Accueil > Automne 2025 / N°78

De nombreux espaces naturels menacés

Faire barrage aux travaux du Drac

Youpi youpla, cette année toutes les institutions fêtent le centenaire de « l’exposition internationale de la houille blanche », qui a eu lieu à Grenoble en 1925. L’occasion de célébrer encore et encore cette fameuse « houille blanche », surnom donné à l’hydroélectricité, qu’on présente encore aujourd’hui comme de « l’énergie verte ».
Bien entendu, les hourras de la communication ne s’intéressent jamais aux dégâts considérables créés sur les rivières par cette hydroélectricité. Pourtant les exemples ne manquent pas. Ainsi, dans la métropole grenobloise, le Drac s’apprête à subir cinq années de travaux afin de «  réduire les risques d’inondation », entraînant notamment la destruction de quantité d’espaces naturels sauvages tout le long de la rivière. C’est en tout cas ce que prévoit l’avant-projet, qui programme 86 millions d’euros de travaux à partir de 2027. Il reste un an et demi pour empêcher ce désastre.

Connaissez-vous le Drakistan ? C’est le nom – non officiel – donné à toutes ces bandes de terre, presqu’îles ou îlots le long du Drac, du côté de Fontaine et Seyssinet-Pariset. Des endroits situés dans le lit de la rivière et donc susceptibles d’être submergés en cas de montée des eaux, par exemple suite à un lâcher d’un des nombreux barrages présents en amont.

Ces lieux ont le charme des endroits non aménagés. Juste au-dessus, il y a la digue, avec sa bande d’asphalte bien droite, lieu de passage ou de promenade fonctionnel mais dénué d’enchantement. La digue est dédiée aux « modes doux » mais trace tout droit comme l’autoroute, on ne s’y perd pas, on reste bien sagement sur le chemin. Il faut emprunter une des nombreuses sentes pour descendre quelques mètres afin d’arriver au Drakistan. Ici aucun urbaniste ou paysagiste n’a planifié quoi que ce soit. Ici, la seule créatrice, c’est la rivière, qui façonne ces espaces au fil de ses crues et de ses retraits. Et a priori, elle se débrouille plutôt pas mal. En tous cas, malgré l’interdiction, ces lieux attirent – et pas seulement des animaux sauvages (voir Le Postillon n°75). Des chiens et leurs maîtres, des familles et leur barbecue, des solitaires, des en-couples ou des en‑groupes. Il y a l’impressionnante « Platane cabane » pour les enfants et puis des restes d’habitations utilisées par des sans-toits. Le Drakistan de Fontaine n’est pas loin du local du Postillon, on y vient souvent manger un sandwich ou faire une pause, regarder dévaler l’eau pour se laver le cerveau des heures passées devant l’ordinateur.

En fonction des jours et même des heures, ces lieux ne sont jamais vraiment identiques. Un passage à sec peut se retrouver sous un demi-mètre d’eau une heure plus tard, des rives aperçues un jour peuvent avoir été « mangées » par la rivière la semaine d’après, un nouvel espace pour se poser peut émerger en quelques mois. Mais ce qui est sûr, c’est que globalement, les bandes de terre, presqu’îles ou îles grossissent d’année en année, à cause de tous ces cailloux que la rivière charrie et qui sont empêchés d’aller plus bas par le barrage de Saint-Égrève. Comme on le racontait dans Le Postillon n°73, quand le barrage a été construit à la fin des années 1980, les cailloux du Drac étaient « dragués », sortis de la rivière pour alimenter les besoins nombreux en construction. Mais dans les années 1990, différentes lois sur l’eau interdisent d’exploiter les rivières dans leur « lit mineur » – pour d’évidentes raisons écologiques et sécuritaires (plus la rivière se creuse, plus ça peut fragiliser des ponts). Alors depuis une trentaine d’années, les cailloux du Drac s’accumulent dans les kilomètres avant le barrage de Saint-Égrève, et font grossir peu à peu le Drakistan.

