sait bien, ils ne vont pas travailler.
– D’accord… J’ai une autre question, qu’en est-il de l’usage de ChatGPT ? Les élèves s’en servent pour trouver les solutions aux exercices. Comment le régule-t-on ?
– Ah, là c’est différent ! Pour moi, il faut les laisser l’utiliser. ChatGPT est très intéressant pour les élèves. Ça leur permet d’avoir une idée de la réponse et ensuite de la comprendre. Bien sûr, il faut leur demander de l’utiliser en conscience ! 
 »

Ça, c’est un bout de la réunion de préparation d’un des cours d’informatique qui a lieu au second semestre de L1 (licence) à l’université de Grenoble. Cette conversation s’est tenue entre le responsable du cours et une chargée de travaux dirigés.

Il est bon de rappeler qu’à peine quelques mois en arrière, à peu près tous les profs à qui je pouvais parler d’IA étaient vent debout contre l’usage scolaire de ChatGPT. Mais, à défaut d’avoir le courage de lutter à la source du problème (l’IA elle-même, sujet pour beaucoup de leur propre recherche), tous s’indignaient plutôt de la paresse des élèves, révélée, encore une fois !, par leur adoption rapide de ChatGPT pour rendre à peu près tous leurs devoirs.

Pourrissement, culpabilisation, puis autoritarisme (ou résignation). Un grand classique.

Dans un monde où la graphie, l’orthographe, la grammaire et l’organisation des idées ont été abandonnées au profit du pianotage et du copier-coller, comment résister à un algorithme laissé libre d’accès qui peut faire le travail pour vous ? Et qui, de plus, vous ridiculise en le faisant bien mieux et sans faute d’orthographe ? Travail qui, de surcroît, les élèves le savent bien, sera de toute façon à peine lu (sinon pas du tout) par les profs. Comment résister à une dissert prête en quelques secondes quand on sait pertinemment que tous les autres dans la classe vont faire de même, que le prof ne pourra rien prouver, et que de fait, pour une fois, ce sont les élèves qui peuvent lui imposer leur loi ?

Alors, en l’espace de quelques mois, en laissant gentiment pourrir le truc, la loi du besoin induit par les GAFAM s’est imposée d’elle-même. Et les profs doivent évidemment l’intégrer. C’est ainsi qu’on assume désormais ce discours contradictoire : la correction des exercices non, ChatGPT (qui produit la correction) oui.

Il y a quelques mois, un élève, du genre grande gueule révoltée contre le techno-délire (ça existe et c’est de moins en moins rare !), accourt vers moi les dents encore serrées pour me conter l’échange houleux qu’il venait d’avoir avec un autre prof d’informatique. Le prof en question avait donné aux élèves deux semaines pour rédiger collectivement l’énoncé d’un devoir maison, mais a finalement plié l’affaire en moins d’une semaine en complétant lui-même l’énoncé grâce à ChatGPT, dénigrant en cela tout le travail produit par ses élèves. Plusieurs s’en indignent, affirmant préférer un devoir bourré de fautes qu’un fake généré par IA. Le ton monte, le prof s’emporte, ça dérape : il n’a pas de temps à perdre à faire des sujets pour les étudiants, son travail de recherche « rapporte 2 000€ de l’heure », ça ça a une valeur ajoutée ! Grâce à ChatGPT, et grâce à lui, la recherche peut gagner énormément de temps. Bref, même si on ne comprend plus trop pourquoi, c’est bien sûr encore de la faute des élèves.

