Accueil > Février / Mars 2013 / N°19

Enquête au cœur du ghetto

Corenc et la rive droite du Grésivaudan

Dans notre agglomération, des quartiers font régulièrement la une de certains classements nationaux. La mixité sociale y est très faible, ces endroits offrant une concentration des plus malsaines où le communautarisme fait des ravages. Le vivre-ensemble se porte au plus mal, chacun restant cloîtré dans son chez-soi. Une grande partie des espaces sont privatisés pour des sommes records. Ici, tout le monde n’est pas le bienvenu. La sélection est impitoyable et se fait sur un critère hautement discriminatoire : l’argent.
Ces endroits s’appellent Corenc, Biviers, Saint-Ismier, Montbonnot-Saint-Martin, Meylan-le-haut ou les hauts de La Tronche, et sont tous situés sur la rive droite du Grésivaudan. Selon Bernard Pecqueur, ancien conseiller municipal PS de Grenoble, ces quartiers vivent sous le joug de la « tyrannie de la réussite » : «  les pauvres laissent la place aux riches » (Le Daubé, 04/06/2002).
Qu’il est loin le temps de l’utopie initiale ! Quand ces coteaux servaient avant tout à des activités agricoles, que les nombreuses vignes produisaient en abondance du vin directement vendu à Grenoble. Aujourd’hui, les derniers paysans sont en voie de disparition et les seuls arbres plantés sont des haies de lauriers bouchant la vue sur les jardins privés. La crainte de la mauvaise récolte a été remplacée par celle de voir un logement social se construire près de chez soi.
Pour contrer le silence médiatique autour de ces ghettos, notre reporter a enfilé son plus beau manteau de fourrure et pris son courage à deux mains pour braver le danger des 4x4 frôlant les piétons et autres incivilités. Il s’est immergé à Corenc, au cœur de ces zones de droit du fric pour réaliser une enquête exclusive sur ces quartiers qui défrayent la chronique.

« - Bonjour, vous habitez Corenc ?

  • Oui, pourquoi ?
  • Je fais un article dessus, et j’aurais aimé parler un peu de cette commune. Vous vous y sentez bien ?
  • Très bien, merci. Je n’ai rien à dire de plus. Il n’y a rien à dire sur Corenc. »
    Nous sommes le jeudi 18 janvier, dans les chics salons de la mairie de Corenc, autrement connus sous le nom des « salons de la Condamine », bâtiment conçu par le célèbre industriel isérois Auguste Bouchayet. Jean-Pierre Vicario, maire de Corenc, vient de présenter ses vœux à ses administrés, la plupart âgés, comme il est d’usage à ce type de cérémonies. Notre reporter tente de nouer contact avec certains des autochtones présents. L’échec est cuisant. La majorité se méfie de cette tête inconnue (la nôtre) puis refuse d’évoquer leur commune. Plusieurs dizaines de petits fours et quelques verres de kir enfilés plus tard, l’envoyé spécial du Postillon repartira en ayant fait quasiment chou blanc.

Ce sera l’une des plus grandes difficultés rencontrées. Dans ces quartiers, on se méfie grandement de la presse. Déjà en 2007, un habitant aisé s’énervait dans L’Express (28/06/2007) : «  Moins on parlera de Corenc et moins on sera agressé par le fisc. Pour vivre heureux, vivons cachés ». Notre reporter aura l’occasion de vérifier de nombreuses fois cet adage au cours de ses pérégrinations dans la commune. Cette enquête aurait été beaucoup plus facile si la rédaction du Postillon avait disposé d’un « fixeur » (autochtone aidant les reporters dans les pays en guerre), mais hélas, nous n’avons pas d’assez bonnes relations. Dans ce territoire tout en pente, où l’on se déplace essentiellement en voiture, les rares piétons abordés lui répondront sèchement « Non je ne veux pas parler, de toute façon les journalistes vous êtes tous les mêmes  », «  Laissez-nous tranquille, on n’a pas besoin qu’on parle de nous  ». Au mieux, un sourire gêné accompagné d’un poli «  Désolé j’ai pas le temps ». Pourquoi un tel silence ? Les habitants de ces zones de droit du fric auraient-ils des choses à se reprocher ?

