Accueil > Automne 2025 / N°78

À la découverte de Laurence Ruffin et de la Scop Alma

Dévaster le monde, Oui : mais en coopérative

La voilà enfin officiellement désignée – après une longue série de claques qui portent, de communiqués incendiaires et d’accusations « d’intimidations » envers Piolle – comme l’unique successeuse du maire de Grenoble. Laurence Ruffin est candidate aux prochaines municipales au nom des Écologistes, du Parti communiste, de divers groupuscules (Ades, etc.) en attendant peut-être – avant ou après le premier tour – les Insoumis et les socialistes. Si elle est novice en politique, elle ressemble à une sorte de candidate idéale pour les éco-techniciens grenoblois, notamment grâce à son action à la tête de la Scop Alma, éditrice de logiciels. Elle œuvre à la fois dans la « tech », la monoculture locale, et elle apporte un supplément d’âme en défendant le modèle « coopératif ». Alors tous les médias déroulent le « récit » flamboyant de la PDG d’Alma, surtout soucieuse de « démocratie en entreprise », de « gouvernance partagée » et autres « répartition de valeur » et « qualité de vie au travail ». Mais personne ne se demande à quoi servent les logiciels créés par cette société coopérative. Or, vendus à certains des pires pollueurs de la planète, ils permettent avant tout de remplacer les humains par des robots. Participer à dévaster le monde en coopérative, c’est toujours dévaster le monde.

Il y a quatre ans, Laurence Ruffin n’avait jamais « parlé à un journaliste  ». C’est ce que raconte Rachid Laïreche, auteur d’un bouquin sur son célèbre frangin François Ruffin, La Revanche des bouseux (Les Arènes, 2021). Le journaliste avait dû insister pour interroger la « sœur de », passer par l’intermédiaire d’Éric Piolle (« ils [Laurence Ruffin et Piolle] ont des potes en commun »), et même se faire prêter le bureau du maire en plein confinement. Un parcours du combattant qui a abouti sur un portrait louangeur de l’entreprise de la sœur du député-reporter.

« Laurence aime son travail. Elle pourrait en parler des heures. La fille de la Somme qui a migré dans les Alpes dirige, depuis une décennie, une entreprise de cent soixante salariés qui développe des logiciels pour l’industrie de la santé. Une boîte qui ne peut pas être “vendue ou délocalisée”. Tous les salariés sont associés. Elle appelle ça une “petite lubie démocratique à l’échelle de l’entreprise”. La compagnie cartonne. Elle figure parmi les plus performantes de la planète dans son secteur de niche. Une fierté supplémentaire : la concurrence est majoritairement rattachée à des fonds de pension. La “preuve” que faire autrement n’est pas un songe.  »

Même si cet extrait est particulièrement laudatif, le ton est à peu près représentatif de tout ce qui s’écrit sur le travail de Laurence Ruffin. Si en 2021, elle n’avait jamais « parlé à un journaliste », il fallait comprendre « jamais parlé de son frangin à un journaliste ». Parce que pour promouvoir sa boîte et le modèle coopératif, elle s’était déjà beaucoup épanchée dans les médias – et depuis ça continue. Ainsi on ne compte plus les articles à la gloire de cette société basée à Saint-Martin-d’Hères.

«  Alma met de l’âme dans l’entreprise » (Présences Grenoble, 02/09/2019)
« La Scop Alma veut accentuer son rôle d’entreprise citoyenne » (Bref éco, 13/04/2023)
«  Encore en croissance, la Scop Alma fait toujours le pari des valeurs coopératives et citoyennes » (Le Daubé, 27/03/2025), etc. Le « récit » est martelé, Alma n’est pas une méchante grosse boîte capitaliste mais une entreprise coopérative à l’écoute de ses salariés, comme s’extasient Les Affiches (30/03/2023) :
« Si ces résultats financiers traduisent la bonne santé de l’entreprise, “nous associons également les indicateurs extra-financiers au pilotage, à travers la cohésion sociale, la répartition de la valeur, le bien-être et la qualité de vie au travail”, précise Laurence Ruffin, présidente de la Scop Alma. Ainsi, l’indice d’écart de revenus ne dépasse pas 2,44 dans l’entreprise. L’index d’égalité hommes-femmes est de 93 % et tous les salariés sont associés à la Scop au bout d’un an. Depuis cette année, le conseil d’administration de la Scop a été rééquilibré, constitué pour moitié de responsables d’équipe et pour l’autre de salariés-associés, élus en assemblée générale.  »

