Accueil > Hiver 2022 - 2023 / N°67
Compost-à-porte
Il n’y pas de sot métier, par contre il y a des métiers de seau. Comme celui qui consiste à amener chez tous les habitants des petites poubelles marron pour qu’ils fassent leur compost. C’était le job de Lama ces dernières semaines.
« Bonjour, je viens de la part de la Métropole de Grenoble pour vous parler de l’installation de la nouvelle poubelle marron de tri des déchets alimentaires. Vous en avez déjà entendu parler ? »
Ces dernières semaines, j’ai peut-être sonné chez vous pour dire ça. J’ai été « messager du tri », avec une magnifique veste jaune fluo arborant le logo Grenoble Alpes Métropole.
Bon, j’ai clairement pas fait ça par conviction écologique, j’avais surtout besoin d’argent, et j’étais plutôt curieux de l’expérience sociologique.
Ce qui m’a le plus marqué, c’est qu’on est vraiment pas tous logés à la même enseigne. Au sein d’un même quartier, on passe d’immeubles modernes habités par des gens aisés à des taudis insalubres où on s’entasse. C’est évidemment plus facile de vanter les intérêts de mon « bio-seau » à compost aux gens qui ont de l’énergie solaire qu’à ceux qui se demandent bien comment s’en sortir jusqu’à la fin du mois. Quand tu rentres dans l’immeuble au-dessus d’un coin de deal de Teisseire, où il y a des portes lacérées, des serrures défoncées au pied de biche, tu te sens en décalage total, à parler de ton foutu compost.
J’ai ressenti beaucoup plus de gratitude de la part des galériens du quotidien : que quelqu’un prenne la peine de sonner chez eux pour leur expliquer tout ça avec le sourire, leur donne un petit seau et des sacs dégradables, leur dire que leur gros chat est super mignon et leur souhaite une bonne soirée, ça fait plutôt plaisir. On me remerciait plus pour l’interaction sociale que pour les histoires de tri.
J’ai souvent été stupéfait par la vulnérabilité de certaines personnes : si j’avais été mal intentionné, j’aurais pu vider leur compte bancaire en dix minutes. Ça te fait comprendre comment les arnaques pyramidales, les spams sur internet et toutes les pratiques de charlatans prospèrent. J’ai dû insister un paquet de fois pour qu’on ne me donne pas d’argent, elle est gratuite la petite boite (c’est vos impôts qui payent mais on ne le crie pas trop fort – non, désolé, le fait de bien trier ne baissera pas votre taxe des ordures ménagères).
Les gens ont souvent tendance à se plaindre des gens. Le problème c’est toujours les gens. « Ils mettent n’importe quoi dans les poubelles, c’est une vraie porcherie, ça va jamais marcher votre truc, les gens font n’importe quoi. Ça va attirer les rats et les vers. » Moi, les rats je trouve ça plutôt mignon et les asticots ça fait de mal à personne. Mais beaucoup sont perplexes. Il y en a qui craignent vraiment que la Métropole m’ait missionné pour amener peste et choléra en bas de leur immeuble.
Et il y a ceux qui s’extasient car ça fait des années qu’ils attendent ça. Qui me remercient sincèrement pour mon travail et cette initiative. C’est mignon tant d’enthousiasme. Après avoir vu quarante personnes qui mouraient d’ennui en m’écoutant dérouler mon histoire de compost, ça me refait un peu ma journée. Même qu’une fois on m’a donné dix balles. Après avoir essayé de refuser poliment j’ai fini par me dire que j’étais pas contre boire deux pintes ce soir-là.
Petite compilation des rencontres surprenantes, bonnes ou mauvaises :
• La dame qui rentre du golf dans sa résidence huppée du Haut-Meylan, ravie de me voir car elle a hâte de pouvoir valoriser ses déchets. Elle avait un portrait de Louis XIV dans son entrée et la Marseillaise en sonnerie de téléphone.
• Le mec qui m’a gueulé dessus « putain c’est pas fini casse-toi ou je te bute » lorsque j’ai sonné chez lui pour la troisième fois de la journée.
• Les gens formidables qui ont monté une copropriété autogérée il y a 38 ans, partagent une chambre d’amis, une cave à vin et plein de temps ensemble depuis tout ce temps.
• Le type qui a commencé par m’engueuler d’avoir sonné car sa femme dort et a fini par me raconter sa carrière de paysagiste et me dire de revenir quand je veux pour boire des coups.
• La fois où je me suis fait rattraper par la colocataire de la dernière personne rencontrée et qu’elle m’a donné ça :
(en fait c’est arrivé à un collègue, pas à moi)
- Ces petites surprises restent minoritaires, le plus souvent les gens m’écoutent sans trop poser de questions et ont l’air d’avoir hâte que je dise au revoir et que je parte sonner à la porte d’à côté. Parfois ils continuent même à jouer sur leur smartphone en disant « ouais » à intervalles réguliers. Et il y a aussi des moments malaisants, où on se sent bien couillon, par exemple d’avoir dérangé quelqu’un qui nous explique que c’est compliqué de gérer ça avec son fauteuil roulant et sa chimio.
Il y a pas mal de dysfonctionnements dans le déroulement de la mission, qui font perdre du temps et de l’énergie aux équipes sur le terrain. Je faisais ce travail via deux degrés de sous-traitance, alors autant dire que lorsqu’on a besoin d’informations cruciales de la Métropole mieux vaut ne pas être pressé. C’est déjà arrivé que je rencontre un tiers des habitants d’un immeuble avant qu’on m’informe qu’elle est déjà là depuis deux ans, la poubelle marron. Alors on arrête tout à cette adresse. On réalise qu’il n’y a pas de local à poubelles ou qu’il est trop petit, on arrête tout aussi : j’ai donc passé trois heures à expliquer comment bien utiliser un truc qui n’arrivera pas.
Au fait, qu’est-ce que j’en pense vraiment de la poubelle marron ? Eh bien je n’en suis pas vraiment sûr. Le compostage c’est bien, mais je me demande si c’est vraiment judicieux d’augmenter le nombre de camions qui vont parcourir des milliers de kilomètres pour acheminer tous ces petits sacs dans un unique centre de compostage excentré à Murianette. Ça me paraît plus pertinent de démocratiser les composts partagés, qui restent sur place et ne nécessitent pas toute cette logistique. Et ça permettrait à plein de monde d’avoir l’honneur d’être formé par le M. Compost de la Metro, ce biker métalleux qui parle de décomposition avec passion.
Globalement, ce taf n’était pas désagréable, tant du point du point de vue des interactions avec tous ces gens, que des relations avec mes collègues géniaux. Mais au fil des semaines, la lassitude s’installe. C’est usant de répéter sans cesse les mêmes choses. Tu condenses de plus en plus ton discours, tu finis par dire des choses auxquelles tu ne crois pas vraiment pour abréger les échanges et tu as vraiment hâte de retirer cette affreuse veste.