Entre les murs aseptisés de Clinatec, des hommes armés de fusils à pompe, gilet par balle sur le dos, avancent dans les couloirs. Ils évacuent les agents du CEA de leur propre clinique. Nous sommes le 27 janvier 2016. L’intervention est digne d’une attaque terroriste et les armes portées par la FLS — la force locale de sécurité, une milice privée du CEA — impressionnent tous les témoins de cette scène étrange.
Comment en est-on arrivé là ? Le feu couvait depuis plusieurs mois au sein de Clinatec. En 2011, cette « clinique du futur » a ouvert sur un terrain du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives) de la presqu’île sous les hourras de la communication : 20 millions d’euros d’argent public avaient été investis par l’État et les collectivités locales. Le président fondateur Alim-Louis Benabid promettait de faire marcher les tétraplégiques grâce à des progrès fulgurants sur les interfaces entre cerveau et machine (Brain Computer Interface, BCI, ça fait plus chic). Si la presse et les élus étaient enthousiastes, d’autres dénonçaient les velléités transhumanistes derrière des projets médicaux (voir sur www.piecesetmaindoeuvre.com).
Clinatec, dont le but est de faire des expériences sur des humains, est situé en dehors du milieu hospitalier, à l’intérieur d’une « zone à régime restrictif », censée protéger le « potentiel technique et scientifique de la nation ». Pour avoir des cautions médicales et morales, Benabid et le CEA s’entourent de l’UJF (Université Joseph-Fourier, absorbée par l’UGA), du CHU et de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), tous partenaires du projet.
Les années passant, aucune innovation majeure n’aboutit et très peu d’informations sortent. Les six chambres d’hôpital de Clinatec ont hébergé plusieurs patients, dont le premier tétraplégique implanté avec le BCI en 2017 (voir encadré). L’implant, défectueux, a causé une infection qui a nécessité son retrait lors d’une opération à risque (voir Le Postillon n° 38). Rien n’est publié sur cet échec et un deuxième handicapé est choisi pour être implanté. Il sera l’objet d’un grand plan com’ de Clinatec, qui invite un parterre de journalistes parisiens en mai 2018. Aucun ne rencontre l’implanté, mais tous reprennent les éléments de langage délivrés ce jour-là.
Le goût du secret est la marque de fabrique du CEA, qui répète ses consignes aux employés, comme : « ne pas communiquer avec la presse ». Tactique efficace puisqu’il a fallu trois ans pour que des personnes parlent enfin des tensions internes à la clinique, qui ont conduit à l’intervention des hommes armés de la FLS au sein même de Clinatec.
Ce jour-là est l’aboutissement d’une longue mise sous pression et de tensions entre les structures.
Il y a le CEA d’un côté, prêt à tout pour terminer ses projets racoleurs, comme le BCI ou le NIR, un nouvel implant dans le cerveau permettant de lutter contre Parkinson. De l’autre, on trouve les trois partenaires, réunis au sein d’une UMR (Unité mixte de recherche) (1) afin de profiter des équipements de pointe de cette clinique, pour réaliser des recherches médicales moins vendeuses sur le cancer.
Éthique en toc
Les deux blocs ne sont jamais parvenus à s’entendre. Le Postillon s’était déjà fait l’écho de la démission de François Berger, ancien directeur de Clinatec et directeur du secteur sujet-patient (là où les tests humains se déroulent). Berger avait averti dans une lettre du 14/11/2015 à propos des risques encourus par les malades : « mener des patients à Clinatec est très lourd et très coûteux dès que l’on veut respecter les prérequis de sécurité indispensables. Mais aucune dérive ne saurait être acceptée quand on sait l’exposition médiatique sociétale et éthique de Clinatec ». Il détaille : « Je n’ai pas eu de réponse à mes questions, donc j’ai actionné ma clause de conscience. J’étais le seul responsable de l’éthique ».