La question la plus sensible semble être celle des revenus des habitants. C’est pour cela que Corenc, tranquille commune de moins de 4 000 âmes sans aucune entreprise, a fait parler d’elle dans les médias nationaux. En 2007, une étude de L’Express la place en tête des communes françaises hors région parisienne selon un classement de l’Insee des «  revenus médians par unité de consommation  [1]. Corenc est première avec 30 742 euros par «  unité de consommation  », et est talonnée par plusieurs communes voisines de la rive droite du Grésivaudan : Biviers, cinquième, avec 29 007 euros, Saint-Ismier, sixième, avec 28127 euros et Montbonnot-Saint-Martin, douxième, avec 27 407 euros.

Il y a d’autres classements où Corenc apparaît dans les premières places nationales. Selon « l’Encyclopédie des villes de France », Corenc arrive à la dixième place des «  villes les plus riches de France  » selon le revenu annuel par ménage avec 50 984 euros par ménage. Biviers la talonne au onzième rang avec 50 359 euros et Saint-Ismier arrive au trente-quatrième avec 40 466 euros.
Selon l’Insee, le revenu net déclaré moyen par ménage à Corenc est de 57 118 euros. Tout ça à moins de dix kilomètres des cités de Grenoble et de Saint-Martin-d’Hères, commune ou le revenu déclaré net moyen par ménage est de 19 564 euros. Est-ce pour éviter d’avoir à évoquer ces hauts revenus et ces différences criantes que le Corençais est si peu bavard ?

Les logements sociaux ne passeront pas

Pour contourner cette discrétion, notre reporter s’est décidé à utiliser la technique de l’auto-stop. La proximité au sein d’une automobile déliant souvent les langues, il s’est résolu à parcourir les trois kilomètres entre la mairie de La Tronche et Corenc-Village en tendant le pouce, plusieurs fois en aller-retours. Le résultat ne fut pas non plus très probant. Dans ces communes, les règles du vivre-ensemble ne sont plus respectées : la solidarité et l’entraide semblent être des valeurs complètement dépassées. De nombreux 4x4, BMW, Audi, ou Cooper (c’est la petite voiture qui semble le must du moment dans le secteur) sont donc passés devant le pouce en l’air sans même ralentir. Aucun regard échangé. Heureusement, certains ont quand même quelques restes de savoir-vivre et se sont donc arrêtés. Làs ! les conversations furent souvent sans intérêt, car la majorité de ces automobilistes sympathiques ne connaissaient pas bien la commune : étudiants dormant à Corenc depuis cinq mois, femme de ménage travaillant à la maison de retraite, Grenoblois rendant visite à des parents malades, amateurs de montagne transitant par la commune. Un seul conducteur était un « vrai  » corençais, commercial installé depuis vingt ans sur ces terres. La discussion partit de la douceur de vivre là (Corenc, Meylan, Biviers, Montbonnot, Saint-Ismier sont situés sur un coteau orienté plein Sud, généralement à l’abri du vent et avec comme vue omniprésente le charmant massif de Belledonne) pour arriver au grand sujet d’actualité de la commune : les logements sociaux. « Moi je ne suis pas forcément contre, mais faut faire attention. Corenc est un village agréable. Il ne faut pas construire des immeubles partout  ».

Sur les 1 655 logements que compte la commune actuellement, 172 sont sociaux soit à peine plus de 10 %, au lieu des 20 % imposés par la loi à toutes les communes (ce taux devant passer prochainement à 25%). Et encore : sur les 172, 81 sont en fait des logements pour étudiants et les autres sont des PLUS, catégorie la moins « sociale » des logements sociaux. Lassée de payer au moins 25 000 euros d’amendes annuelles pour infraction à la loi, la municipalité a décidé dernièrement de lancer plusieurs opérations afin de rattraper petit-à-petit son retard. Ce qui n’est pas sans susciter l’émoi de plusieurs autochtones. Chantal, une habitante pro-logement social, témoigne : « Dans l’imaginaire de beaucoup de Corençais le logement social est associé à des barres de HLM envahis de Maghrébins qui tuent des moutons dans leur baignoire. Il y a une peur de l’étranger assez effrayante couplée à une mentalité d’assiégé ». Marie De Besse, une élue de la «  minorité » municipale, prolonge : «  Il y a une forte proportion des gens de Corenc qui veulent être dans l’entre soi. À Corenc, on ne connaît pas, ou très peu, les ‘‘vrais’’ pauvres. À part les deux foyers pour jeunes en difficulté, on ne sait pas encore ce que c’est. C’est tellement l’inconnu pour des personnes qu’elles en ont peur. Sur une opération en train d’être réalisée de logements ‘’vraiment’’ sociaux, catégorie PLAI, on va voir arriver des familles qui sont vraiment en difficulté sociale  ».

