Avant de partir au concert, j’écoutais un débat entre les « philosophes » Raphaël Enthoven et Éric Sadin autour de l’IA. Telle une parfaite illustration du dialogue de sourds qu’est mon quotidien au labo d’informatique, pendant que le premier passe son temps à incanter que l’IA ne sera jamais humaine et qu’on peut donc dormir tranquille, l’autre (qui d’habitude m’énerve, mais que pour le coup je trouvais pertinent) rappelle avec beaucoup d’insistance que, vrai ou pas, ce n’est pas ça qui importe. Pour Sadin, le truc véritablement flippant c’est que les gens aiment bien l’IA, ça les amuse beaucoup. Ça les déshumanise, mais ça leur plaît. Dans ce réflexe sadomasochiste de notre temps de l’ennui et du désenchantement, on a même furieusement envie de voir jusqu’où ira l’IA.
C’est vendredi soir et le début pour moi des vacances universitaires de février. Avec mes élèves, cet après-midi, on a fini la séance du cours d’analyse critique du numérique sur cette terrible vidéo d’une conférence de David Maenda Kithoko qui évoque l’histoire du Congo et de ses ressources minières contrôlées par 130 bandes armées entretenues par les corporatismes occidentaux. Pas de bol, ils ont pléthore de cobalt au Congo (1)… Alors le capitalisme de la transition numérique, du GreenIT, de l’IA frugale et du bien-être de l’humanité aime un peu trop les Congolais en ce moment (= les pille, les viole et les tue). J’ai besoin de poser tout ça, de mettre les bêtises d’Enthoven comme l’horreur coloniale de côté. Je vais voir Calogero en concert avec mon amie L., youpi !
Arrivé au Palais des Sports, je comprends vite que ce ne sera pas un concert acoustique en cercle au coin du feu. L’accueil est raide. Sur deux écrans géants sont dessinés deux grands smartphones avec un QR-code au centre et la notice qui va avec « Partager l’ A.M.O.U.R (c’est le nom de l’album) avec Calogero en scannant le QR-code ». Info supplémentaire « n’oubliez pas d’allumer le bluetooth ! » C’est quoi encore ce truc…
Bon, je n’ai pas eu à attendre longtemps pour briser le mystère. Dès la première ou la deuxième chanson, les images de smartphones géants refont leur apparition en plein milieu de la vidéo étalée sur des murs numériques gigantesques qui entourent la scène. C’est l’heure de lancer l’appli que les moutons de la salle ont dûment téléchargée. C’est parti ! Au rythme de la chanson, les smartphones s’illuminent de toutes les couleurs… puis c’est au tour de la lampe torche des téléphones de se mettre à clignoter hystériquement ! Électrosensibles et épileptiques s’abstenir (quelqu’un sera d’ailleurs évacué à un moment en civière, personne n’y prête attention). Et les gens sont contents. Ça se retourne, ça commente, ça filme avec son téléphone les téléphones des autres qui filment en retour nos téléphones. Moment de fusion techno-charnelle. Ouaouh, c’est joli, maman regarde toutes les lumières…
Sauf que ta maman, si on prend un peu de recul mon petit, ce qu’elle vient de faire c’est installer sans réfléchir une appli à qui elle a nécessairement autorisé l’accès au bluetooth, à l’écran, à la lampe torche, et va savoir à quoi d’autre encore, sur l’outil qui lui sert de cerveau étendu et qui contient à peu près tout ce qu’on peut vouloir savoir de sa vie. Ouais, mais c’est joli, fais pas ton relou !
Je vous passe le bilan carbone de la soirée qui, à mesure qu’on avance, devient de plus en plus bourrine. Ça hurle, ça clignote, les écrans géants sont tapissés d’images qui ne restent jamais plus de deux secondes, sûrement pour que ça coïncide au mieux avec notre capacité attentionnelle. Le bruit et les flashs dépassent parfois clairement les limites du sanitairement acceptable. Y a que moi qu’ai les yeux défoncés par ces lignes stroboscopiques de LED qui nous asservissent depuis le début ?