Je trouve vraiment intéressant ce que ChatGPT met ici en lumière. Les cours au tableau noir, c’est has-been mais ça avait quand même de la gueule ! Le temps d’écrire, d’expliquer, de recopier, de poser des questions, d’aider le prof à se corriger, était un temps humain et de pleine présence. Avec des transparents numériques projetés et partagés sur une plateforme en ligne, les élèves n’ont aucun intérêt à suivre, aucun intérêt à être là. S’ils suivent le cours, c’est depuis leur ordinateur ou leur téléphone qui clignote et vibre de dizaines d’incitations à faire autre chose. C’est un engrenage infernal : ça donne au prof un sentiment d’inutilité qui le démotive à préparer son cours et le réduit à lire ses transparents, sans passion ni patience. Ça gonfle en retour les élèves qui y trouvent encore moins d’intérêt, tout en trouvant toujours plus de pertinence aux flashs lumineux annonçant les dernières trouvailles de Vinted ou les messages de potes aussi blasés qu’eux dans leurs bahuts respectifs.

ChatGPT, c’est la cerise sur ce gâteau bien fade. Plus rien n’a de sens dans ces amphis, réduits à des salles de spectacle où chacun joue poliment son rôle et fait semblant qu’on apprend quelque chose d’utile. Évidemment que les élèves passent leur temps sur les réseaux sociaux en plein cours, ils doivent se sentir plus vivants qu’à écouter pendant chaque heure de leur existence d’adolescent un vieux gars lire du texte projeté sur écran géant, tout cela le corps coincé sur un banc froid dans une salle sans fenêtre.

Une petite étude sociologique locale a justement été récemment menée sur l’usage qu’ont les étudiants de ChatGPT. Elle révèle que les élèves utilisent l’IA pour les tâches qui ne remettent pas en cause la valeur de leur milieu social : ça ne gêne pas les élèves de sciences dures de rédiger leurs travaux avec ChatGPT, parce que ça n’influence pas l’apprentissage du cœur technique du métier. Alors que le travail du beau verbe, le croisement des sources, la vérification des informations ne sont pas (considérés comme) un enjeu. Pour ceux de sciences humaines, utiliser ChatGPT est au contraire un tabou, pour les raisons inverses. En bref, « ChatGPT=Tech » et la tech, c’est cool pour certains et humiliant pour d’autres. Avec pour conséquence de polariser et « surprogrammer » encore plus les élèves : les « geeks » et leurs amis deviennent de pures machines à coder qui n’écrivent plus et ne structurent plus leur pensée, les « littéraires » des laissés-pour-compte de la modernité numérique.

Ce matin c’était pour moi la première séance du cours d’informatique évoqué en début d’article. Pour préparer au mieux les longues semaines à venir, on débute par un atelier de partage en binômes puis en grand groupe sur ce que les étudiants craignent de ce nouveau semestre et ce qui leur apporterait de la sécurité. Plusieurs élèves m’ont alors dit qu’au premier semestre l’un de leurs profs, visiblement peu formé au sujet qu’il devait enseigner, ne sachant répondre à aucune de leurs questions, ne sachant résoudre aucun exercice, rédigeait chaque question posée, chaque énoncé d’exercice en live sur ChatGPT et leur lisait les réponses. Véridique. Leur crainte : que ça se reproduise au second semestre. Ce qui les sécuriserait : avoir l’assurance que leurs profs sont sérieux et formés.

On y est : après l’embauche au collège et au lycée de profs contractuels qui n’ont jamais vu un élève, le premier passant qui saurait utiliser ChatGPT peut donner des cours dans la prestigieuse Université Grenoble-Alpes. Plus d’un élève s’en trouve dégoûté de la fac et de l’informatique après seulement trois mois : beaucoup ont fait part de leur espoir que le second semestre leur permette de « retrouver enfin l’envie d’apprendre ».

Pour être totalement honnête, ce triste exemple me donne plutôt de l’espoir. L’immixtion de ChatGPT dans l’enseignement supérieur a quelque chose de fascinant dans son pouvoir de révélation : l’absurdité des filières d’enseignement technique au numérique, ces endroits où on forme « les cerveaux les plus brillants de [notre] génération [à] réfléchi[r] à la meilleure façon de faire cliquer les gens sur des pubs  » [1], est poussée ici à son paroxysme. Le roi est nu, et ça commence à se voir.

Notes

[1Jeff Hammerbacher, ingénieur chez Facebook et créateur de start ups dans le numérique.