Impunité pour les trafiquants

Si la commune n’a que très peu de logements sociaux, elle a par contre des châteaux : Bouqueron, Matel, Tour des Chiens. Ces vestiges rappellent que la commune fut au Moyen-âge le lieu de résidence de plusieurs nobles. François De Bonne, duc de Lesdiguières, habita dans l’un d’entre eux avec sa maîtresse Marie Vignon. Les dauphins du Roi de France possédaient même leur résidence estivale à Corenc, au château de Montfleury, où siège de nos jours la très chic école privée du Rondeau.
Les grands seigneurs ont disparu, et ont été remplacés par les grands patrons. Les familles industrielles du début du XXème siècle - tels les Bouchayer (maîtres des conduites forcées), les Cartier-Millon (les pâtes Lustucru, c’est eux) ou les Pomagalski (businessmen des remontées mécaniques) – ont dormi dans ce bourg, dans des résidences souvent secondaires. Certains descendants sont toujours là, comme Jacques Cartier-Millon, membre du conseil municipal réputé pour ses manières bourgeoises.
De nos jours, si les « grands patrons » habitent plus souvent en région parisienne, on trouve à Corenc quelques personnalités des plus influentes de la cuvette grenobloise. Henri-Pierre Guilbert, qui dirigea Le Dauphiné Libéré de 2001 jusqu’en décembre dernier, y loge dans une charmante villa [2]. À quelques centaines de mètres de là, en bordure de Corenc, mais sur la commune de Meylan, se trouve la résidence d’Alim-Louis Benabid, le célèbre neurochirurgien grand manitou de la clinique expérimentale Clinatec.

Mais ceux qu’on trouve en plus grand nombre, ce sont les « nouveaux nababs » de la Silicon Valley grenobloise, ayant fait fortune grâce à l’essor des nouvelles technologies dans la région. Jean-Michel Gliner est certainement l’un des plus représentatifs. C’est lui qui a fondé le groupe Silicomp, société de solutions en technologies informatiques, notamment spécialisée dans la technologie de contrôle des populations, via les puces RFID. En 2006, il revend 54 % du capital du groupe à France Télécom pour la coquette somme de cinquante millions d’euros et se livre depuis à des trafics en tous genres [3]. Il est par exemple à la tête de Renilg, une société spécialisée dans les « fonds de placement et entités financières similaires » : le genre d’activité où les sommes d’argent gagnées sans rien faire sont considérables. Cet homme prêt à tout a également monté avec d’autres Corençais, Emmanuel A. et Cédric G., une société « de capital-développement » nommé Innovafonds, avec laquelle ils investissent dans « des sociétés françaises qui ont déjà réalisé du chiffre d’affaires ». «  Bien sûr que nous attendons un retour financier ! » s’exclame-t-il dans Le Daubé (16/06/2012), sûr de son fait, ce qui illustre l’impunité dont jouit ce type de trafiquants.

Ils sont d’ailleurs nombreux à Corenc à se livrer à ces activités peu honnêtes, selon le site Internet de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Grenoble : entre autres exemples, Bernard M. fait de la «  constitution et gestion d’un portefeuille de participations financières dans le cadre d’opérations de capital-investissement dans des sociétés » via sa société Alpes Développement Durable Investissement. Gilles C. fait de «  l’appropriation de biens immobiliers bâtis ou non bâtis, achats en vue de la revente, holding prise de participation » via sa société SARL July. Séverine D. travaille à «  acquérir, détenir, gérer toutes participations dans le secteur de la distribution, gestion, assistance, conseil  » via sa société Selidev. Marc B. fait de la «  prise de participation dans toutes sociétés, gestion de son portefeuille de valeurs mobilières, marchand de biens » à travers sa société Jam quand il ne s’occupe pas de ses neuf autres sociétés. Etc.
Face à ces combines et ce négoce, la préfecture n’a pour l’instant prévu aucune «  opération coup de poing » : ici l’impunité est totale et les trafiquants peuvent dormir tranquilles.