OK me direz-vous, mais quel rapport avec l’IA ? C’est que je n’ai pas encore tout dit ! Parce que oui, l’IA était à la table d’honneur cette fois encore. À un moment, Calogero nous sort son interlude appris par cœur tout en faisant croire qu’il improvise (bon la foule déchaînée visiblement y croit en effet) pour introduire sa chanson intitulée « 1987 » qui évoque sa vie d’ado jeune chanteur dans son premier groupe (les Charts). Et là, telle une résurrection de la brillante idée de l’hologramme de Mélenchon, apparaît sur l’écran géant un « deep fake » animé (une fausse vidéo créée par IA) d’un Calogero âgé de 16 ans qui commence à entonner la chanson en question (qui date de 2017 Marty !), avec une voix effectivement rajeunie. La peau est un chouia trop lisse à mon goût, ça fait retouche de Vogue, mais l’effet est quand même saisissant. Les fans sont survoltés.
L’effet sur moi n’est pas le même. Pour être totalement honnête, en dépit du bruit et des lumières qui m’énervaient copieusement, jusque-là, je me laissais quand même porter, les paroles de certaines chansons sont belles, je me laissais pénétrer. Mais là, ce deep fake moisi pour commencer mes vacances, c’est la goutte de trop. Ça me plombe tout et je remarque d’autant plus tout ce boucan et toutes ces lumières. Je sors de ma bulle. Je ne veux plus de ça, on salit vraiment tout. Le reste du concert m’ennuie, L. le voit, j’ai envie de me barrer.
L’analyse a posteriori de tout ça, que j’ai menée d’abord sur mon vélo au calme et au grand air en rentrant du concert, puis maintenant que j’écris ces lignes, à 2h du mat, n’est pas inintéressante. Déjà, clairement ce deep fake idiot n’avait pas sa place ici, ça ne servait à rien, sauf à l’évidence à exciter le public et à répondre à cette addiction débile à la nouveauté. Même topo que les oreilles de chat sur les visios, ça sert à rien, mais c’est nouveau alors c’est rigolo. Mais surtout, n’a-t-on pas entendu certains artistes précisément se révolter contre la dérive des IA dans les métiers de l’art ? Ces IA qui peuvent composer des mélodies, écrire des chansons, remplacer les artistes, tuer l’art ? L’effet de mode est-il si puissant que cette critique a déjà été phagocytée et qu’on laisse maintenant entrer le loup tranquillou dans la bergerie ? Ou Calogero fait-il tout simplement partie des artistes techno-enthousiastes, œuvrant à donner un supplément d’âme à l’artificialisation du monde ?
C’est en cela que je rejoins le pragmatisme de Sadin quand il défonce l’idéalisme d’Enthoven : on s’en fout que l’IA ait une âme ou n’ait pas d’âme, le fait est qu’on la laisse s’infiltrer partout dans nos vies. Elle nous submerge d’illusions, elle transforme notre relation au réel, elle fait de nous des moutons jamais adultes qui jubilons béatement quand ces appendices de métaux arrachés des entrailles des Congolais et scotchés à nos mains clignotent tout seuls. L’IA a pris la forme, à s’y méprendre, d’un gars qui a effectivement existé un jour, en 1987, mais qui n’a jamais chanté cette chanson. Sauf que là tout le monde l’a vu la chanter « pour de vrai » et tout le monde a aimé. C’est intégré dans la normalité. Guy Debord appelait ça le « faux sans réplique » de la société du spectacle. Sauf que pour Debord, s’il n’y avait pas de réplique au « faux » du spectacle de nos vies, c’était parce qu’on ne pouvait pas répondre à l’écran, on ne pouvait pas s’opposer au faux. Là, le faux est pleinement assumé, on lui donne droit de cité, on le réclame, il est partie intégrante du monde. Le faux est devenu le vrai.
(1) Vidéo disponible sur https://peertube.designersethiques.org/w/eCTeXbdkjUcdNzpZNtCdVX