Accueil > Automne 2025 / N°78

1plateforme/1arnaque

En Banque organisée

Un vrai gâté, ce Romain Gentil. La société qu’il a cofondée, Wizbii, fait une communication agressive pour attirer des jeunes dans sa plateforme de simulation d’aides financières avec le noble but affiché de lutter contre « le non-recours aux droits  ». Après avoir osé prendre un pourcentage sur les aides perçues par les jeunes, la start-up a maintenant fondé tout son business model sur les banques, notamment en ligne, qui la rémunèrent en échange d’attirer des jeunes dans leurs filets. Les magouilles bancaires relèvent visiblement de la vocation pour Romain Gentil qui, il y a trois ans, a cofondé une nouvelle société : Obendy® offre aux instituts bancaires une plateforme permettant d’augmenter « l’engagement client ». Pas sûr que de telles prouesses permettent de stimuler un « engagement électeur de gauche » en sa faveur.

Parmi les « valeurs » du collectif Grenoble capitale citoyenne, il y a plein de jolis mots : «  émancipation », « écologie », « protection des biens communs », etc. Le collectif assène : « Grenoble, capitale des Alpes, sera citoyenne ou ne sera pas ». Le manifeste de Faces (face au changement : écologie et solidarité), un des groupuscules ayant fondé « Grenoble capitale citoyenne  », promet : « Nous voulons que nos enfants vivent dans une société plus juste, plus tolérante, plus libre et plus durable que la nôtre. »

C’est beau les grands mots et les déclarations d’intention. Mais encore faut-il les incarner. Après de multiples tensions internes (qui semblent bien être le principal dénominateur commun à toutes les listes de gauche), c’est Romain Gentil qui a été désigné début septembre « chef de file » de Grenoble capitale citoyenne, après avoir été celui de Faces.

Élu conseiller municipal d’opposition (sur la liste des socialistes et affiliés) en 2020, Romain Gentil est moins connu pour son investissement politique que pour son statut d’entrepreneur dynamique. En 2009, tout frais diplômé de Grenoble école de management (l’école aux 33 000 euros de frais d’inscription), il monte avec deux collègues Wizbii, qui se veut au départ un « réseau professionnel pour les étudiants et jeunes diplômés » afin de « favoriser l’emploi des jeunes ». Ils n’ont pas encore 25 ans mais parviennent déjà à lever 310 000 euros. Pas mal, mais ce n’est rien par rapport aux futures sommes récoltées : 3 millions d’euros en 2016, 12,5 millions en 2018, 1,6 million en 2024, etc.

Dès le départ, la jeune société a reçu le soutien, en dehors des grandes écoles et des universités, de banques comme le Crédit agricole et la Banque populaire. «  Si les actionnaires et les investisseurs s’intéressent à la start-up grenobloise, c’est qu’elle s’adresse à une cible à forte valeur ajoutée pour les employeurs. En effet, dans le segment de la gestion de carrière, les 18‑30 ans représentent aujourd’hui 10 millions de personnes en France. Avec une moyenne d’âge de 21 ans contre 45 ans pour LinkedIn ou Viadeo, le réseau français a trouvé une niche prometteuse et séduit de plus en plus d’annonceurs. » (www.kriisiis.fr, 11/09/2014)

La « niche prometteuse  » s’est bien élargie depuis dix ans. Alors qu’elle annonçait 200 000 utilisateurs en 2014, elle toucherait aujourd’hui… 10 millions de jeunes, selon Wikipedia. Wizbii s’est non seulement exportée à l’étranger, en Italie ou en Espagne, mais a aussi étendu son domaine d’action. La novlangue de son site présente maintenant la société comme une fournisseuse de « solutions pouvoir d’achat  ». Le plus gros de leur activité consiste à «  faciliter l’obtention des aides financières  » auxquels les jeunes ont droit : les bourses pour étudiants, les aides pour le logement, les « bonus réparation » et autres «  aides pour partir en vacances » ou pour passer le Bafa. Le but affiché de l’entreprise est de «  lutter contre le non-recours aux aides ». Sympa, non ?

