Accueil > Octobre 2010 / N°07

Après la bataille de la Villeneuve

Grenoble superstar de l’actu de l’été ! Grenoble fait les gros titres des journaux ! Grenoble fait l’ouverture des journaux télévisés ! Grenoble, on en parle même dans le New York Times et sur Aljazeera ! Il aura suffi de trois jours « d’évènements » pour que le nom de la capitale des Alpes fasse le tour de la planète.
Le Postillon n’a pas participé au déchaînement médiatique de l’été, dépassé par une trop forte concentration de journalistes. On a préféré observer de loin les « vrais » médias venir les uns après les autres faire leur petit reportage. C’est que les « vrais » journalistes, c’est comme les moutons, ça ne se déplace qu’en troupeau. Le berger a un chien, Sarkozy a Hortefeux. Dès que l’un hausse la voix, l’autre aboie. Et une tripotée de médias vient paître où le président et le ministre de l’Intérieur le souhaitent.
L’été, c’est fini. Après la transhumance, la plupart des brebis sont retournées dans leurs rédaction parisienne. Alors, comme un chamois après l’estive, on reprend possession de notre alpage grenoblois pour tenter une petite analyse des discours médiatiques et politiques autour de cette canicule sécuritaire.

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Pour ceux qui viennent de passer trois mois au sommet d’une montagne, résumons brièvement :
Braquage, Course-poursuite, Villeneuve, La police abat Karim B., Tristesse, Colère, Incendies de voitures, Incendies de bâtiments, Tout le monde en parle, Destot pas content, Hélicoptères, Robocops partout, Hortefeux vient à Grenoble, Annonce renforts, Destot content, BAC menacée se barre, Préfet viré, Nouveau Superflic, Hortefeux revient à Grenoble, Sarkozy aussi, Discours xénophone, Tout le monde en parle, Destot pas tout-à-fait content, Perquisitions spectaculaires et inutiles, Estrosi accuse Destot, « Second Braqueur » trouvé, Preuves non trouvées, « Second braqueur » libéré, Destot radote dans médias, etc...
De toute façon, personne n’a passé trois mois au sommet d’une montagne, non ?

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« La Villeneuve, un quartier pas comme les autres » : le grand jeu de de l’été aura été le « reportage-sur-l’histoire-de-la-Villeneuve ». Le Monde, Libération, TF1, Charlie Hebdo, France 2, l’Humanité, j’en passe et des plus réacs, ont joué. Tous ont pondu un sujet incroyablement original, disant à peu près ceci : « La Villeneuve, au début c’était une utopie, tout le monde y a cru, et maintenant c’est raté, plus personne n’y croit. » Une petite interview par-ci, un petit micro-trottoir par-là et l’avis de tel élu pour saupoudrer le tout. Bon. Avouons que nous aussi on avait participé au jeu mais qu’à notre décharge, c’était bien avant les « évènements », en novembre 2009 (voir « Villeneuve, l’utopie à l’agonie », dans Le Postillon n°3).
Les banlieues, les grands médias n’en parlent que quand ça pète. Dire cela est un lieu commun, mais cette dictature du sensationnalisme est tout de même consternante. Des barres d’immeuble, c’est pas très vendeur comme sujet. Mais avec une escouade de CRS devant, par contre, ça fait grimper les parts d’audience. Le nombre de voitures cramées diminue, Hortefeux met fin à ses aller-retours Paris-Grenoble (pas moins de 4 en trois mois), et hop ! On repasse à d’autres sujets, les médailles d’or des nageurs français et les universités d’été des partis politiques.

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Il y en a un de journaliste qui ne fait que ça, parler des banlieues. Il s’appelle Luc Bronner et il travaille au Monde. Reconnu spécialiste en la matière par sa profession, il a même obtenu en 2007 le prix Albert Londres, la reconnaissance suprême pour les gratte-papiers. S’il a sans doute réalisé un travail honnête par le passé, en passant du temps dans les cités et en dressant un tableau proche de la vérité, Luc Bronner semble s’être depuis endormi sur ses lauriers et tombe dans les travers habituels des journalistes actuels [1]. Trois semaines après les « évènements », il s’est fendu d’un article sur la Villeneuve pour expliquer ce qui s’était passé. Cette fois-ci, il a oublié de réaliser « tout un travail d’insertion pour mener une enquête journalistique », contrairement à ce qu’il aime le raconter aux étudiants de Sciences Po Grenoble (Pigémag, 7/12/2007). Cette fois-ci, il n’a pas parlé des provocations de la police, des actes de la BAC, des injustices sociales. Non, pour cet article, il s’est contenté de rencontrer différents piliers des institutions (magistrats, policiers, élus, médiateurs) pour asséner la Vérité sur les « évènements » : « Dans le quartier de la Villeneuve, la dérive violente de jeunes en complète rupture. Une petite cinquantaine d’hommes, de 15 à 25 ans, sont à l’origine des émeutes. » (Le Monde, 7/08/2010)