Un spécialiste des déserts médicaux entouré de centaines de médecins

Aujourd’hui un seul Corençais possède une envergure nationale, quoique seulement depuis quelques mois. Il s’agit d’Olivier Véran, ancien suppléant de Geneviève Fioraso, et nouveau député de la première circonscription de l’Isère depuis que la cumularde locale est devenue ministre du gouvernement Ayrault. La légende médiatique qu’il entretient avec soin veut qu’il n’avait pas prévu de faire de la politique jusqu’à ce que Geneviève Fioraso lui propose par surprise de devenir son suppléant l’année dernière. Si Geneviève Fioraso a préféré choisir un jeune inconnu – Olivier Véran a 32 ans –, c’est certainement pour faire la nique à tous les vieux notables socialistes grenoblois, outrés qu’elle ne choisisse pas un des leurs. N’empêche qu’elle n’est pas allé chercher un jeune des quartiers Teisseire ou Abbaye, présent sur sa circonscription. Son successeur désigné est médecin-neurologue au CHU de La Tronche et habite chemin de Mallanot à Corenc, surplombant toute la vallée. Depuis sa maison comme depuis sa piscine, il peut admirer une bonne partie de sa circonscription.
Ce jeune premier a réalisé un master à Sciences-Po Paris «  consacré à l’image et la place dans le débat des déserts médicaux » (Libération, 15/01/2013). Il faut dire qu’il est particulièrement bien placé pour parler des « déserts médicaux ». Si seulement deux médecins exercent à Corenc, la commune est le lieu de résidence d’un nombre incroyable de médecins, chirurgiens, anesthésistes et autres haut-placés du domaine médical. Christian Giraud, ancien patron du dernier café de Corenc village, explique qu’«  à un moment, on avait fait le calcul, il y avait presque 10 % de toubibs dans la population. Pour venir à Corenc, il faut du pognon alors c’est sûr que ce n’est pas un ghetto d’ouvriers  ».

Vous voulez acheter à Corenc ? FNAIM immobilier vous propose une «  belle maison de caractère  » avec piscine, garage de 100 m2 et salon avec cheminée, sur un terrain de 2 000 m2 pour la modique somme de 1 190 000 euros. Ou alors cette maison de 195 m² avec cuisine américaine, 7 chambres, 2 salles de bains, mais sans piscine sur un terrain de 900 m² pour à peine 800 000 euros.
Chez Klein Immobilier, on peut trouver une maison de 250 m2 pour 1 090 000 euros, ou une « maison d’architecte » de 180 m2 sur un terrain de 1 000 m2, « piscinable (permis de construire en cours) » pour 1 150 000 euros.

Ici, le moindre bout de terre se deale à des sommes astronomiques. Le m2 de terrain constructible est acheté 300 euros en moyenne : pour acquérir 1000 m2, il faut débourser au moins 300 000 euros, soit 268 mois de Smic, rien que pour la terre. Des familles de Corençais historiques, descendantes de paysans, en profitent sans complexe et revendent régulièrement 2000 m2 de terrain dès qu’ils ont besoin de 600 000 euros. Beaucoup d’héritiers vendent aussi pour des problèmes de succession entre frères et sœurs : le prix étant tellement élevé, que même si un des descendant veut rester, il ne peut pas racheter les parts des autres. La famille vend et un promoteur rachète pour construire plusieurs villas.

Comme partout, la population n’est pas homogène. Pour Florian, qui habite et travaille au village en tant que potier : «  Il y a Corenc-le-haut, ou ‘‘Corenc-village’’ et Corenc-le-bas, autour de la mairie. En haut, c’est plutôt la campagne, en bas ça ressemble à Meylan ». Pour l’élue Marie de Besses, « c’est difficile de parler des Corençais en général. Il y a les familles propriétaires ‘‘historiques’’, descendantes de paysans, la première génération des CSP+ qui sont arrivés dans les années 1970 et 1980 et puis la seconde, encore plus riche, composée de personnes arrivées il y a moins de vingt ans. La différence entre ces deux dernières couches, c’est que la sélection par le budget est devenu plus cruciale. Les premiers se rendaient compte qu’ils avaient de la chance et qu’il fallait faire attention au cadre de vie. Les nouveaux arrivants fonctionnent comme en ville, avec leurs voitures et leurs haies de laurier  ». Forcément, les catégories socio-profesionnelles de la population collent aux prix exorbitants des terrains : selon l’Insee, on trouve à Corenc seulement 2 % d’ouvriers, 2 % d’employés et moins de 4 % de chômeurs. Si les retraités représentent 25 % de la population, 48 % sont des « cadres ou professions intellectuelles supérieurs  » et 8 % des « artisans, commerçant ou chefs d’entreprises ». 44 % de la population est titulaire d’un diplôme de l’enseignement supérieur long (au-delà de bac+2) et le salaire net moyen horaire gagné est de 21 euros. Outre les hautes professions médicales, on trouve en masse avocats, architectes, cadres de grandes entreprises, commerciaux, proviseurs, etc. Bref le gratin des CSP+++.

