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Grenoble sous-terre – épisode 4

Au bout du sous-sol, la merde

C’est magique : depuis un siècle et demi on fait caca, on presse un bouton, la chasse d’eau coule, et les déjections s’évanouissent dans le sous-sol. Et après ? Pour ce quatrième épisode de Grenoble sous terre, direction les égouts.

C’était l’autre fois, quand à moitié courbés, on tentait de remonter la partie souterraine du Verderet (Le Postillon n°63). À un moment, sous le parc Paul Mistral, la canalisation du Verderet s’ouvre sur un autre conduit, en légère descente. On l’emprunte, on sent des effluves fétides, et constate que la température augmente. On tombe alors sur les égouts. Le tunnel, haut d’1m50, dispose de deux rebords. Au milieu coule la merde. Il s’agit sans doute du réseau unitaire, où se mélangent l’eau de pluie et les égouts. Finalement, on s’est dit : on reviendra plus tard. Ou alors, on rentrera par une autre bouche d’égout. Et puis ce sera facile, maintenant, ça nous connaît les sous-sols.

Bon, ce n’est pas si facile.

Déjà, il faut trouver la bonne bouche d’égout. Si vous avez déjà regardé au sol, vous savez qu’il y en a beaucoup, des bouches dans le sol : pour le téléphone, pour l’électricité, pour on-sait-pas-quoi encore… Et puis surtout, tout simplement, on a eu peur. Des souvenirs des Misérables et des errances de Jean Valjean dans les égouts nous sont remontés, mêlés à des rumeurs de gaz toxiques, d’accidents, ou de noyade dans le caca.

Alors pour une fois, on va aller sous terre en restant à la surface : en discutant avec un égoutier.

« Les gens tirent la chasse et ne se posent plus de question. Nous, on observe la suite : en bas, la graisse s’amasse. Quand il y a un bouchon, une équipe de dix égoutiers doit intervenir. » Pablo travaille maintenant à Saint-Martin-d’Hères, mais a passé une dizaine d’années dans les sous-sols sordides de Grenoble, dans ce «  travail dur d’égoutier de fond ».

Leur quotidien commence à 6h le matin. D’abord, jeter un oeil à la météo : si de gros orages sont prévus, les égoutiers ne descendent pas. «  Une fois équipé, mieux vaut ne pas se changer.  » La faute à l’odeur, et le foisonnement de matériel à équiper : torche et lampe frontale, gants et cuissardes. Mieux vaut oublier son téléphone portable en surface. « Si un problème de gaz apparaît, le risque d’explosion est aussi très important à cause des smartphones. »

Leur travail se divise entre prévention (faire un tour dans les conduits pour voir si tout s’y passe bien), et interventions d’urgence pour tel conduit bouché, ou tel endroit où un refoulement apparaît. Quoi qu’il arrive, Pablo et ses collègues interviennent toujours par trois. Ils commencent l’intervention en ouvrant deux tampons (les bouches d’égout), ce qui permet de faire respirer la canalisation, et évacuer une partie des gaz toxiques. Ensuite, deux égoutiers descendent quand le troisième reste en haut, par sécurité. Ils ont toujours un plan de la ville, un masque à oxygène à la ceinture, et trois détecteurs de gaz différents. 

Quand une canalisation est bouchée, il y a deux solutions. Soit ils utilisent un hydrocureur, qui dégage les conduites avec un puissant jet d’eau. Soit ils emploient la méthode manuelle : il faut utiliser des paniers qui peuvent récolter 60 kilos de merde, et ensuite les remonter grâce à un treuil. Un travail plutôt du genre harassant : plafonds parfois très bas, poids important, transpiration dans les bottes de caoutchouc. Parmi les soucis souvent rencontrés, il y a l’accumulation de déchets qui ne se dégradent pas, « notamment avec des lingettes nettoyantes ou des tampons et serviettes hygiéniques ».

Les accidents du travail sont aussi nombreux. À cause du gaz d’abord : le plus craint d’entre eux, c’est le H2S, le sulfure d’hydrogène. Issu de la décomposition des matières organiques en l’absence d’oxygène, il est incolore, inflammable, toxique et sent l’œuf pourri. Même à de faibles niveaux, le H2S entraîne rapidement la mort de l’odorat, et la mort tout court. « Quand on descend, parfois on remue la merde, même sans faire exprès ; des poches de gaz piégés dans le fond se libèrent. Si le détecteur sonne, on remonte direct en retenant sa respiration, ou en mettant le masque, et on fait demi-tour. »

Des accidents à cause du gaz, Pablo n’en a pas vécu, mais il raconte. « Il y a cette histoire, il y a quelques années. Un gars d’une entreprise privée intervenait sur le domaine universitaire. Un des égoutiers est tombé dans l’égout à cause du gaz. Son collègue a tenté d’y aller pour le sauver. Il s’est fait avoir aussi. C’est dur à dire, mais dans ces cas-là, il est nécessaire de l’abandonner.  »

Lui a quand même vécu des moments durs : les accidents du travail sont légion. Il relève son pantalon et dévoile une cicatrice sur tout le tibia. « C’est arrivé lorsque j’ai relevé un tampon (plaque d’égout NDLR) et que je n’ai pas vu qu’il était cassé. Il m’est tombé sur la jambe, que j’ai dû faire recoudre. Mais la plaie n’était pas saine, elle a nécrosé. J’ai passé trois mois à l’hôpital pour un total de 27 points  ». Une autre anecdote raconte les doigts coupés d’un collègue qui n’est pas parvenu à retenir un tampon. Pablo tient par ailleurs à avertir : si quelqu’un tombe dans l’eau souillée, il faut se laver tout de suite, et faire une prise de sang dans la foulée. «  Il y a souvent des problèmes de vers dans les intestins.  »

Quelles sont les contreparties à ces conditions dantesques ? Une bonne paie, des conditions sociales avantageuses ? Avant, il était possible de partir en retraite plutôt vers 50 ans. Depuis quelques années, et le changement de régime des employés dédié aux égouts, les conditions se sont compliquées.

« Il faut passer 800 heures de travail dans le fond, dans les égouts, pour qu’une année compte, et il faut six années consécutives pour valider les conditions permettant une retraite anticipée.  » Le moindre accident de travail empêchant la retraite anticipée, Pablo devra donc encore patienter. Pour le moment, il est encore en forme, mais doit faire très attention. « Les égoutiers perdent entre 10 à 12 ans d’espérance de vie. » Les gaz toxiques peuvent avoir des effets à retardement. Certains des collègues de Pablo n’ont pas eu le temps de partir en retraite. «  Un autre se bat depuis 4 ans contre un cancer du pancréas.  » 
Autant de faits qui ne nous font pas regretter notre manque d’entrain à se balader dans ce dédale de 230 kilomètres. Reste à trouver d’autres idées d’aventures souterraines.