Pour nous, simples flâneurs inconscients, c’est plutôt charmant, mais pour les autorités c’est un sacré problème. Pas tant parce que de plus en plus de monde fréquente ces zones, mais parce qu’en toute logique, ça augmente considérablement le risque d’inondation : vu qu’il y a plus de matériaux solides dans le lit de la rivière, l’eau a moins de place pour circuler et en cas de crue exceptionnelle (on redoute surtout la « crue bicentennale »), risque de passer par‑dessus les digues et d’inonder les milliers d’habitations présentes de part et d’autre, voire de faire céder une digue (« 31 000 habitants et 25 000 emplois concernés » en cas de rupture de digue).

Alors ça fait un moment que ça turbine sévère afin de préparer les « travaux de protection contre les inondations du Drac » aussi connus sous le nom de « programmes d’actions de préventions des inondations » (Papi du Drac), portés par le Symbhi (Syndicat mixte des bassins hydrauliques de l’Isère). La déclaration d’intention de juin 2025, disponible sur le site de la préfecture, nous apprend par exemple que depuis 2018, ce ne sont pas moins de 181 réunions qui se sont tenues entre les différents « acteurs » du projet (Métropole, différents services de l’État, EDF, acteurs environnementaux, etc.). On vous passe les détails de la « gouvernance » (comités techniques restreints et élargis, comité de pilotage, comité consultatif, etc.) et de la « stratégie de concertation et de communication ambitieuse » mise en place les sept dernières années. Tous ces comités, ces réunions publiques, ces « balades pédagogiques » ont donc abouti à la planification de travaux d’aménagements prévus sur cinq années, entre 2027 et 2031, validés notamment par le vote en faveur de l’avant-projet par la Métropole en avril dernier.

Pour saisir leur importance, un chiffre suffit : 86 millions d’euros d’argent public sont pour l’instant budgétés (selon le site du Symbhi). Concrètement, ça veut dire que pendant cinq ans, un paquet de machines, de moteurs, de camions vont venir triturer le lit du Drac. Et anéantir – ou radicalement bouleverser – les charmants espaces du Drakistan.

Dans le langage technocratique, on parle de « rajeunissement des bancs et îlots sur le linéaire de la traversée urbaine du Drac ». « Rajeunissement » (détaillé en « enlèvement de la végétation et abaissement du banc ou îlot »), c’est un joli mot pour désigner la dévastation de beaucoup de ces bancs ou îlots. Concrètement, la déclaration d’intention nous apprend que si certains bancs, très minoritaires, restent «  sans modification à l’étude », la plupart vont être « arasés » (soit « mis à ras, aplanis ») de façon plus ou moins importante : certains pour être en «  immersion 80 % du temps  », d’autres « 50 % du temps » (sachant que pour l’instant la plupart de ces bancs ne sont presque jamais immergés).

Il n’y a pas que dans sa «  traversée urbaine  » que le Drac va subir les assauts des pelleteuses et des pompes de dragage. Les travaux envisagés concernent la vingtaine de kilomètres entre le barrage de Notre-Dame-de-Commiers et la confluence avec l’Isère, les machines devant autant s’activer au niveau de Comboire ou des champs captants de Rochefort pour extraire des cailloux et aménager des « espaces de bon fonctionnement  » de cette rivière autrefois sauvage et aujourd’hui corsetée et maltraitée tout du long.

Mais qu’est-ce qu’on va faire de tous les matériaux enlevés ? Un peu plus haut, la réserve naturelle des Isles du Drac (voir dernier numéro) est « déficitaire en sédiments grossiers du fait de la présence de la chaîne hydroélectrique en amont ». En clair : comme les quatre grands barrages du Drac empêchent les cailloux de passer (la majorité des sédiments arrivant en ville proviennent en fait de la Romanche, affluent du Drac), il n’y a pas assez de sédiments dans cette zone, ce qui fait que « tous les milieux et espèces associés sont menacés sans action de réinjection de sédiments ».

