Ce jeudi 8 avril 2021, cinq habitants de Saint-Martin-d’Hères sont convoqués par la justice. Apsys, le promoteur du futur centre commercial Neyrpic sur cette commune, accuse cette petite bande d’avoir déposé un recours abusif contre le permis de construire de ce futur Grand’ Place martinérois. La société prétend avoir perdu plusieurs millions d’euros à cause de ce recours, Apsys demandant quand même 33 millions d’euros aux cinq prévenus : le temps c’est de l’argent, pour la justice comme pour les promoteurs commerciaux cotés en Bourse. Si le tribunal a finalement reconnu le « droit à agir » des habitants, la validité du permis de construire a aussi été confirmée en juillet par le tribunal administratif, permettant ainsi au président du groupe, Maurice Bansay, de se pavaner : « [Cette décision] est une étape décisive pour ce projet urbain majeur qui vise à offrir aux Martinérois, aux étudiants du campus et plus globalement aux habitants de la métropole grenobloise un nouveau lieu à vivre, respectueux et à forte valeur ajoutée. Nous allons maintenant poursuivre, en collaboration étroite avec les acteurs locaux, la mise en œuvre du projet. »
Des acteurs locaux ? Ce même jeudi 8 avril 2021, l’association Y-nove anime en visio un « comité de pilotage » (une réunion quoi) en présence de membres de la société Apsys et de contestataires du centre commercial. Créée en 2015, l’association Y-nove n’est pas un conglomérat de start-ups, comme son nom pourrait le faire croire, mais un regroupement de structures, pour la plupart associatives, portant des projets autour de la jeunesse dans le Y grenoblois. Lauréate d’un appel à projets initié dans le cadre du « Programme d’investissements d’avenir », Y-Nove se voit comme une « expérimentation en faveur de la jeunesse pour que les jeunes ne soient plus de simples bénéficiaires des actions prévues pour eux mais les usagers et acteurs de ce qui les concerne ».
Si un « comité de pilotage » est organisé avec des promoteurs et opposants de Neyrpic, c’est parce qu’Apsys a proposé à Y-nove en début d’année 2021 une collaboration dans le futur centre commercial. Afin de donner une caution sociale à son « centre plus que commercial » (voir Le Postillon n°58), Apsys fait miroiter au réseau associatif des locaux gratuits, des « portages d’emploi » avec une attention pour l’embauche de jeunes sur le site, une très floue « gouvernance partagée » et même quelques potentielles enveloppes financières de-ci de-là. Rien de bien concret, mais de quoi faire saliver quelques acteurs associatifs en galère de moyens. Reste un problème – et de taille : des assos se revendiquant de l’éducation populaire (1) peuvent-elles collaborer avec un centre commercial ?
L’enjeu de ce comité de pilotage est de débattre de ça. Après une présentation du projet par Apsys, et une critique en règle par Alternatiba et Neyrpic autrement, le sujet a été frontalement abordé par un des participants : « Je veux commencer par prendre la parole pour mettre au clair les choses. Je me présente (…) je me qualifie d’extrême gauche, je milite depuis longtemps dans les milieux associatifs... Alors pourquoi je suis là aujourd’hui ? Je suis là aujourd’hui parce que malgré le projet ambitieux qu’on porte avec mon asso, on n’a pas le soutien des pouvoirs publics et sans le privé, on n’aurait jamais pu en arriver où on en est aujourd’hui. C’est triste mais le constat est là. Aujourd’hui, ce sont les entreprises qui aident les projets comme les nôtres, les politiques ont lâché le social, la culture populaire (....) dans les quartiers sud. On en est arrivé à un point où les habitants pensent que la mairie, Piolle et son équipe sont racistes tellement on s’en tape de nous. Donc oui, on va où il y a de l’argent, sinon nos projets n’auraient aucun soutien. »
En fait la discussion sur la pertinence de s’allier ou pas avec un centre commercial révèle avant tout le désarroi de nombre d’acteurs associatifs, arrivant de moins en moins à obtenir de financements publics.