En plus de la démocratie interne, la boîte prend aussi bien soin de la nature alentour, ce qui suscite l’admiration des Échos (20/11/2024) : «  Rénover ses bâtiments plutôt qu’en construire un nouveau. Le choix s’est fait en 2020 par le vote de la centaine de salariés associés d’Alma, [...] qui ont ainsi opté pour un projet environnemental en transformant leur réserve foncière de 7 000 mètres carrés en refuge LPO (Ligue de protection des oiseaux).  » Et puis il y a le jardin potager partagé, le babyfoot, la fresque de street-art sur les locaux, tous les sourires des salariés dans les nombreuses vidéos de promotion.
Bref, le plan com’ d’Alma « accroche » bien dans les médias. Mais ce qui semble véritablement original, par rapport à d’autres entreprises, c’est que les préten­tions affichées ne semblent pas tellement éloignées de la réalité. Effectivement, derrière les locaux un peu vieillots d’Alma, il y a un terrain sauvage avec de grands arbres où une entreprise « classique » aurait certainement eu envie de faire un nouveau bâtiment ou de réaliser une juteuse vente dans ce secteur très prisé proche du campus. Au niveau « démocratie économique », les quelques échos internes récoltés ne contredisent pas les vantardises de Laurence Ruffin. Bien entendu, la « citoyenneté économique » et le «  partage de la décision » n’ont pas l’air d’être toujours un long fleuve tranquille et certaines décisions sont moins partagées que d’autres. En 2023, la Scop avait tenté de recruter un directeur général pour suppléer Laurence Ruffin, mais le dénommé Damien Leretaille n’est pas parvenu à s’adapter au « fonctionnement particulier » de l’entreprise et est vite parti. Cette année, rebelote avec l’arrivée de Simon Mirouze à la direction générale afin d’envisager la « transition » et le possible départ de Laurence Ruffin suite aux élections municipales. Pour l’instant, lui reste.

Il y a en tout cas une chose qui ne change pas chez Alma ces dernières années, ce sont ses bons résultats financiers… Un chiffre d’affaires en constante progression autour de 12,5 millions d’euros, un « résultat net  » de 2,4 millions d’euros pour l’année dernière (et autour de 2 millions d’euros les années précédentes) : la bonne ambiance « démocratique » au sein d’Alma doit aussi certainement beaucoup à ses facilités économiques, qui permettent de ne pas lésiner sur les « commissions pour discuter de la stratégie de l’entreprise » ou les séminaires à la campagne tous frais payés. Les sociétés coopératives grenobloises œuvrant dans des secteurs moins rentables que l’édition de logiciels, comme la restauration ou la réparation de vélos par exemple, ont beaucoup moins de marge de manœuvre financière pour offrir à leurs coopérateurs de tels moments non «  productifs  ». La «  démocratie en entreprise  » d’Alma ne concerne que des citoyens-salariés hautement qualifiés, la quasi-totalité des cent-soixante coopérateurs étant « développeur », « chef de projet  », «  ingénieur », « technicien support » ou « commercial », comme l’illustre la page dédiée aux offres d’emploi.

Et surtout, la « démocratie en entreprise  » peut très bien se concilier avec des applications dévastatrices, notamment dans les entreprises où elles sont mises en place. L’activité historique d’Alma, depuis sa création par des chercheurs en mathématiques appliquées en 1979, ce sont les logiciels CFAO (Conception et fabrication assistées par ordinateur) dans le domaine de la tôlerie et du soudage robotisé. « Nos solutions améliorent la productivité des systèmes de découpe, des machines de tôlerie et des robots en répondant aux enjeux de l’industrie 4.0.  »

Quelles sont les entreprises intéressées pour acheter ce genre de logiciel ? Des petites Scop de fabrication de vélo ? Des artisans bricolant des nichoirs à oiseaux pour les «  refuges LPO » ?
Les clients des logiciels CFAO d’Alma sont plutôt à chercher du côté de la grosse industrie, comme l’énumère le site de l’entreprise : « Les constructeurs de machines-outils et de robots », les adeptes de la «  construction métallique » (type entrepôt), les chaudronniers industriels, les constructeurs d’avions, le BTP, les fabricants de « matériel agricole » ou « d’équipement minier  », (car pour exploiter tout ce métal, il faut creuser beaucoup de mines), ou les « constructeurs de matériel de transport routier et ferroviaire » qui peuvent être «  civils et militaires ». Parmi tout ce que le génie des ingénieurs d’Alma permet de fabriquer plus vite, il y a également les « chantiers navals » et les « plateformes offshore ». À Grenoble, on n’a pas de pétrole mais on conçoit des logiciels pour aider les multinationales allant chercher du pétrole en haute mer à fabriquer leurs installations... Si les noms des centaines de clients d’Alma nous sont pour la plupart inconnus, on s’arrête quand même sur quelques « poids-lourds » comme Alstom, Dassault Aviation, ou Gulfstream Aerospace Corporation, un «  constructeur américain d’avions privés ».