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Cette thèse, elle arrange tout le monde. Le problème, pour eux, se résume à « une petite cinquantaine d’hommes » et sinon tout va bien. Et Destot de reprendre cette thèse de volée dans tous les médias et dans son journal de propagande : « il ne s’est pas agi d’émeutes urbaines.(...) Il ne s’agit, selon les propres chiffres de la Police, que des agissements de 30 à 50 personnes » (Les Nouvelles de Grenoble, septembre-octobre 2009). Passons rapidement sur cette affirmation discutable, étant donné la définition du mot « émeutes » (« manifestation spontanée, généralement violente, résultant d’une émotion collective »), qui n’implique pas un nombre minimum de participants.
Bien entendu, tout le monde ne crame pas des voitures et tout le monde ne caillasse pas la police. Sans doute y a-t-il une cinquantaine de jeunes bien plus énervés que les autres, prêts à en dé coudre, à exprimer radicalement leur colère. Mais cela ne signifie pas pour autant que le malaise social n’est pas plus profond qu’« une petite cinquantaine d’hommes ».
Comme le souligne l’écrivain Alessi Dell’Umbria à propos des émeutes de 2005 : « De la même manière que la grande révolte multiraciale de Los Angeles en 1992 a radicalement mis à nu le modèle américain, la révolte de 2005 en a fait autant avec le modèle français. Deux pays qui constituent dans le monde entier des modèles idéologiques très forts - pour faire court, je dirai que dans l’un c’est l’argent qui organise le vide social, dans l’autre c’est l’État » (interview sur www.article11.info).
Et les émeutes de la Villeneuve en 2010 ? Seraient-elles révélatrices de l’échec du modèle grenoblois ? De l’échec de ce « modèle idéologique très fort », cette mère de toutes les technopoles, où l’innovation technologique « organise le vide social » ? Que croyaient les élus et autres planificateurs en attirant par milliers les cadres à haut revenu pour venir bosser dans leurs entreprises de haute technologie, et loger dans des maisons cossues de Meylan, Corenc ou Saint-Ismier ? Que ceux qui habitent dans les périphéries honnies se contentent tranquillement de leur sort, de leurs emplois sous-qualifiés d’opérateurs et d’intérimaires ?

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La droite a bien sûr tort de prétendre que les quartiers – et la Villeneuve en particulier – ont été abandonnés par la gauche municipale. Des millions d’euros ont été investis et la mairie se préoccupe réellement du devenir de ces quartiers. Mais ces efforts ne s’inscrivent que dans la perspective de panser les plaies. On aide les quartiers pauvres par charité, pour que la misère soit supportable, pour pas que ça pète. On aide les quartiers pauvres car, comme le dit Destot « les investisseurs n’ont pas envie de venir dans des villes où les voitures brûlent dans les banlieues » (séance du Conseil général, 19/10/2007). On aide les quartiers pauvres car sans eux, les quartiers riches le seraient moins.

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Car pour Destot, le véritable problème, ce n’est pas ce que ce drame et ses conséquences révèlent sur la misère et l’injustice sociale, les ravages du capitalisme, l’absence d’espoir et la désillusion envers les institutions. Non, pour le dépité-maire, le gros problème c’est que « notre ville ait été injustement stigmatisée » (Nouvelles de Grenoble, septembre-octobre 2010).
Peu importent la réalité, le vécu des habitants ; ce que défend Destot c’est l’apparence, le ton des articles de presse, la réputation, bref, ce qu’on raconte de sa ville à Paris, New-York ou Chicago.
Y a-t-il eu réellement « stigmatisation » ? Effectivement beaucoup de médias, notamment télévisuels, s’en sont tenus à des images spectaculaires de carcasses cramées et de déploiement de flics. Mais en dehors de ces habituelles déformations médiatiques, est-ce « stigmatiser » Grenoble et la Villeneuve que de parler d’une réalité sombre ? Ne sont-ce pas les articles de communication ordinaires qui « stigmatisent » Grenoble en ne parlant que du « Grenoble-qui-gagne », alors que, derrière, se cache le « Grenoble-qui-perd » ?