Qui dit belle maison, dit presque forcément piscine. Grâce à un survol de la commune par le biais de Wikimapia, on peut comptabiliser 236 piscines découvertes, en « dur » (sans compter les piscines gonflables), sur le seul territoire de la commune qui compte 1226 maisons. Chiffre auquel on doit rajouter les nombreuses piscines intérieures, que Wikimapia ne nous permet pas encore de voir. Devant cette abondance de piscines privées, la municipalité a décidé de fermer la piscine publique en 2008, au grand dam des groupes scolaires qui s’y rendaient encore. Encore une illustration du règne du chacun-pour-soi. Un professionnel de l’immobilier constatait en 2007 : «  Même la maison bas de gamme dispose d’une piscine. Le portail électrique n’épate plus les copains. Alors, le must, c’est la cave en terre battue et sous voûte.  » (L’Express, 28/06/2007).

Les piscines remplacent les vignes

Avant de voir pousser les portails électriques, la terre du coin nourrissait des pieds de vigne. L’ancien tenancier Christian Giraud, qui intervient dans les écoles pour raconter l’histoire de la commune, nous explique : «  De La Tronche à Chambéry, il n’y avait que des vignes. En 1911 il y avait sept ou huit mille bidasses et 453 cafés à Grenoble. Les bidasses ne buvaient pas du Coca, alors il fallait les alimenter en pinard. Il y avait des caves coopératives à Saint Ismier, à Bernin, au Touvet, à La Terrasse. À Corenc, on avait une société viticultrice et un champ d’expériences. C’était du bon vin ici, notamment car les vignes prenaient bien le soleil et que la terre s’y prêtait bien. Il y avait un proverbe qui disait ‘‘le vin de Corenc fait chanter, tandis que le vin de Gières fait pisser’’ ».
Le phylloxéra, puceron ravageur, a décimé de nombreux pieds de vigne dans les années 1920. L’interdiction de certains cépages, comme le Clinton ou le Baco, a accéléré la décrue avant que l’industrialisation de la vallée n’achève le travail : «  Dans ces terrains en pente, il fallait beaucoup de main d’œuvre pour s’en occuper, explique Christian Giraud. Quand Neyrpic, Cémoi, Merlin-Gérin ont recruté, plein de jeunes se sont vite rendus compte qu’ils gagneraient beaucoup plus à l’usine qu’au champ. (…) Et petit à petit, les piscines ont remplacé les vignes ».

Aujourd’hui, alors qu’il ne reste plus qu’un seul paysan en activité à Corenc, ce passé agricole n’est plus qu’un lointain souvenir, malgré la très bonne qualité des terres [4]. Les jardins des grandes propriétés privées sont bien souvent simplement considérés comme un apparat à entretenir seulement pour rendre jaloux les voisins. Ces assistés qui sont incapables de s’occuper eux-mêmes de leurs haies de laurier et autres ornements sont obligés de demander l’aide de professionnels. Yanis bosse régulièrement comme jardinier dans certaines de ces résidences : «  Ce qui me fait halluciner, c’est que souvent le jardin n’intéresse pas du tout les propriétaires. Certains utilisent 5 % de l’espace de leur jardin, le reste servant juste pour leurs petits-enfants deux fois par an. Ce qui est important c’est surtout l’aspect extérieur, tout ce qui se voit depuis la rue. Parce que quand tu vois un jardin, tu vois tout de suite à qui tu as affaire. Alors forcément ils se copient et se concurrencent. Ils regardent le jardin d’à côté et veulent la même chose. Il y a quelques années, il y a eu la mode de l’olivier. Maintenant tout le monde a un olivier dans son jardin ».