Selon son site internet, Alma « cherche à concilier développement économique pérenne et épanouissement des personnes, en ayant à cœur de contribuer à une économie citoyenne et de s’engager dans la transition écologique ». En voyant les applications des produits d’Alma, on a un peu de mal à voir « l’économie citoyenne  » ou la «  transition écologique  »… Ni même « l’épanouissement des personnes » d’ailleurs. Ce que permettent les logiciels d’Alma, ce ne sont pas de meilleures conditions de travail pour les salariés trimant dans ces entreprises mais, en donnant de plus en plus de puissance aux robots, d’« optimiser les processus de fabrication » et au final, réduire les coûts humains. Toujours selon la communication de l’entreprise, la « stratégie industrielle » d’Alma est « au service de l’automatisation ». « “L’automatisation n’est plus une option mais une nécessité stratégique”, explique Emmanuel Monnet, responsable du département Logiciels CFAO chez Alma.  » Vous l’aurez compris la « nécessité stratégique » est surtout pressante pour les dirigeants et les actionnaires car elle «  procure des gains sensibles en terme de temps de programmation et de mise en production  ». Un responsable de Thievin, un constructeur de machines agricoles, résume l’apport de la « société coopérative » : « Grâce à Alma et leur logiciel de PHL [programmation hors ligne], nous estimons pouvoir diviser par 2,5 à 4 le temps de fabrication de ces pièces par rapport au soudage manuel.  »

Bref. Un autre récit sur Alma est possible : « Notre société coopérative conçoit des logiciels pour que les fabricants de bagnoles, d’avions, de tanks, de tractopelles ou de plateformes pétrolières se passent de plus en plus des humains et augmentent leurs bénéfices. » Mais c’est sûr que ce serait moins vendeur, surtout si la patronne aspire à représenter la gauche écolo…

Alma ne conçoit pas que des «  logiciels CFAO » : elle œuvre également dans la cybersécurité et le «  déploiement d’infrastructures informatiques » pour les entreprises ; propose des logiciels « qualité et collaboratifs » pour – ô comme c’est original – «  accompagner les entreprises dans leur transformation digitale  », ou vend également des « logiciels santé pour la pharmacie hospitalière et officinale  ».

Bref, à l’hôpital comme ailleurs, elle apporte sa pierre à l’édifice de l’informatisation générale, qui est un des facteurs, comme l’ont montré de nombreux articles dans notre journal ou ailleurs, de la dégradation des conditions de travail et de la « perte de sens » ressenties par de nombreux salariés, devant de plus en plus se plier aux exigences des machines et des « systèmes de management de la qualité » vendus notamment par Alma.

Si les salariés-coopérateurs d’Alma vantent beaucoup leur qualité de vie au travail, celle des salariés de leurs clients ne semblent pas trop les intéresser… Ou peut-être font-ils sincèrement partie de tous les nombreux aveugles qui pensent que la fuite en avant technologique va sauver le monde. L’explication de l’œuvre du Street-Art Fest dessinée sur leurs locaux (dont on vous passe les détails) nous apprend que «  les équipes d’Alma [...] avaient à cœur que cette œuvre fasse écho à la vision d’Alma et qu’elle reprenne des éléments de son ADN : la coopération, l’innovation, la technologie à la fois émancipatrice et créatrice de liens  ».

Les salariés d’Alma promeuvent donc la technologie
 comme n’importe quel start-upper ou patron de Gafam : uniquement comme « émancipatrice » et « créatrice de liens ». Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Laurence Ruffin ait aussi été cofondatrice de la « French Tech in the Alps », l’antenne locale de la « start-up nation », où elle a « porté l’idée » d’organiser ce ramassis de businessmen dans une « société coopérative d’intérêt collectif, au service du territoire, sans plus-value ». En plus d’avoir été « présidente du conseil de surveillance » de la French Tech in the Alps entre 2020 et 2023, elle a aussi impulsé la création de CoopVenture, un fonds d’investissement durable et participatif. L’intérêt de CoopVenture est de sortir du modèle de levée de fonds des start-up afin de permettre aux « acteurs de la tech » de se diriger « vers une croissance durable sans devoir revendre leur entreprise à moyen terme » et de les «  inciter à maintenir leur activité sur le territoire ». Numérisons la vie entière, oui, mais de manière coopérative ! Si le modèle de levée de fonds et la gouvernance change, le principal problème des start-up demeure : l’inutilité sociale, voire la nuisance, de leur business.

Dans une interview à Basta (22/07/2025) pour promouvoir sa candidature aux municipales, Laurence Ruffin reprend la vieille lune progressiste de l’injonction de « s’emparer » du numérique et de l’intelligence artificielle pour les mettre « au service de l’intérêt général ». Mais si Alma prouve qu’il est possible de « faire autrement » dans la démocratie interne d’une boîte d’ingénieurs, les applications de ces logiciels démontrent que le numérique est bien plus au service de la dévastation du monde que de l’intérêt général.