L’histoire d’Anne Grandjean commence en 1732 quand elle naît à Grenoble. La ville de 20 000 habitants est petite – tout le monde se connaît –, sa famille est plutôt pauvre. « Il faut croire que le sexe le plus apparent chez lui aux premiers instants de sa vie fut le sexe féminin », écrit Maître Vermeil, le défenseur d’Anne Grandjean trente ans plus tard. Dans ce document retrouvé dans les archives, l’avocat défend Anne, et retrace sa vie. « Élevée et nourrie chez son père, ses moments étaient remplis le plus souvent par un travail nécessaire. Ses mœurs étaient simples et son esprit bornée », poursuit l’avocat. Les années passent, et la puberté arrive.
Autour de ses 14 ans, Jean-Baptiste Grandjean, le père, se rend compte qu’Anne s’en moque pas mal, des garçons. Par contre, ses hormones en ébullition la poussent vers les filles qu’elle côtoie de très près. « Jean-Baptiste Grandjean ne mit pas longtemps à s’apercevoir des nouvelles affections de son enfant », poursuit Maître Vermeil. Le père s’interroge et va consulter son confesseur afin de savoir quelle conduite tenir.
« Elle ne pouvait rester plus longtemps sans crime en habit de femme », assure le religieux, qui demande à Anne de quitter les habits de femme qui « lui donnaient un accès trop facile vis-à-vis des filles de son âge ». Désormais, elle devait prendre des « vêtements convenables, au sexe dominant chez lui. » Anne doit s’habiller comme un garçon.
Ainsi, le prêtre confesseur édicte la légalité du comportement. Anne, son père, et toute la ville de Grenoble, acceptent : « Ce fut une nouveauté singulière dans la ville de Grenoble de voir un individu que jusqu’alors, n’avait connu que comme fille, paraissait tout à coup avec les attributs de la masculinité », note l’avocat d’Anne devenu Jean-Baptiste.
Mathieu Laflamme a écrit une thèse sur le sujet [1], et, citant une autre source (Nicolas-Toussaint des Essart, un juriste qui relate les grandes affaires judiciaires de son époque), il explique que les magistrats de Grenoble ne souhaitent pas poursuivre Anne/Jean-Baptiste, pour travestissement et usurpation d’identité. Tout le monde est au courant du changement de sexe de Grandjean, ce qui « démontre l’acceptabilité sociale de sa conversion sexuée », écrit Laflamme.
Fini la robe, Jean-Baptiste porte alors le justaucorps des garçons de l’époque, et voilà que « les jeunes filles de son voisinage le virent avec un nouvel intérêt ». Le père du nouveau Jean-Baptiste, perçoit sa fille comme un garçon, et l’emploie pour des travaux robustes réservés aux hommes et la nommait fils et non plus fille en public.
Des relations intimes avec des filles vont alors suivre. Legrand, l’une d’entre-elle, est séduite. Cette première histoire avec Jean-Baptiste Grandjean ne dure pas. L’histoire s’arrête, et le nouveau garçon jette son dévolu sur une autre femme, Françoise Lambert. Il se dit qu’il ne faut rien dissimuler. « Françoise Lambert connu tout ce que Grandjean pouvait être et Grandjean lui paraissait être tout ce qu’il fallait », poursuit l’avocat.
Amoureux et amants, tout va bien entre eux. Le couple quitte Grenoble pour Chambéry où ils se marient – Jean-Baptiste a 29 ans. « Ils vivaient dans la bonne foi, heureux et tranquille sans que Françoise Lambert eut aucune défiance du sexe de son mari », assure dans sa défense Me Vermeil.
Marié sous le nom de Jean-Baptiste, son nom de baptême reste Anne, et Grandjean va demander à son père de l’émanciper, lui donner sa liberté, ce qui « fut fait en l’hôtel du juge de Grenoble, sous le nom de Jean-Baptiste Grandjean, comme son père ».
Le voilà marié comme homme, à une femme. Le couple se rend alors à Lyon – la ville est économiquement dynamique et attire beaucoup d’immigrants – afin de grossir les rangs des Canuts dans l’industrie de la soie. Pendant trois ans, tout va bien : leur amour file. Seul bémol, aucun enfant ne naît de leur union pourtant consommée. C’est alors qu’une rencontre fortuite entre Françoise et l’ancienne amante de Jean-Baptiste, Legrand, se déroule. « Voici le moment de l’infortune », note l’avocat.
Elle aussi vit à Lyon, et quand elle apprend qu’Anne/Jean-Baptiste est marié, elle exprime son étonnement, « parce que Grandjean est hermaphrodite ». Françoise tombe des nues. Jamais elle n’a rien remarqué. Perturbée, elle en parle à son directeur de conscience [2]. « Celui-ci lui conseilla de ne plus avoir de familiarités avec son mari. » Me Vermeil constate : « Ce fut un directeur de conscience qui obligea Grandjean de prendre les habits d’homme et ce fut aussi un directeur de conscience qui obligea Francoise Lambert à refuser la qualité d’homme à son mari. » Françoise en parle aussi à Grandjean, qui est abattu mais est convaincu de sa bonne foi. Il veut parler de sa situation au vicaire général, afin d’avoir un autre avis.
Mais déjà, le bruit court dans toute la ville. L’autorité religieuse est court-circuitée par le procureur du roi. Pour le « maintien des mœurs », il porte plainte contre Grandjean qui finit au cachot. L’accusation ? Profanation du sacrement du mariage. Cela signifie que le procureur considère Grandjean comme une femme en ayant marié une autre. Ce crime peut être puni de mort.
