Accueil > Hiver 2022 - 2023 / N°67
Délivre-nous du Linky
En 2021, deux moines avaient été arrêtés, après avoir incendié une antenne-relais dans le Beaujolais. Un membre de la cure de Bourg d’Oisans s’est lui, contenté de démonter son compteur Linky et de le remplacer par un « vieux » compteur. Enedis n’a pour l’instant pas donné suite.
Pierre n’a pas exactement le profil du militant adepte de la « désobéissance civile » et d’actions illégales. La soixantaine, il a passé une bonne partie de sa vie à s’engager dans des communautés chrétiennes.
Depuis deux ans et demi, il vit dans un appartement de la cure de Bourg d’Oisans, où il est « au service de la communauté », notamment pour accueillir les personnes utilisant le lieu.
Une vie tranquille qui s’est un peu compliquée à l’été 2021. « En août, un technicien est venu pour installer un compteur Linky. Je n’étais pas trop au courant, je ne m’étais pas renseigné sur leurs procédés, je pensais qu’ils m’auraient demandé mon autorisation, je les ai laissé entrer. »
Pierre est électrosensible et, selon lui, l’arrivée du compteur a tout de suite pourri son quotidien : « J’ai eu des maux de têtes, des problèmes musculaires, diverses douleurs. J’ai souvent dû couper le courant. » Il en parle au curé, qui décide de l’accompagner dans une nouvelle quête : parvenir à faire retirer son compteur Linky. Ils essayent d’abord les voies diplomatiques, en appelant Enedis : « On a eu un entretien de trois quarts d’heure au téléphone avec un conseiller qui nous méprisait, et nous a adressé une fin de non-recevoir. » Viennent ensuite les tentatives écrites : « Le prêtre a écrit une lettre assez salée à Enedis en leur disant qu’ils ne respectaient pas les personnes ». S’ensuit une lettre recommandée à Enedis afin de mettre l’opérateur en demeure de retirer le compteur et de remettre l’ancien. Comme toujours dans ce genre de cas : aucune réponse sérieuse.
Face aux frondes anti-Linky, Enedis joue beaucoup avec l’usure des récalcitrants pour arriver à ses fins. D’autant plus une fois que le compteur est posé : a priori, cela signifie la fin de la partie et la victoire de l’opérateur. En 2018 dans le Lot-et-Garonne, la justice avait enjoint Enedis à remettre un ancien compteur à la place du Linky posé chez un propriétaire non consentant. Mais cet exemple reste rare, notamment à cause de la complexité des démarches judiciaires.
Les démontages « sauvages » de Linky sont assez rares et d’ordinaire réalisés par des personnes très impliquées dans la contestation du compteur (dans Le Postillon n° 44, on avait notamment raconté la « victoire » de Julien Martin, un habitant de Pont-de-Claix qui avait réinstallé son vieux compteur et avait remis le Linky à la Métropole [1]). Mais pour Pierre et son prêtre, hors de question de se contenter de la morgue d’Enedis : « Le prêtre m’a dit qu’il était d’accord pour qu’on enlève le Linky, même si c’était illégal. »
Restait à trouver un compteur non communicant. « Neuf, ça coûte 400 euros et il faut avoir un Siret d’une entreprise du bâtiment. Heureusement j’en ai trouvé un vieux chez un ami. » Un autre ami électricien a bien voulu venir le lui changer. « Il faut être très prudent, il faut savoir faire mais ce n’est pas long. »
Aussitôt le compteur enlevé, Pierre est descendu à Grenoble fin septembre avec quelques amis pour le rendre à son propriétaire. La dame de l’accueil d’Enedis a récupéré l’objet mais il n’y avait personne présent dans les étages qui aurait pu les recevoir. Depuis, toujours aucune nouvelle de l’opérateur.
Pierre, lui, se sent beaucoup mieux dans son logement. Pour cette histoire controversée d’électrosensibilité, mais aussi pour une question de principe. « Ce qui me choque avec ce compteur, c’est qu’on ne respecte pas le principe de subsidiarité [2], cher à l’Église, et cela contribue à déséquilibrer la société. Ils disent que ça peut nous permettre de faire des économies, mais pour moi c’est un abus de pouvoir. Il faut miser sur la responsabilité des citoyens, l’État se doit d’informer de la nécessité de faire des économies mais ne doit pas l’imposer à la place des gens. » Surtout qu’il reste à démontrer comment le remplacement d’un appareil qui marche depuis des décennies par un nouveau garanti cinq ans peut constituer une quelconque économie.
« Imposer des économies à la place des gens » : c’est pourtant ce que va permettre le compteur vert cet hiver. Pour faire face aux pics de consommation redoutés, un arrêté publié au Journal officiel fin septembre permet à Enedis de désactiver temporairement l’électricité chez des millions de clients. Alors que l’opérateur assure (surtout) vouloir par exemple repousser la période de chauffe des ballons d’eau chaude à des heures creuses, les possibilités techniques offertes par ce nouveau compteur font entrevoir de réjouissantes coupures ou restrictions de consommation. Déjà, pendant les confinements, la police avait calculé le nombre de soirées clandestines organisées par une boîte de nuit de Grenay (en Isère) grâce au compteur Linky. Résultat : un an de prison ferme pour les gérants accusés d’avoir bravé le confinement.
Pierre, lui, ne consomme de toute façon pas grand-chose. « J’ai un chauffe-eau, une machine à laver, une chaudière à fioul, un four électrique que je n’utilise presque jamais et un ordinateur que j’utilise en moyenne deux ou trois heures par semaine. Plutôt que de contrôler la consommation électrique, il vaudrait mieux arrêter de créer sans cesse de nouveaux besoins. » Encore un qui, visiblement, ne croit pas au Dieu Innovation.
Notes
[1] Une histoire également racontée dans le livre Linky : surveiller et gérer (Le monde à l’envers/la lenteur, 2019) qui inclut aussi un “guide pratique” du démontage du Linky.
[2] Selon Wikipedia, « le principe de subsidiarité est une maxime politique et sociale selon laquelle la responsabilité d’une action publique, lorsqu’elle est nécessaire, revient à l’entité compétente la plus proche de ceux qui sont directement concernés par cette action ».