Alors que quantité de services publics ferment, Wizbii, en bon petit soldat de la start-up nation, développe une plateforme numérique pour pallier le manque de contact humain. On ne pourra pas reprocher à l’entreprise de ne pas être dans l’air du temps.

Des critiques autrement plus pertinentes se sont néanmoins peu à peu fait jour. Il y a quatre ans, Mediapart (21/12/2021) dénonçait dans un article «  l’entreprise qui capitalise sur la phobie administrative des étudiants ». C’est que si Wizbii remplit les dossiers à la place des étudiants (qui doivent confier leurs données personnelles à la start-up), elle «  fait transiter la somme de la prestation sociale obtenue sur le compte d’un opérateur tiers. Wizbii va ensuite prélever son pourcentage avant de reverser le reste de la somme sur le compte du jeune client. Le site assure que tout le service est sécurisé.  » Le « pourcentage » est annoncé à 4 %, soit pour une bourse mensuelle Crous de 494 euros, « 19,72 euros »… Des pratiques qui ont un peu énervé le syndicat étudiant l’Unef, dont la présidente de l’époque Mélanie Luce, ne décolèrait pas « qu’une telle entreprise puisse lancer un tel service. “Cette plateforme se fait de l’argent sur le dos des plus précaires. Prendre 4 % de de la bourse d’étudiants, c’est beaucoup quand on est étudiant” ».

Les start-uppers, ça ose tout et c’est à ça qu’on les reconnait. À quand une plateforme à destination des sans­abris pour faciliter l’obtention des paniers repas du Secours populaire en échange d’une commission d’un paquet de pâtes ?

Le coup de gueule de l’Unef et l’article de Mediapart ayant créé un « bad buzz », comme on dit chez les influenceurs, Wizbii a depuis changé de « business model ». Le site ne récupère plus de pourcentage sur l’aide perçue mais se finance grâce à des partenariats avec des banques. Ainsi, en remplissant – en septembre 2025 – le questionnaire pour simuler les aides financières possibles, il est demandé assez rapidement : « Avez-vous un compte bancaire dans l’un de ces établissements ?  » en citant les « établissements » Revolut, Société Générale, BforBank, Trade Republic, N26, Helios, Monabanq. On a testé en répondant « non, aucun ». À la fin du questionnaire, après avoir appris que notre profil fictif avait droit à plus de 7 000 euros d’aides par an, on nous indique la démarche à suivre : « 1. Ouvrez votre compte chez notre partenaire Revolut (bonus : 20€ offerts) ; 2. Revenez sur Wizbii Money pour bénéficier de l’accompagnement dans vos démarches ; 3. Recevez vos aides sur votre compte Revolut.  »

On comprend vite qu’en réalité, Wizbii aide bien plus les banques que les jeunes. D’ailleurs sa communication « business to business » ne s’en cache pas, comme sur LinkedIn en avril 2025 : « Wizbii est fier d’accompagner Revolut dans ses ambitions de croissance en leur apportant des clients qualifiés en France mais aussi en Italie. En seulement 3 mois de collaboration, Wizbii est déjà devenu un partenaire clé de Revolut, alliant performance et impact sociétal grâce au service délivré par Wizbii ! Et ce n’est que le début…  »

Deux mois plus tard, en juin 2025 toujours sur LinkedIn, le service com’ de Wizbii assure avoir « une grande nouvelle à vous annoncer… Nous sommes désormais partenaire de 100% des principales néobanques sur le marché ! N26 nous rejoint effectivement dans l’aventure Wizbii. Cet acteur de référence dans la nouvelle génération de services bancaires a décidé de faire confiance à Wizbii pour conquérir de nouveaux clients en France.  » On vous passe les différents hashtag accompagnant ces billets d’auto-gratulation, du style #PartenariatStratégique, #FintechFrançaise et autres #CroissanceCollaborative.