Alors le Symbhi prévoit des « recharges sédimentaires » dans cette zone, c’est-à-dire de transporter en camion des cailloux qui étaient auparavant transportés par la rivière. Et forcément, ça signifie pas mal de va-et-vient. Il est question d’une première recharge de « 37 000 m3 », suivie d’apports de « 4 000 m3 par an ». Sachant qu’un camion-benne peut transporter « environ 10 à 16 m3 », la première recharge nécessitera environ 2 800 aller-retours en camion. Merci «  l’énergie verte  » !
Face aux grands dégâts annoncés, pas de panique ! Le Symbhi prétend bien entendu faire au moins pire. Toujours selon sa novlangue, si le « processus de rajeunissement » va entraîner un « éclaircissement de la végétation », il est quand même prévu de «  replanter des arbres une fois les travaux terminés », ceci « afin de limiter l’impact sur le paysage, la végétation d’ambiance et le maintien d’îlots de fraîcheur dans l’agglomération ». Par contre, il n’est pas précisé comment compenser la perte des «  boisements développés dans l’espace intra-digues » qui «  représentent également un enjeu écologique non négligeable », notamment parce qu’ils « hébergent une biodiversité remarquable : de nombreux oiseaux, le Castor d’Europe, l’Inule de Suisse, ainsi que des milieux variés tels que pelouses sableuses, bras secondaires ou zones humides phréatiques ». Ça va prendre un paquet d’années « une fois les travaux terminés  » pour que toutes ces espèces repointent le bout de leur nez… On pourra toujours se consoler en posant des questions à ChatGPT et en se disant que les supercalculateurs nécessaires au développement de l’IA, comme celui en construction à Eybens, sont peut-être alimentés par «  l’énergie verte » des barrages.

Pour ne pas nommer « désastre environnemental » ce qui est un désastre environnemental, le Symbhi agite quelques mesurettes : « Afin de limiter les émissions de CO2 et de micro-particules liées au transport  », le syndicat promet de « favoriser les circuits courts  », «  d’utiliser des véhicules à faibles émissions  », d’arroser les pistes au niveau des zones de chargement/déchargement pour « limiter les émissions de poussière » et même – ultime audace – de « former les conducteurs à l’écoconduite  ». C’est quelle part du budget sur les 86 millions d’euros ?

Pour une telle somme d’argent public, il est quand même prévu quelques travaux pour le bien-être des simples habitants. Ainsi entre Champagnier et Fontaine, une vingtaine de « haltes paysagères » devraient être aménagées, notamment afin de «  renforcer les îlots de fraîcheur le long de la rivière  »… Pour être plus précis, il s’agit d’abord de raser la plupart des «  îlots de fraicheur  » et ensuite de les « renforcer ».

La seule bonne nouvelle dans cette affaire, c’est que ce programme n’est pour l’instant qu’un « avant-projet ». Même s’il a déjà été voté par la Métropole, il reste encore un an et demi avant le début annoncé des travaux, autant de temps pour essayer de mettre la pression sur le Symbhi pour qu’il revoie à la baisse ses projets destructeurs ou qu’il les abandonne. À ce propos, une réunion publique sur les travaux est annoncée le 8 octobre à 18h30 à la mairie de Fontaine.

Comment croire qu’il n’y ait pas d’autre solution, face au risque d’inondation, que l’ « arasement » de ce qui constitue aujourd’hui les seuls endroits encore sauvages dans notre cuvette en béton ? Allons-nous vraiment supporter la vue, pendant cinq ans, des bulldozers du Symbhi écrasant à l’ancienne les îles du Drac, ses forêts, ses bras morts, et toutes les bestioles qui y font leur vie ?
Si la raison principale du projet est la protection de l’agglo face au risque de «  crue bicentennale », n’y a-t-il vraiment pas d’autre option à envisager que ce désastre écologique à 86 millions d’euros ?