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Christian Estrosi est un grand comique : le maire de Nice a osé accuser Michel Destot d’être trop laxiste et anti-sécuritaire, ce qui revient à peu près à accuser Lance Amstrong de ne s’être pas assez dopé pour gagner le Tour de France. La blague est allée jusqu’aux ondes de France Inter, où Destot a été obligé de contredire un journaliste qui lui demandait pourquoi il était contre l’installation de caméras : « Non, je ne sais pas pourquoi vous dites ça, nous sommes pour la vidéosurveillance » (31/07/2010).
Si Destot s’est mollement démarqué des propos de Sarkozy sur le lien entre immigration et délinquance, il a partout rejoint les préconisations de la droite sécuritaire sur la sévérité à l’égard des dealers et autres « délinquants », comme sur le développement de la vidéosurveillance. Quand Hortefeux annonce qu’il va y avoir plus de flics, Destot se réjouit car « mes demandes ont enfin été entendues » (Le Daubé, 24/08/2010). Sa grande peur, c’est de passer pour un maire « angélique » et « laxiste ». Son but, c’est de rassurer la frange la plus réactionnaire de son électorat droite-gauche. La seule chose qu’il regrette, c’est « le contraste », « puisqu’on est passé d’une absence totale de policiers à la présence de centaines de policiers » (séance du conseil municipal du 27/09/2010) Comprendre : si cela avait été fait progressivement, Destot n’aurait rien eu à redire à la présence de centaines de policiers à la Villeneuve. C’est seulement quand il se retrouve devant des « jeunes » s’insurgeant contre la présence abusive de flics qui « les font passer pour des animaux », que Destot fait la girouette et déplore tout d’un coup les « comportements policiers inappropriés » (débat au Patio de l’Arlequin, 18/09/2010). Alors que dans Les Nouvelles de Grenoble, il tenait avant tout à « tirer un coup de chapeau aux agents de la Police nationale qui font leur travail dans des conditions difficiles ».

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Mais alors, que fait la police ? Voyons voir. Au hasard : mardi 28 septembre des policiers contrôlent des jeunes à la Villeneuve sous prétexte d’outrages (« le jeune homme a traité les policiers de « bande de rigolos » »...), contrôle qui tourne mal, quelques insultes et menaces, et hop ! Comparution immédiate et entre trois et six mois de prison ferme pour trois d’entre eux (Le Daubé, 1/10/2010). On n’en doute pas : ce genre d’évènement va redonner aux jeunes de la Villeneuve confiance en l’avenir, et foi en l’ordre juste républicain.

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Et sinon, quelles idées pour améliorer le sort des habitants de la Villeneuve et des autres quartiers ? Euh... Silence sur les bancs des élus du conseil municipal. La gauche défend mollement son projet de « rénovation urbaine » : détruire des parkings, un morceau de la barre de l’Arlequin, etc. Mais qui croit que ça va changer quelque chose ? On casse ou on coule du béton pour faire quelque chose, parce que c’est visible, pour cacher le manque de réponses sociales. Pour tenter de faire oublier que derrière la situation des banlieues, se joue un épisode moderne de la lutte des classes.
Jean-Philippe Motte, conseiller municipal, a au moins le mérite de l’honnêteté : « Qu’est-ce qu’on doit faire ? Je ne sais pas si on est capables de faire quelque chose pour cette génération-là. » (Le Monde, 7/08/2010)
Ah si, Hélène Vincent, élue en charge du secteur de la Villeneuve, a une idée : « la réalisation d’un sitcom sur la Villeneuve. (…) Des chaînes pourraient être intéressées par ce « Plus belle la Villeneuve » » ! (Le Daubé, 19/09/2010) Et pourquoi pas un safari ?

Notes

[1Déjà au printemps dernier, juste avant le procès de Villiers-le-bel, Luc Bronner s’est fait remarquer par une pleine page remplie d’erreurs sur la cité du 9-5, reprenant les versions policières des faits divers et déformant le sens des propos des jeunes qu’il avait très rapidement rencontré. Certains d’entre eux s’en sont insurgés dans un texte : « Tout, depuis son titre, jusqu’à sa dernière ligne, y est fallacieux. Il nous faut répondre à cela, parce que ce genre de papier ne fait pas que nous diffamer ; il nous met en danger, nous, habitants de Villiers-le- Bel. Il couvre d’avance et semble justifier toutes les mesures abusives qui pourront être prises contre des gens ici. Il prépare les mensonges futurs qui autoriseront les prochaines bavures de la police. » (voir www.soutien-villierslebel.com/bronner.pdf)