Des yeux rouges
A Echirolles, des caméras pour les quartiers populaires
Le Parti Communiste change. à Echirolles, deuxième ville du département, les communistes au pouvoir ont troqué la faucille et le marteau contre la matraque et la caméra. Renzo Sulli, le maire, réclame à corps et à cri un commissariat au ministère de l’Intérieur [1] et a installé des caméras de vidéosurveillance dans les quartiers populaires. Un an et demi plus tard, la municipalité s’apprête à payer plus de 100 000 euros pour remplacer les caméras endommagées.
Reportage dans la banlieue rouge.
Le langage est une arme que les élus savent manier. Renzo Sulli, maire communiste d’Echirolles, a emboîté le pas des caciques de l’UMP et utilise le terme de « vidéoprotection » au lieu de « vidéosurveillance » pour désigner les caméras qu’il installe dans les quartiers populaires de sa ville. Un changement sémantique d’importance qui vise à faire croire que les caméras ont pour seul but de « protéger » les honnêtes citoyens et non pas d’épier leurs habitudes. Renzo Sulli articule d’ailleurs tout son argumentaire pour développer la vidéosurveillance autour de cette idée : selon lui, les premières victimes de l’insécurité sont les pauvres vivant dans les quartiers difficiles ; la vidéosurveillance est donc un outil pour les protéger des délinquants.
Dans cette optique, la ville d’Echirolles « expérimente la vidéoprotection » depuis un an et demi sur la place Beaumarchais, sur la place de la Convention et autour de la Butte, « lieu de vie culturel et sportif ».
Pour en savoir plus, nous sommes allés nous renseigner à la mairie, qui nous a redirigés vers la police municipale, en charge de la gestion des caméras. Un des responsables nous reçoit et défend l’expérimentation, qu’il veut raisonnée, limitée et contrôlée. « Nous faisons très attention aux éventuelles dérives, les images ne sont utilisées que lorsqu’il y a des délits, il y a un comité d’éthique qui contrôle tout ça, nous ne voulons pas du tout être Big Brother. (...) C’est sûr que c’est malheureux d’en arriver là, que ça révèle des problèmes sociaux graves mais voilà on considère les caméras juste comme un outil. Mais c’est un outil qui ne doit pas remplacer l’humain. » Est-ce que les caméras ont eu une utilité depuis qu’elles sont installées ? « Oui ça nous a permis d’identifier quelques personnes. (…) C’est certain qu’un des effets c’est de déplacer la délinquance vers d’autres endroits sans caméras. (…) Mais ça permet aux habitants de la place Beaumarchais de se sentir plus en sécurité sur leur place. Et ça c’est important. »
Le discours de la police municipale d’Echirolles rejoint parfaitement celui du maire, et se base principalement sur la volonté d’augmenter le « sentiment de sécurité » chez les habitants des quartiers populaires. Nous partons donc demander aux principaux intéressés ce qu’il en est.
Place Beaumarchais, entre midi et deux. On repère les quatre « dômes 360 » posés sur des façades d’immeubles, protégées par des sortes de hottes en ferraille. Parmi les passants, les avis sont partagés. Une femme avec poussette et marmots nous explique que « les caméras n’ont rien changé. Il y a toujours les mêmes problèmes ici. » Un retraité juge « que ça permet d’avoir moins peur d’être agressé. » Une femme le rejoint et estime que « c’est rassurant ». Mais une autre prend le contre-pied et note « que depuis qu’il y a les caméras, la boulangerie en plein milieu de la place s’est fait braquer plus de fois qu’avant. En plein jour, par des personnes qui avaient des cagoules. Et ils n’ont pas été retrouvés. » Un groupe de jeunes est du même avis et l’un deux assure que « personne ne s’est fait serrer à cause de ça. Le plus étonnant, c’est qu’elles aient tenu autant de temps sans être attaquées. Parce qu’à la Butte et à la Convention, elles marchent plus les caméras... » Ah bon ? « Oui, celles de la Butte ont été brûlées, celles de la place de la Convention détruites. » Comment ? « Sûrement avec des boules de pétanque... »
Direction donc la Butte, bâtiment carré sur lequel sont installées pas moins de 13 caméras. La plupart, caméras classiques unidirectionnelles, ne font « que » surveiller les entrées. Sur le boulevard d’à côté, des dômes 360° placés sur des poteaux filment les alentours. Ils suppléent les dômes installés sur le bâtiment, visiblement non opérationnels, la moitié de leur globe ayant brûlé.