D’autres documents prouvent les dérives dénoncées par François Berger. En janvier 2016, un syndicaliste du CEA a fait remonter aux tutelles médicales les témoignages récoltés : « une minimisation de la souffrance des malades, une prise de risque occultée aux patients, la déviation du protocole par inclusion de patients seulement pour afficher que le secteur sujets-patients reçoit des malades, l’insuffisance de justification d’essais invasifs, dans le cas de l’implantation, où on enlève une rondelle d’os de cinq centimètres de diamètre ».
En plus des problèmes éthiques, les employés de Clinatec font face à des incohérences sur la gouvernance. En mai 2015, 60 scientifiques de Clinatec, dont une majorité du CEA, dénoncent dans une lettre « un coup de frein [qui] se fait ressentir de manière notable et inquiétante. (...) Les décisions ne sont plus prises, des projets innovants ayant de fortes chances d’être financés sont soudainement avortés », poursuivent les signataires des quatre tutelles. « Il est urgent qu’une entente au plus haut niveau soit prise rapidement », défendent les chercheurs de Clinatec « soudés sur le terrain ». Celle-ci ne sera jamais trouvée. Un syndicaliste rapporte : « Les tutelles ont donné l’impression d’avoir seulement la capacité de sauver les projets plutôt que les scientifiques ».
La presse promeut à longueur d’articles le mythe grenoblois et la supposée entente radieuse entre l’université, la recherche et l’industrie. Ses fondateurs avaient créé Clinatec sur cette prémisse. Mais les tutelles, incapables de s’entendre, font s’effondrer le partenariat entre les quatre institutions. L’échec est cuisant.
Deux coqs sur le même tas de fumier
Parmi les explications, Emmanuel (2) de l’Inserm pense savoir que « Benabid ne voulait pas que les recherches de l’UMR réussissent. Il n’a pas créé Clinatec pour nous faire briller. Alors il a fait chier François Berger partout où il pouvait ». Dominique rapporte aussi : « Benabid ne supportait pas que l’UMR soit trop active. Il voulait son hôpital, et utiliser son IRM quand il le souhaitait, sans avoir à remplir de planning ». En effet, les premiers résultats scientifiques de l’UMR voient le jour, alors que Benabid rame sur ses projets.
Par ailleurs, dix chercheurs et techniciens font remonter leurs plaintes aux comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) des quatre tutelles, qui organisent enfin une réunion en décembre. Leurs conclusions sont cinglantes : « La situation de Clinatec semble catastrophique au niveau organisationnel. (...) La charge émotionnelle est forte, les conflits d’éthique et l’insécurité d’avenir des projets font qu’il est très difficile de travailler », conclut le document. À cette époque, Fabrice est en fonction à l’Inserm et souffre : « Quand les problèmes sont arrivés là-bas, c’était un no man’s land. Il n’y avait personne à qui parler pour trouver du soutien ». En fin d’année 2015, Berger alerte sur « la probabilité de problèmes très graves » et du « harcèlement sur le terrain qui s’est accru ». Bonne ambiance.
Pour régler les difficultés, après une réunion CEA/Inserm en novembre 2015, ce dernier décide de retirer ses troupes du bâtiment de Clinatec. Dans la foulée, Benabid en profite pour en remettre une couche : « En novembre, le président du directoire nous demande de partir dans la semaine », se souvient Dominique. La date limite est reportée, mais la pression reste constante : « La stratégie est assez évidente de pousser un membre de l’équipe à la faute, dans le contexte d’un harcèlement fait de petits riens quotidiens, afin de justifier ainsi notre départ immédiat », affirme Berger, suite à la réunion.
Le CEA continue de faire monter la pression de la cocote Clinatec : « Les bureaux sont déménagés sans l’avis des chercheurs, des badges désactivés, le directoire ne parle pas aux salariés, une lenteur administrative volontaire et un flou total sur le pilotage de Clinatec », résume-t-on lors de la réunion des CHSCT. Bonne ambiance, encore et toujours.