Alors pour déterminer le vrai du faux, la justice demande une expertise de chirurgiens qui viennent ausculter Grandjean, afin de déterminer quel est son sexe dominant. Quand Maître Vermeil note que « la concupiscence se fait sentir seulement dans les organes qui appartiennent à la masculinité », les médecins insistent sur le fait que « cette faculté néanmoins est imparfaite et la nature dans l’un et l’autre sexe lui refusa le pouvoir de se reproduire. » C’est là le problème pour Jean-Baptiste : « C’était la possibilité d’éjaculer qui trônait au sommet des preuves de masculinité », décrypte Laflamme. Jean-Baptiste ne peut être homme. C’est donc une femme.
Ainsi, la description des sexes d’Anne/Jean-Baptiste est écrit en latin [3] par l’avocat car « nous craindrions d’alarmer la pudeur ». Il y parle de la taille de ses tétons, de sa voix, tantôt grave ou aiguë, des poils aux jambes… Une description anatomique dans un cadre judiciaire.
Ce qui intéresse particulièrement les chirurgiens est la taille de son clitoris. « Ce qui peut la distinguer des autres femmes, n’est autre choses que son clitoris, qui s’allonge outre mesure, comme elle nous l’a dit, mais qui ne peut en aucune manière servir à la génération » [4], relate encore Me Vermeil.
Laflamme explique : « Les experts indiquèrent que ce que Grandjean croyait être son pénis n’était en fait qu’un clitoris trop long et qu’elle était femme puisqu’elle possédait tous les attributs féminins propres à la génération, soit un vagin et un utérus assez profond pour porter un enfant. »
Rendu le 20 octobre 1764, le jugement est sévère : Anne est considérée comme une femme, et est coupable. Alors elle doit porter un écriteau où est écrit « fille soidisante hermaphrodite, profanatrice du sacrement de mariage », elle doit « tenir une torche de cire ardente, déclarer à haute et intelligible voix, qu’elle a abusé du sacrement de mariage en épousant comme homme la nommée Françoise Lambert, tandis qu’elle avait toutes sortes de raisons de se croire fille, demande pardon à Dieu, au Roy et à la justice ». Elle sera aussi attachée à un carcan (un outil qui bloque la tête et les mains de la mise en cause) sur la place des Terreaux, pendant trois jours de marché. Elle est battue et « fustigée nue de verges et est marquée sur l’épaule droite d’un fer chaud portant l’empreinte d’une fleur de lys ». Enfin, elle est bannie à perpétuité.
Si on peut s’étonner aujourd’hui de la dureté de la peine, Anne ne s’en sort pas si mal, comme l’atteste Laflamme, qui a étudié d’autres cas similaires. Un siècle plus tôt, une personne intersexe est carrément brulée. « Devant la sévérité de la peine encourue pour les crimes de profanation du sacrement de mariage, de sodomie, d’usurpation de nom et de camouflage de son identité sexuée, [la cour de justice] rendit une sentence clémente et compréhensive de l’erreur de lecture du corps de Grandjean », assure le doctorant.
L’avocat, Me Vermeil, intervient après cette première condamnation. Il va alors s’employer a défendre son client devant la chambre de la Tournelle de Paris (chambre réservée aux cas d’individus pouvant être condamnés aux galères, au bannissement et à la peine de mort) : elle n’a pas profané, elle s’est cru capable de se marier, on lui a dit qu’il était garçon. L’avocat écrit au Conseil du roi (le recours suprême en matière de justice) et y développe de nombreux arguments, reprenant les éléments constitutifs de ce qu’est la profanation du mariage. Il assure qu’Anne n’avait « pas éprouvé ses temps périodiques qui indique qu’une jeune fille devient propre à la fécondité », « qu’elle est vue comme un citoyen dangereux, lui dont personne ne s’est jamais plaint » et « qu’il n’a pas voulu tromper celle qui a assisté à son sort ».
En effet, quand « son mariage va lui faire connaître quelque vice d’organisation dans sa personne on ne pourra pas dire qu’il ait profané le sacrement parce que lorsqu’il l’a contracté, ses intentions étaient pures et sa bonne foi non équivoque. […] En un mot point de profanation sans volonté de le commettre donc point de volonté de le commettre si celui qui épouse est de bonne foi. »
« Aujourd’hui, que ses yeux sont ouverts sur son sort, n’est il pas assez malheureux de se connaître, sans que le bras de la justice s’appesantisse encore sur lui. Étranger à l’un et l’autre sexe. Puisqu’il est imparfait dans les deux, ne pouvant désormais n’avoir ni compagnon ni compagne, chargé seul au poids de la vie et de son infortune. »
L’avocat est convaincant, et joue sur les sentiments des membres de la cour de justice. En conclusion du document des archives, on peut lire ces quelques mots. Dans l’arrêt rendu le 10 janvier 1765, M. le procureur général écrit : « Ce mariage est déclaré abusif », mais « la sentence de la sénéchaussée de Lion sur l’accusation en profanation a été infirmée, et l’accusé mis hors de cause. Il a néanmoins été enjoint de prendre les habits de femmes, avec défense de se remettre en couple avec Françoise Lambert et autres personnes du même sexe. »
Pour Laflamme, cette interdiction semble appuyer la théorie d’une chercheuse étasunienne « affirmant que l’hermaphrodisme pouvait être, en Europe moderne, synonyme d’homosexualité et plus particulièrement de lesbianisme ». Ainsi, les magistrats, par leur interdiction de fréquenter Lambert ou d’autres femmes, « démontrèrent clairement l’inquiétude que représentait le corps d’Anne Grandjean pour le maintien des mœurs et le respect de la division traditionnelle de la société selon les genres », conclut Laflamme.