Jeudi, 10h30, j’arrive chez Ana.
Comme toujours, son chien minuscule gueule derrière la porte.
Je rentre, il saute, elle tente de le calmer, sans grand succès.
Ana vit dans un appartement au 7ème étage depuis plus de quarante ans.
Ana est Italienne. Elle est arrivée en France à l’âge de dix ans et son père l’a fiancée à seize .
Dans son salon, il y a une photo en noir et blanc d’elle et de son mari, le jour de leur fiançailles.
Il avait douze ans de plus qu’elle.
Il est mort d’un accident de voiture à un peu plus de quarante ans.
Elle en avait vingt-huit et ensemble, ils avaient eu quatre enfants.
Je lui demande si elle s’est remariée depuis, si elle a rencontré quelqu’un d’autre.
« Tu sais Pauline, à l’époque, une mère veuve de quatre enfants, les hommes ils en voulaient pas vraiment. C’est peut-être mieux comme ça, et puis j’avais mes gamins, fallait que je m’en occupe. »
Ana me demande souvent de faire des trucs bizarres, comme nettoyer les barreaux de son balcon, ou encore ses volets.
Des trucs chiants, qui ne servent à rien. Mais je m’applique en le faisant, je sais que pour elle, c’est important.
Vers 11h30, elle m’offre toujours un café et un truc à manger. Des pizzas aux anchois qu’elle fait elle-même, des parts de gâteaux.
Ana n’est pas très grande, plutôt menue mais quand je suis à l’autre bout de l’appartement en train de récurer les radiateurs, je l’entends me parler, se plaindre des sous, des impôts, des ravalements de façades ou du nouveau portail électrique qu’il faut payer.
Elle parle fort Ana, très, très fort.
Elle se trouve grosse aussi, alors elle ne mange pas beaucoup, elle se prive, elle essaye de faire un peu de sport, de marcher.
Mais surtout, elle ne peut pas s’empêcher de faire le ménage même quand je suis là.
Soit elle m’accompagne, soit elle me montre.
Le problème, c’est que quand elle me montre comment nettoyer tel bibelot ou tel endroit, comment adopter la bonne manière de le faire, elle le fait en entier.
Elle ne peut pas s’empêcher. Elle a besoin de frotter, de balayer, de lustrer.
Elle a besoin de s’agiter, elle ne peut pas rester en place.
Elle n’a pas envie de trop penser Ana. Elle préfère s’activer sans relâche.
Souvent, Ana a des insomnies vers 3 ou 4 heures du matin. Alors, elle en profite pour faire le ménage que je suis censée accomplir six heures plus tard.
Chez Ana, tout est toujours propre. Tout sent bon, si bien que j’ai souvent l’impression de ne servir à rien. Mais Ana me parle, et parfois je l’aide à remplir des papiers administratifs auxquels elle ne comprend pas grand-chose.
Lorsque je m’en vais, parfois elle me donne un petit quelque chose à manger et me remercie.
Je ferme la porte, elle me regarde prendre l’ascenseur et son chien ne peut s’empêcher d’aboyer, alors je l’entends gueuler pour qu’il se taise et je l’imagine passer le reste de sa journée à frotter, jusqu’à ce que son corps n’en puisse plus.