L’ablation de l’Inserm
Voilà comment, le 27 janvier 2016, on aboutit à l’intervention de la FLS, avec ses cris, ses armes, ses pleurs. La milice privée du CEA est intervenue suite à une discussion où le ton est monté. « Ils ont fait croire à une agression alors que c’était juste une discussion de couloir. Le CEA voulait nous faire passer pour des excités, mais il s’est ridiculisé », estime François Berger, impliqué dans la dispute (3).
Les 28 et 29 janvier, la FLS campe aux portes de Clinatec et empêche les agents du CEA de rentrer pour leur sécurité – les dirigeants du CEA estimant que leurs anciens associés de l’Inserm seraient devenus dangereux. « Suite aux agressions verbales, nous avons décidé de prendre une mesure exceptionnelle », envoie par mail Marie-Noëlle Séméria, directrice du Leti, l’institut du CEA dont dépend Clinatec. « Cela a servi uniquement à faire peur, à intimider les gens et a permis au Leti de montrer sa force », enrage Brigitte de l’Inserm, qui a souffert, comme ses collègues, de cette intervention musclée. Un évènement qui en a marqué beaucoup : « Avec la FLS, on voit qu’on n’est rien. C’est l’impuissance totale. On ne peut pas se faire entendre face aux armes », témoigne Fabrice, qui a travaillé dans cette clinique du futur.
Benabid utilise un langage plus médical pour résumer l’épisode : « Il m’a dit qu’il fallait “faire une ablation de l’Inserm. Ça va prendre du temps à cicatriser, mais c’est nécessaire” », rapporte Dominique, salarié de l’Inserm.
Suite à ce pic de tension, l’Institut national de la santé déménage et s’installé pendant deux ans dans des algécos juste à côté de Clinatec. « Pour avoir accès à notre outil de travail, il faut badger tout le temps, pour passer des tourniquets ou franchir les nombreux sas. Tout cela était fait pour nous humilier gratuitement », sourit jaune Brigitte.
Depuis la fin de 2017, les équipes de l’Inserm sont séparées dans de nouveaux locaux à la Tronche et sur le campus, au prix de coûteux travaux : l’université a par exemple déboursé près de 2 millions d’euros pour rénover deux étages du bâtiment Bio B, sur le campus. Il faut aussi compter la bagatelle de 300 000 euros pour déplacer bureaux et machines.
À la note des travaux s’ajoute le temps perdu par les scientifiques dans cette bataille – « plus de 2 millions d’euros » d’après le conseil de laboratoire de l’UMR. Une fois l’Inserm définitivement déménagée, elle n’a plus accès au matériel de Clinatec, qui prend la poussière. Deux IRM, dont une opératoire, coûtant plusieurs millions d’euros restent à l’arrêt, tout comme le SPECT-CT (un appareil d’imagerie, 2 millions d’euros) et la plateforme biphoton (un appareil d’imagerie cellulaire, 1,5 million d’euros). Qui a dit qu’il n’y avait plus d’argent pour la recherche ?
Mais malgré ce divorce fracassant impulsé par lui-même, le CEA Grenoble continue d’afficher sur le site de Clinatec les projets Inserm et le visage de Berger, afin de capitaliser sur la réputation de l’institut qu’il a viré. À proprement parler, puisque Clinatec dispose d’un fonds de dotation recueillant les dons pour les recherches. Le départ de l’Inserm soulève pourtant de nombreuses questions sur le futur de Clinatec. « Qu’est ce que représente le CEA sur le marché de la santé ? », s’interroge Emmanuel. « Il est crédible dans l’énergie nucléaire ou l’infrarouge militaire. Mais dans la santé, non. Alors qui va financer Clinatec, sans l’Inserm avec eux ? Personne ! » D’où la volonté de cacher le divorce.
Facile pour le CEA, qui jouit d’une impunité totale en plus d’être dispensé en permanence de rendre des comptes aux acteurs publics. Cacher ou montrer ce qui lui plaît, voilà bien la force de cette institution. Mensonges, gaspillage d’argent public, mépris de ses partenaires : tout est permis, le CEA croyant se trouver à l’abri des regards indiscret, caché derrière ses hauts grillages et les armes de sa FLS. En apparence, la cicatrisation dont parlait Benabid s’est bien déroulée. Mais les apparences seules ne suffisent plus.