Rémi, membre de la pépinière Cap Berriat, raconte : « Ce genre de situation est dû aux politiques publiques mises en place depuis les années 2000. Le modèle associatif français est en voie de privatisation, comme à peu près tout ce qui nous entoure. Historiquement, l’État a toujours été le principal financeur des associations et en particulier des projets sociaux ou non rentables mais d’intérêt général. Mais depuis 20 ans les subventions publiques accordées aux associations sont en baisse constante. » La situation de Saint-Martin-d’Hères est assez emblématique du désengagement du public des structures de l’éducation populaire : depuis l’hiver dernier, la dernière MJC de la ville pourtant communiste (qui en comptait cinq il y a quelques années) s’est vue supprimer tous ses financements municipaux.
Devant une telle situation d’abandon, pourquoi ne pas aller fricoter avec des centres commerciaux ? Toujours dans le comité de pilotage, un responsable d’une radio associative rajoutera : « Bien sûr, on sait qu’on peut être instrumentalisé pour légitimer le centre commercial, faire du social washing ou du green washing, on n’est pas des lapereaux qui sortent du terrier. Mais on n’a plus 1 000 solutions pour financer nos projets qui ne sont pas des projets rentables et commerciaux. »
La recherche de financements privés est surtout renforcée par une fiscalité très incitative pour les fondations ou le mécénat : tout ce que donne une entreprise à une association est défiscalisé à hauteur de 60% sur son impôt sur les sociétés. Mais, toujours selon Rémi, « tout ça a petit à petit un impact, d’abord sur les types de projets qui sont développés et d’autre part, sur les publics de ces dernières. Le problème c’est qu’alors que les financements publics ont pour origine (au moins théorique) l’intérêt général, les processus décisionnaires des financements privés sont dictés par les intérêts des entreprises, au cas par cas et sans réel processus collectif et visible. »
Pendant ce comité de pilotage, une petite moitié des structures s’est prononcée pour le partenariat avec Neyrpic, quand l’autre grosse moitié s’y est opposée. Des positionnements illustrant le clivage grandissant dû à cet abandon du public. Lors d’une autre réunion sur le sujet, un autre acteur associatif a balancé : « Et puis ils sont gentils les écolos bobo mais qu’est ce qu’ils croient, que les jeunes ils vont pas dans les centres commerciaux ? Et eux ils ont pas des baskets aux pieds fabriquées en Chine ?... L’éducation populaire, c’est aller où sont les gens et pas attendre qu’ils viennent dans nos structures où ils ne viennent plus ... »
Se battre contre la construction d’un centre commercial est-il donc fatalement un signe de mépris de classe ? N’est-ce pas parce qu’il n’y a plus que des centres commerciaux que les jeunes ne "sont" que dans ces lieux mercantiles ? Les structures qui défendent le fait de magouiller avec un promoteur commercial ont-elles oublié leurs racines politiques et militantes ?
Ce qui ne simplifie rien, c’est que le milieu associatif est aujourd’hui totalement atomisé : « On a beaucoup de mal à se mettre autour de la table pour réfléchir collectivement à tenter de créer des nouveaux fonctionnements, imaginer des solidarités en termes de financement, de partage… Chacun défend son bout de pain, assume de se mettre en concurrence et on se retrouve à faire le tapin avec des boîtes du Cac 40 pour trois cacahuètes plutôt que de tenter de créer des rapports de force collectifs avec les pouvoirs publics… » commente Rémi dépité.
Finalement aucune décision collective n’a été prise à l’issue du comité de pilotage. Si Y-nove ne s’alliera pas publiquement avec Apsys, il continue aujourd’hui à coordonner ce partenariat et certaines de ses structures sont au travail pour profiter de la générosité intéressée du promoteur.
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