Tout ce charabia a néanmoins le mérite de la clarté : le but de Wizbii est d’aider les banques, « néo » ou traditionnelles, à «  conquérir de nouveaux clients », tout en collectant un maximum de données sur les jeunes se prêtant au jeu du « simulateur d’aides financières ». Pour arriver à ses fins, la start-up multiplie les partenariats avec des influenceurs ou quantité de marques, ainsi que les publicités invasives sur les réseaux sociaux. Un article de Ouest France (8/10/2023) épingle « sa communication pour le moins étrange » : « Nous sommes en effet tombé sur un “Short” YouTube où un jeune éphèbe type “influenceur à Dubaï” lit le commentaire fictif d’un de ses prétendus “followers” : “Vous faites comment pour gratter les aides de letat ?? Les démarches casse la tête” (sic). Et le jeune avec un anneau dans le nez de répondre : “Si tu as entre 18 et 30 tu peux recevoir 2 à 3 000 € d’aides de l’État chaque année ! Et si t’as la flemme de faire les démarches administratives, va sur Wizbii Money ! Si tu veux des aides de l’État sans te casser la tête, clique ici !” »
Le journaliste décerne néanmoins « la palme du cynisme » à une autre vidéo de Wizbii «  où un jeune qui ne tient pas en place crie : “Qu’est-ce que tu attends : dépouille l’État !” » Ainsi, espérer obtenir les aides pour le logement auxquelles on a le droit revient à « dépouiller l’État ».
Wizbii, comme toute bonne start-up, parvient aussi à « dépouiller l’État  » pour son propre compte. Ainsi en 2020 l’entreprise grenobloise a remporté l’appel d’offres du gouvernement français pour être « opérateur  » de la plateforme « 1 jeune 1 solution  », visant à limiter la hausse du chômage des jeunes dûe à la crise sanitaire (soit un peu le même genre de nobles intentions que Wizbii...). Encore une grande réussite de la start-up nation : en février 2022, la Cour des comptes «  épingle le plan d’urgence “1 jeune, 1 solution”, jugé dispendieux, mal proportionné et avec un succès relatif. Au nom du “quoi qu’il en coûte”, le gouvernement y a consacré près de 10 milliards d’euros.  » (L’Étudiant, 21/02/2022)
C’est l’avantage des plateformes : on ne sait pas si ça sert à quelque chose mais au moins on pourra dire qu’on a fait un truc. Et puis ça permet de juteuses rentrées d’argent aux prestataires comme Wizbii.

Quinze ans après, ses trois cofondateurs sont toujours à la tête de la start-up, qui emploie maintenant 130 salariés : Emeric Wasson en tant que « directeur produit », Romain Gentil « directeur général  » et Benjamin Ducousso « PDG  ». Les trois compères entrepreneurs ne se reposent néanmoins pas sur leurs lauriers de businessmen : ils ont lancé en 2022 une nouvelle entreprise, Obendy® (formant avec Wizbii le groupe Matterz), dont le but est de vendre des «  plateformes digitales de services à forte valeur ajoutée » afin « d’aider les grandes entreprises à engager et fidéliser leurs clients  ». En dehors de France Travail (qui visiblement cherche donc à « fidéliser ses clients »…), le reste des entreprises qui « font confiance » à Obendy (selon son site) sont des banques : BNP, Société Générale, Allianz, Crédit Mutuel, etc. Trois ans après sa création, la société est classée 26e des entreprises de « fintech  » (technologies de la finance) françaises, tout en ne dévoilant «  ni son chiffres d’affaires, ni son résultat » (Le Daubé, 06/06/2025). Sur son site, Obendy promet à ses clients de pouvoir « renforcer le sentiment d’appartenance de vos publics en les soutenant au quotidien » ou d’« améliorer la connaissance de vos publics grâce à des données précises, afin de déterminer leurs événements de vie ». Reste à savoir pour Romain Gentil si ces techniques de marketing sont transposables dans le domaine politique afin de «  renforcer le sentiment d’appartenance » de ses électeurs.