(1) Une UMR (Unité mixte de recherche) est une entité créée à partir de la mise en commun de moyens par plusieurs structures de recherche (ici, le CHU, l’UGA et l’INSERM), mais le CEA n’a jamais fait partie de l’UMR de Clinatec, créant un flou. Celle-ci n’ayant pas de convention d’hébergement avec Clinatec, le CEA a pu facilement demander à l’UMR de partir.
(2) Ce prénom et tous ceux de l’article ont été modifiés.
(3) Contacté, le CEA nous a affirmé vouloir répondre, mais a invoqué la nécessité de validation de cette réponse par toutes le tutelles. Lourdeur administrative ?
Toujours rien de publié, à quand le Segway ?
Le BCI (Brain Computer Interface), cette interface homme-machine qui vise à faire marcher un tétraplégique, avance. En mai 2018, devant la presse, Benabid pérore : « le travail [sur le BCI] a été soumis à une grande revue scientifique internationale », suite à une implantation réussie – elle consiste en deux trous de 5 cm dans le crâne du patient destiné à accueillir des capteurs. Mais rien n’est sorti sur la prouesse de Clinatec dans la presse scientifique et pour cause : personne n’a rien vu des résultats. Pendant ce temps, en Suisse et aux États-Unis, des articles sur des sujets similaires sont eux bien sortis et le BCI semble dépassé avant même d’être achevé. Alors, à la manière du poisson hors de l’eau, Benabid convulse. Pendant l’événement parisien Big Bang santé, il affirme vouloir « expérimenter [le BCI] sur un Segway, puis sur une tractopelle de jardin » avec « l’objectif d’améliorer la qualité de vie des handicapés » (Le Figaro 14/11/2018). Parviendra-t-il, cette fois, à obtenir une caution scientifique plutôt qu’une belle communication ?
Le projet caché
Si l’Inserm apparaît encore sur le site de fonds de dotation alors qu’il ne fait plus partie de Clinatec, un projet nommé CorticalSight se fait lui beaucoup plus discret. Pourtant, un proche de Benabid, Fabien Sauter est affecté depuis février 2017 « au développement d’un dispositif implantable innovant destiné à restaurer la vision ». Le projet, qui se compose d’une mini caméra collée sur des lunettes et d’un implant dans le cerveau censé traduire l’image de la caméra en image mentale, est encore christique. Après le « lève-toi et marche » du BCI, Benabid et Clinatec continuent avec Jésus, celui qui utilise de la salive pour rendre la vue à l’aveugle. Le projet, en collaboration avec de nombreux autres centres de recherche, est financé par la Darpa, la branche R&D de l’armée américaine. Ouf, les recherches de Benabid vont avant tout servir à faire la guerre.
Benabid fait la manche à Monaco
En novembre dernier, Benabid se pavane cette fois devant le gratin monégasque à l’Hotel Hermitage – 25 000 € la nuit – pour une soirée « Espoir ». Les salons rouge et or accueillent Albert II de Monaco, puis Thibault, tétraplégique, la deuxième personne implantée avec le BCI. Flouté pour « question d’anonymat », il est présenté aux riches du Rocher en fauteuil roulant. Le jeune homme pose pour la photo avec Thierry Henry, entraîneur de l’AS Monaco, et Vadim Vasilyev, bras droit du président du club, Dmitri Rybolovlev (6,8 milliards de dollars sur ses comptes). Cet oligarque russe a été inculpé deux semaines avant la photo pour « trafic d’influence » et « corruption ». Benabid est toujours à sa place près des gens importants. D’autant que la barre des 30 millions d’euros de dons prévus pour 2018 (et défiscalisés à 66 %) est loin d’être atteinte. En 2018, à peine 17 millions avaient été amassés. Rybolovlev va-t-il sortir le carnet de chèques pour compléter la somme ?