Trois cents mètres plus loin, c’est la place de la Convention. Ici aussi, il reste les supports de caméras, mais les globes en verre des dômes ont disparu. La boulangère nous confirme que les caméras ont été mises hors d’état de nuire avant même d’avoir fonctionné. « De toute façon, c’est pas possible dans ce quartier. Même quand des barrières sont installées le matin, elles sont enlevées l’après-midi même. Alors des caméras pour surveiller, c’était sûr que ça allait pas tenir... »
Les « boîtes à images », quelles qu’elles soient – appareils photos ou caméras –, ne semblent en effet pas être appréciées dans le quartier, comme on le constate peu après. Alors qu’on s’apprête à prendre en photo les vestiges des caméras, deux jeunes nous apostrophent depuis le hall d’à côté : « Eh qu’est-ce-que vous faites là ? Vous êtes en train de nous prendre en photo ? Faut pas nous prendre en photo ! Pas moyen. Vous bossez pour les flics ou quoi ? » S’en suit une discussion un peu musclée, où l’on finit par réussir à expliquer les raisons de notre présence ici : on n’a pris aucune photo de personnes, on ne travaille pas avec la police et on est contre les caméras. Discussion conclue par une affirmation de l’un d’entre eux : « Des caméras, ils vont en remettre, mais ça fera comme pour les premières, elles seront tout de suite niquées. »
Effectivement, des caméras ils vont tenter d’en remettre. Et ça va coûter cher à la ville. Selon l’élu Modem Thierry Labelle, contacté par téléphone : « On en est à repayer plus de 100 000 euros pour remettre cette installation qui n’a rien apporté pour l’instant [ndlr : l’installation avait déjà coûté 500 000 euros, selon le site internet du Modem échirollois]. Le maire a voulu faire passer ça en douce mais on l’a interpellé parce qu’il y avait une décision municipale, même pas une délibération, ou on nous refaisait passer un devis signé pour « installation de caméras ». Alors on a posé la question : « ça correspond à quoi ? » parce que pour nous elles sont déjà installées ces caméras. Et on nous a répondu que c’est pour remplacer celles qui ont été cassées. »
Le Modem échirollois est le seul parti de la ville à s’opposer à la vidéosurveillance. Les Verts, qui appartiennent à la majorité, ne disent rien publiquement sur ce sujet « sensible ». L’inverse, donc, de Grenoble, où le Modem, appartenant à la majorité, ne dit rien sur les caméras, et où les Verts, relégués dans l’opposition depuis 2008, émettent quelques réserves sur la vidéosurveillance – sans pour autant se déclarer franchement contre. Rajoutons à ceci que les caméras sont mises en place à Echirolles par le Parti Communiste, alors qu’au niveau national, ce parti s’oppose au développement de la vidéosurveillance. Et on obtient l’illustration parfaite d’une vérité régulièrement niée, surtout en période de campagne électorale : les prises de positions des partis politiques ne sont qu’opportunistes et ne résistent souvent pas au jeu des alliances et à l’exercice du pouvoir.
Revenons à nos mouchards échirollois. « Le Modem n’est pas opposé à la vidéosurveillance par principe », nous indique Thierry Labelle. Qui fustige avant tout « un rapport coût/rendu absolument prohibitif : il y a 4 caméras sur la place Beaumarchais et vous avez 4 agents contractuels, payés par la ville, qui sont derrière les écrans pour surveiller. »
Et les Verts ? Anne-Sophie Mérot, adjointe Verte à l’économie, nous explique que « la vidéosurveillance a été actée avant les élections. Nous quand on est arrivé pour discuter du programme c’était déjà décidé. Ce qu’on a négocié dans le programme, c’est que ce soit que de l’expérimentation et qu’on puisse participer au bilan et voir si on l’étendait mais qu’en tous cas ce soit pas de fait une politique de traitement de la délinquance. Donc on est pas totalement en accord avec le maire sur ce sujet là. On s’est abstenu sur quelques délibérations parce qu’on considère qu’on n’avait pas fait partie du débat pour instaurer la vidéosurveillance. »
Mais comment se fera ce fameux bilan ? Comment va-t-il être décidé que l’expérimentation est concluante - ou non ? Thierry Labelle est là-dessus très dubitatif : « Il y a un comité d’éthique mais il n’y a aucun système d’évaluation du rendu. C’est soi-disant une expérimentation mais la ville ne peut pas nous donner quels sont les indicateurs qui ont été mis en place pour savoir si c’est efficace ou pas. »
