2017. Nouvelle année, nouveau boulot ! Me voilà pleine d’enthousiasme à l’idée de me lancer dans l’enseignement. Prof de techno au collège. Lorsque j’accepte le poste, je me dis que je vais pouvoir bricoler plein de trucs avec les élèves, les amener à se servir de leurs dix doigts (bien souvent ils n’ont plus que les pouces qui se démènent sur les téléphones). Les souvenirs de mes années collège remontent… Dans les années 90 on fabriquait des alarmes à tiroir, des sonneries téléphoniques massacrant la Lettre à Élise, des enceintes ou encore des horloges-CD. On apprenait à se servir d’une perceuse à colonne ou d’une plieuse thermique. Là, je me dis que je vais pouvoir leur faire fabriquer je sais pas moi… une éolienne !
Houlala, je commence les cours dans deux jours. Je rencontre des futurs collègues, eux aussi profs de techno. Les conseils fusent : « - Faut les cadrer dès le début, ils vont chercher à te tester, tu dois leur montrer ton autorité… - Oui, mais... et je leur raconte quoi pendant les cours ? » Ah. Le programme. En fait il vient de changer, alors pas grand monde a eu le temps de se mettre à jour. Par-ci, par-là, je récolte quand même quelques contenus de cours. « -Ah oui quand même, ça se passe beaucoup sur ordinateur. - Ben oui, faut vivre avec son temps quoi ! » Je découvre donc que très vite on leur apprend à « coder ». Pour ça, on les colle devant une page web, par exemple code.org, où chaque élève et enseignant crée son compte. Ce site propose gratuitement « une heure de code pour chaque élève » car « chaque élève de chaque école devrait avoir la possibilité d’apprendre l’informatique ».
Ne nous y trompons pas, « les ingénieurs de Google, Microsoft, Facebook et Twitter ont contribué à créer ce matériel » et sont donc bien contents de programmer les adultes de demain. Et ils en font quoi de ces codes ? Des applis pour leur smartphone, ou mieux encore, des programmes pour des robots. Il y en a un petit tout mignon qu’on peut voir zoner dans certaines salles de cours, carrossé de bleu ou de rose, parce que quand même la robotique c’est aussi pour les filles.
C’est donc de cet univers numérique qu’on souhaite imbiber ces jeunes, le plus tôt possible. Je mets quand même la main sur un bouquin des nouveaux programmes (1), ça va peut-être m’aider à structurer mes cours. Je découvre alors l’étendue du drame numérique qui se joue dans les salles de classe. Le livre que je feuillette n’est qu’une démonstration de gadgets futuristes, présentés comme solutions d’avenir ou tout simplement comme l’évolution logique de nos objets et besoins. Ces pages vides de sens nous dévoilent des ustensiles parfois futiles, parfois inquiétants. En voici quelques morceaux choisis.
Petite mise en bouche avec la raquette connectée, « pour les joueurs de tennis qui souhaitent améliorer sans cesse leurs performances ». Peut-être qu’avec un « exosquelette » faisant de nous un être mi-robot mi-humain, on serait encore plus performant ? On continue avec des « drones humanitaires testés à Haïti », ou bien militaires et armés de missiles, évitant de « risquer la vie des pilotes ». Tu ne sais pas quoi faire plus tard ? Pourquoi ne pas devenir « télépilote » ?
En plat de résistance, nous avons la « voiture qui ne pollue pas ». Tout est bon pour vendre une Toyota, même affirmer des mensonges, puisque n’importe quelle voiture, par sa construction, pollue. Dans le paragraphe explicatif, ça ne s’arrange pas : « la combustion électrochimique entre l’électricité, l’eau et la chaleur produit un nouveau type d’énergie ». Quiconque ayant compris l’article sur l’hydrogène du Postillon n°38 sera incapable de comprendre cette phrase : elle ne veut rien dire.
Mais peut-être préférerez-vous une super solution pour récupérer de l’énergie de manière « originale » : la « Bike Washing Machine » ! Une machine à laver à pédales, quoi. Mais pas tout à fait, car comble de l’innovation, ce vélo ne se contente pas de faire tourner le tambour de la machine à laver, non, il recharge des batteries qui seront ensuite utilisées pour faire tourner la machine à laver. Comme ça on est sûr d’utiliser de l’électronique, du lithium et d’avoir un rendement bien pourri.
Pour terminer ce menu futuro-délirant, le dessert se présente sous forme d’un personnage nommé « l’homme connecté ». Il est nu, il n’a pas de sexe, mais des lunettes intelligentes « pour mêler réel et virtuel », un implant dentaire électronique « pour remplacer une oreillette bluetooth », une brosse à dents et une fourchette connectées au smartphone, un tatouage électronique et il a même avalé des pilules électroniques « à des fins médicales » bien sûr. « L’homme connecté est déjà une réalité », l’école de la République se charge de la faire exister.