« Et toi ? T’as quoi comme marque de tondeuse ? »

Christian Gaude est le dernier paysan de La Tronche, sa ferme est située à quelques centaines de mètres de la limite avec Corenc. La cohabitation avec ses riches voisins ne se passe pas toujours très bien : «  Un voisin chirurgien m’appelle ‘‘l’autre qui fait des yaourts’’. Une fois un mec en 4x4 a dû attendre quelques minutes pour passer car mes vaches empruntaient la route. Il s’est tout de suite énervé et m’a gueulé dessus : ‘‘des vaches en 2010 ici, c’est pas possible. Comment ça se fait ?’’ Les paysans, ils s’en foutent. Ils claquent des fortunes dans des piscines intérieures mais vont faire leurs courses à Carrefour. Ils ont changé de voiture pour économiser l’essence, mais toute l’économie ils la passent dans la tondeuse. Et puis faut les voir quand ils se croisent le samedi ‘‘- Qu’est-ce que t’as, toi, comme marque de tondeuse ? - Ah bon ! Moi j’ai celle-ci, elle est plus silencieuse...’’  ».

Ces relations tendues contrastent quelque peu avec l’ambiance générale dans la commune. Un des caissiers de la supérette du village nous raconte : «  La commune est riche, mais les habitants sont beaucoup moins méprisants qu’à d’autres endroits aussi riches, comme Saint-Tropez. Certains ont beaucoup d’argent mais n’ont pas les manières de la bourgeoisie. Il y a un patron du CAC 40 [NDR : on ne sait pas lequel] qui vient faire ses courses en jogging ». Le potier Florian a le sentiment d’être dans une zone protégée : «  Ce que je vois du village c’est surtout par le biais de l’école. C’est super cool, il n’y a pas d’incivilités ni d’insécurité. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. C’est la ville parfaite où tout le monde se dit bonjour avec un grand sourire. C’est ‘‘Pleasantville’’ [NDR : ville idéale théâtre d’un film américain des années 1950] ou ‘’la Zona’’ [NDR : un film dont l’action se situe dans une ville privée au Mexique] ». L’élue Marie de Besses confirme : « Corenc ce n’est pas un endroit où on s’envoie pis que pendre. On est entre gens policés. » Policés mais tout de même méfiants : outre quelques commerces de proximité (tabac-presse, bar, supérette) un des seuls magasins de la commune est une armurerie : Fabry Armes. Les haies de laurier, les visiophones et les portails électriques ne suffisent pas toujours.

« J’espère que Corenc ne sera jamais englobé dans une banlieue . Pas comme La Tronche, qui fait aujourd’hui presque partie de l’agglomération grenobloise. Si l’industrialisation continue dans la vallée, je ne vois pas comment on pourrait garder dans cette masse de continuité urbaine quelque chose qui a l’allure d’un village  ». André Martinais, père de la paroisse Sainte-Thérèse, quatre-vingt-trois ans dont plus de cinquante passés à Corenc, exprime ici un avis largement partagé, révélateur de cette « mentalité d’assiégé ». Pour lui, «  il y a une vie de commune encore importante, notamment car l’habitat est peu densifié. Il y a beaucoup de vie associative et les deux églises de la commune sont toujours pleines  ». Outre les églises, la bonne société corençaise se retrouve de manière «  conviviale » aux tennis, au restaurant attenant ou lors des nombreuses expositions de peinture dans les chics salons de la Condamine. Ces lieux de sociabilité marquent un certain style dont il est difficile de sortir. Chantal regrette : «  C’est difficile d’assumer une différence. On est marqué par le lieu où on habite alors tout le monde se donne un air bourgeois ». Le maire Jean-Pierre Vicario ne veut surtout pas mettre cette belle harmonie en péril : « Ainsi La Métro nous demande-t-elle une densification plus forte de notre territoire, conçu comme une extension de Grenoble et non comme un lieu à part entière. Il est à craindre que cette position soit partagée par l’État, le Scot (Schéma de cohérence territoriale de la région grenobloise) et le SMTC. Il faudra donc beaucoup de détermination aux élus corençais pour maintenir la qualité de vie de notre commune. (...) Avec l’augmentation brutale, de 20 à 25 % du taux de logement sociaux obligatoires et la perspective du quintuplement de l’amende infligée aux communes déficitaires, c’est tout notre environnement qui pourrait à relativement brève échéance être bouleversé, imposant aux Corençais un mode d’urbanisation qu’ils ont toujours rejeté » (édito des Nouvelles de Corenc, octobre 2012).
Ici, la problématique n’est pas de sortir du ghetto, mais plutôt d’éviter que les autres y entrent. À eux, la liberté de circulation et d’installation, aux autres le choix imposé de l’habitat. « Je n’aime pas le terme ‘‘ghetto de riches’’ parce que dans l’histoire, un ghetto c’est quelque chose qui est subi, rectifie Marie De Besses. Corenc n’est pas du tout un ghetto parce que ses habitants sont toujours en train de circuler en voiture pour aller ailleurs. Beaucoup d’habitants fantasment et aimeraient que Corenc soit une bulle protectrice du reste du monde ».