En cherchant sur internet ou dans la propagande municipale, on n’a trouvé aucune information ni sur le comité d’éthique et son fonctionnement, ni sur une quelconque charte de bonne utilisation. Les élus communiquent beaucoup sur les prétendus « contrôles » accompagnant le développement de la vidéosurveillance, mais cette communication porte sur du vent. Ce que nous confirme Anne-Sophie Mérot : « Je fais partie du comité d’éthique qui s’est très peu réuni : il s’est réuni une fois mais j’étais en vacances, c’était en juillet. »
Au retour de ces quelques pérégrinations pédestres et téléphoniques, on pourrait conclure qu’à Echirolles, la vidéosurveillance se révèle être avant tout une gabegie financière entourée d’une communication creuse. Mais s’arrêter à ce constat serait omettre l’essentiel. Car même si les caméras n’ont pas pour l’instant de résultats tangibles, leur simple présence – dans un quartier populaire – habitue peu à peu la population à être surveillée en permanence, jusque dans les lieux de vie. Si la municipalité communiste d’Echirolles se défend de vouloir être « Big Brother » et dit ne pas vouloir surveiller la vie privée des habitants, cet « outil » déjà installé pourrait avoir des conséquences autres aux mains de pouvoirs moins bien intentionnés. Et même un comité d’éthique actif et solide ne pourrait rien faire contre ces « mauvaises utilisations », si ce n’est les légitimer par sa simple existence.
Enfin, le choix de cet « outil » par une mairie communiste - comme son souhait insistant de disposer d’un commissariat [2] - est symptomatique de l’évolution d’une certaine gauche, qui se convertit aux méthodes policières et sécuritaires pour lutter contre des problèmes sociaux. Comment peut-on se satisfaire d’en arriver à installer des caméras pour « rassurer » ou « augmenter le sentiment de sécurité » de personnes n’osant plus parler à leurs voisins ? Comment peut-on considérer ceci comme une solution ? Et si les caméras étaient efficaces, qu’est-ce qu’elles provoqueraient ? L’arrestation de dealers et autres « teneurs de murs » ? Et puis ? Plus de colère pour leurs frères, leurs cousines et leurs voisins. Un fossé qui se creuse un peu plus entre les supposés « délinquants » et les prétendus « honnêtes citoyens ». Et un malaise social qui grandit encore et encore, sans qu’aucun « outil » technologique ne soit en mesure de le résoudre.
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**BIG Brisère
Les caméras installées à Grenoble font partie d’un plan de l’Etat de développement de la vidéosurveillance. Le ministère de l’Intérieur finance donc 40% des nouvelles installations, qui totalisent 3500 nouvelles caméras dans 280 communes (Le Figaro, 22/03/2010). Dans l’Isère, ce ne sont pas moins de 25 communes qui rentrent dans ce plan ! Isérois, ne souriez plus ! Vous pourrez dorénavant être filmés dans les communes d’Allevard les Bains, Beaurepaire, Bouge Chambalud, Charavines, Chasse sur Rhône, Chavanoz, Cheyssieu, Cremieu, Echirolles, Grenay, Grenoble, Heyrieux, La Côte St André, La Mure, Moirans, Mont Lans, Pont Cheruy, Ruy Montceau, Saint Savin, Seysinnet Pariset, La Verpillère, Vienne, Villefontaine, Voiron.)]
Notes
[1] Brice Hortefeux, le ministre de l’Intérieur, vient une nouvelle fois de répondre par la négative à la demande faite depuis plusieurs années par Renzo Sulli d’avoir un commissariat « de plein exercice » à Echirolles (car pour l’instant la ville dépend du commissariat de Grenoble). Selon le maire, « Echirolles mérite des forces de police à la hauteur du pôle de centralité urbaine économique et social qu’elle est devenue » (sur www.ville-echirolles.fr)
[2] Brice Hortefeux, le ministre de l’Intérieur, vient une nouvelle fois de répondre par la négative à la demande faite depuis plusieurs années par Renzo Sulli d’avoir un commissariat « de plein exercice » à Echirolles (car pour l’instant la ville dépend du commissariat de Grenoble). Selon le maire, « Echirolles mérite des forces de police à la hauteur du pôle de centralité urbaine économique et social qu’elle est devenue » (sur www.ville-echirolles.fr)