Le débit du Drac, faut-il le rappeler, est entièrement asservi par EDF et ses quatre grands lacs de barrages en amont de Grenoble : le Sautet (1 077 millions de m3), Saint-Pierre-Cognet (28 millions de m3), Monteynard (275 millions de m3) et Notre-Dame-de-Commiers (34 millions de m3). Sur les affluents du Drac, il y a aussi les grands lacs de barrage présents sur la Romanche (le Chambon) ou l’Eau d’Olle (Grand’Maison). Serait-il délirant d’imaginer fermer les bonnes vannes au bon moment (en cas d’épisode hydro­logique faisant redouter une «  crue bicentennale  »), pour faire monter de quelques mètres le niveau des retenues afin de « lisser » la crue, comme ils disent ? Et si cela implique, une fois par siècle, une production d’électricité dégradée pendant quelques jours, des pertes d’argent sur le « marché de l’énergie », voire des coupures d’électricité ciblées, on pourrait arriver à s’en remettre, non ?

Dans la « déclaration d’intention », on apprend qu’un autre scénario « reposait sur une intervention minimale visant à préserver l’état actuel du lit du Drac, notamment en conservant les bancs végétalisés. Il comprenait le confortement et la sécurisation des ouvrages de protection contre les inondations ainsi que des solutions de gestion des excédents sédimentaires. » Si ce scénario n’a pas été retenu, c’est parce qu’il ne « permettait pas l’abaissement des lignes d’eau en crue de contribuer au déficit sédimentaire au sein de la réserve naturelle des Isles du Drac et il n’apportait qu’une faible contribution à la biodiversité, impliquant des compensations hors site ». Ce charabia difficielement compréhensible affirme néanmoins que pour le risque d’inondation, on peut ne pas raser le Drakistan même si les technocrates écrivent que laisser ces espaces naturels n’apporterait « qu’une faible contribution à la biodiversité  » (!). Si ce scénario n’a pas été choisi, c’est uniquement pour résoudre les problèmes de « déficit sédimentaire » causés par les barrages. Encore et toujours, la rivière est considérée pour les seuls intérêts de la « houille blanche ».

Ce nouvel épisode à venir du saccage du Drac devrait donc d’abord inciter à réfléchir sur le véritable bilan de la « houille blanche » et d’un siècle d’électrification [1]. Avec le centenaire de « l’exposition internationale de la houille blanche », la mairie de Grenoble, comme toutes les institutions locales, préfère célébrer sans retenue cette pseudo « énergie verte » qui a en réalité contribué à saccager l’environnement.

Le « collectif des gens qui ont chaud » prié d’aller se rhabiller (pour l’instant)

86 millions d’euros de travaux, mais rien de prévu pour permettre la baignade dans ces millions de mètres cubes d’eau dévalant depuis les montagnes. Cet été, le « collectif des gens qui ont chaud » a organisé deux baignades sauvages dans le Drac (voir photo page 28) afin de « montrer que la baignade dans les lieux naturels est possible et mettre le débat sur la place publique ». Une initiative qui a entraîné des arrêtés municipaux de la part des maires de Fontaine et Seyssinet-Pariset pour «  interdire la baignade » et même un tweet de la préfète de l’Isère afin d’inciter à «  privilégier les zones réglementées pour vous baigner en toute sécurité » et de déconseiller la baignade « dans ce cours d’eau particulièrement instable dont la variation de débit peut fluctuer très vite  ». Pour les autorités, même après plusieurs étés caniculaires, il n’est toujours pas envisageable que les 400 000 habitants de la cuvette puissent profiter de la fraîcheur des cours d’eau qui la traversent... Si 181 réunions et 86 millions d’euros ne prévoient rien pour la baignade, c’est que sur cette rivière comme sur les autres, c’est la fameuse « houille blanche » qui dicte sa loi. On reviendra sur la baignade dans un prochain numéro.

Notes

[1À ce sujet lire PMO©, L’électron libre, l’autre journal du centenaire de l’Exposition internationale de la Houille Blanche et du Tourisme, commandable pour cinq euros à Service compris, BP 27, 38172 Seyssinet-Pariset cedex. Sur le site www.piecesetmaindoeuvre.com, l’épisode 3 du feuilleton « Une romance avec l’Hydre », auto-psychothérapie hallucinée de « Blanc-Bec », s’insurge contre un scandaleux nouveau projet de centrale hydroélectrique sur la rivière la Vence.