Cette « bulle protectrice  », ils aimeraient surtout qu’elle reste bien secrète. Sur Corenc, il n’y a pas «  rien à dire  », l’évolution de ce territoire méritant grandement d’être contée. Le glissement d’un village rural à un espace résidentiel réservé aux ultra-riches s’est fait sans bruit, l’air de rien, sans aucune communication. Le hold-up fut tranquille. Le fait est maintenant accompli. Que les CSP+++ aient privatisé ces bonnes terres agricoles et ces lieux de résidences idéales relève de l’évidence et n’est jamais questionné.

Des riches, il y en a ailleurs

En 1979, Pierre Frappat, ancien conseiller municipal de Grenoble, écrivait (dans Grenoble le mythe blessé, Alain Moreau, 1979) : «  À Échirolles, à Saint-Martin-d’Hères, à Fontaine et à certains quartiers de Grenoble les H.L.M. et leurs cortèges de laideurs bétonnées, de promiscuités pesantes et de délinquance juvénile ! À La Tronche, Corenc, Meylan, Montbonnot, Saint-Ismier, Biviers et Saint-Nazaire-les-Eymes l’urbanisme paisible des belles maisons entourées de verdure, les écoles sans Arabes, les impôts locaux légers, car les équipements sociaux sont superflus, et, rente inestimable, la vue sur Belledonne ! D’autres communes dans l’agglomération, sur les deux autres branches de l’Y des trois vallées dont Grenoble occupe le centre, sont des lieux de résidence agréables. Elles n’égalent cependant pas le charme des communes du Grésivaudan. Il serait rapide d’affirmer que les 40 000 personnes qui résident de La Tronche à Saint-Nazaire-les-Eymes ont toutes des conditions de vie idéales et que partout ailleurs il ne fait pas bon vivre. Pourtant, on sait bien à Grenoble que, si l’on en a les moyens, c’est dans le Grésivaudan – rive droite ! - que l’on cherche d’abord à s’établir ». Trente-quatre ans plus tard, ce constat est toujours d’actualité.


Des millionnaires locaux méconnus

Le saviez-vous ? Selon Challenges, Philippe Gueydon, président du Medef-Isère et patron de King Jouet, détient avec sa famille 65 millions d’euros, ce qui le classe 460ème fortune de France. On comprend qu’il milite pour une «  fiscalité plus juste, c’est-à-dire avec un taux bas pour un maximum de personnes » (Journal des Entreprises, 07/12/2012).
Quand à l’éditeur grenoblois Jacques Glénat, il a réussi à amasser 60 millions d’euros sur le dos des lecteurs de Titeuf, ce qui le place 472ème fortune de France.

La haute-bourgeoisie à Grenoble

Selon la légende, il n’y aurait pas – ou peu - de grands bourgeois dans la région grenobloise, contrairement à Lyon. Notre reporter a voulu en savoir plus. Problème : ces gens-là n’aiment pas parler d’eux, surtout à un petit journal critique. Monique et Michel Pinçon-Charlot, sociologues ayant beaucoup écrit sur la bourgeoisie, expliquent dans Les Ghettos du Gotha (Seuil, 2007) que leur tâche a été facilitée par le fait qu’ils étaient assez âgés, mariés, et qu’ils avaient la légitimité du CNRS. N’ayant rien de tout ça, notre envoyé spécial s’est fait passer pour un étudiant en sociologie pour contacter quelques personnes, à commencer par Jacques Baillieux, directeur de la publication de Beaux Quartiers, magazine grenoblois ayant pour devise ces mots d’Oscar Wilde : « J’ai les goûts les plus simples du monde. Je me contente du meilleur  ». Au téléphone, ce vieux roublard de la presse grenobloise (il a notamment lancé les magazines Actualité Dauphiné, Voies Ferrées, Présences – le magazine de la Chambre de Commerce et d’Industrie -, et l’Essentiel de Grenoble et de l’Isère) nous explique le concept de son magazine : «  Beaux Quartiers, c’est un concept qui n’existait pas avant et qui a bien fonctionné car on est les seuls à opérer sur les CSP+. (…) On vend 600 exemplaires en kiosques et on donne 19 400 exemplaires. Soit dans les boîtes aux lettres : on fait des communes entièrement, comme Corenc ou Biviers, et d’autres partiellement comme à Meylan, on fait juste Meylan-le-haut et certains immeubles. On distribue aussi à Claix, Brié-et-Angonnes, Seyssins, entre autres. Entre Grenoble et Voreppe, on fait un seul immeuble à Saint-Egrève. Sinon on a quelques dépôts dans certains restaurants ou clubs de golf et puis on envoie environ un millier de numéros par La Poste grâce à des fichiers qu’on a constitués  ». Quant à la question de la haute bourgeoisie grenobloise : « On a souvent l’impression que la ville n’est pas très riche mais il y a une richesse réelle. Au niveau du luxe, les riches ne consomment pas beaucoup sur Grenoble - il est de bon ton d’aller plutôt sur Lyon, Genève, ou Paris - mais il y a quand même une petite offre de produits haut de gamme. (…) Il y a eu un creux à un moment mais le marché s’est bien développé depuis une dizaine d’années. Des bijoutiers comme Lombard font de très bonnes ventes localement. Il y a une offre tout à fait satisfaisante dans le haut de gamme, que les gens ne soupçonnent pas. (…) Il n’y a pas de clubs ou cercles comme à Paris ou à Lyon. Il y aurait sans doute le potentiel mais personne n’a eu l’idée ou la volonté de le faire  ». Les bijouteries et autres magasins de luxe autour de la place Victor-Hugo ne nous ont pas donné beaucoup plus d’informations, leurs salariés étant très méfiants face aux questions d’un jeune. «  Bien entendu qu’il y a une clientèle pour les produits haut-de-gamme, sinon on n’en vendrait pas. On a rien d’autre à dire  » : voilà tout ce que nous a répondu une vendeuse de la bijouterie Lombard. Notre reporter s’est donc résigné à baver devant les pages de Beaux Quartiers et ses publicités pour «  une bague unique avec un rubis de Birmanie et 36 diamants  » vendu 64 500 euros chez Lombard, cette bouteille de «  Cognac cuvée paradis » vendue 650 euros ou cette Lamborghini vendue 175 000 euros dans un garage d’Echirolles. Mais ce qui l’a fait rêver le plus, c’est cette publicité pour Cédric, qui a créé le «  premier service de conciergerie privée de Grenoble ». Pour 470 euros par mois, il répond ainsi à toutes les demandes et promet « d’accéder à l’introuvable  ». Par exemple : « remplacer au pied levé une nounou défaillante, trouver des places pour un spectaclespour un guichet fermé, rappeler au client l’anniversaire de son épouse dans une semaine et lui proposer d’organiser une soirée et suggérer le cadeau idéal... (…) Une cinquantaine de Grenoblois a déjà fait le pas.  »

Notes

[1Selon Wikipedia : « Dans le calcul du revenu fiscal, l’Insee pondère le revenu du foyer par un coefficient attribué à chaque membre du ménage pour permettre la comparaison des niveaux de vie de ménages de tailles ou de compositions différentes. Le nombre de personnes est ainsi ramené à un nombre d’« unités de consommation ». L’échelle actuellement la plus utilisée (dite de l’OCDE) retient la pondération suivante :1 UC pour le premier adulte du ménage ; 0,5 UC pour les autres personnes de 14 ans ou plus, 0,3 UC pour les enfants de moins de 14 ans ».

[2Il est d’ailleurs amusant de se rendre compte que Marcel Besson, propriétaire du journal collabo Le Petit Dauphinois, ancêtre du Dauphiné Libéré, habitait également à Corenc. C’est d’ailleurs dans sa propriété que des résistants abattirent le préfet de l’Isère, Philippe Frantz, trois semaines avant la Libération de Grenoble.

[3En vue d’éventuels procès, nous précisons ici que nous choisissons le mot « trafic » selon cette définition : « Commerce clandestin, immoral. Activité mystérieuse, cachée ». Gardez vos recommandés.

[4« Dans le Grésivaudan, sans qu’il n’y ait besoin d’irriguer, les agriculteurs obtiennent des rendements de maïs de 80 quintaux à l’hectare leur procurant un revenu net à l’hectare qui est souvent de 30 à 50 % supérieur à ce que procure habituellement la culture du maïs. L’agriculture peut être rentable dans la région grenobloise, mais la pression sur les terrains, exercée par la croissance urbaine et surtout le resserrement de l’habitat, la fait reculer très rapidement.  » Pierre Frappat, Grenoble le mythe blessé, Alain Moreau, 1979.