Accueil > Avril 2018 / N°45

Le département sabre dans ses dépenses sociales

Travail social : l’espoir sur liste d’attente

Des baisses par ci, des baisses par là : depuis trois ans, les élus de droite ont pris le pouvoir au Conseil départemental. Nombre de structures sociales, partenaires du Département, se retrouvent dans la dèche : certaines ont fermé, d’autres galèrent à poursuivre leur mission, et quantité de travailleurs sociaux sont désemparés devant le manque de moyens à leur disposition pour épauler des personnes en grande difficulté. La diversité des structures touchées et la complexité des situations, ajoutées aux arguments perfides des élus départementaux, n’aident pas à avoir une vision claire de la dégradation des politiques sociales en Isère. Rendre simple un truc compliqué, voilà le but de cette nouvelle, proposant un monologue imaginaire basé sur des faits bien réels.

Bonjour Monsieur, je vous en prie, oui asseyez-vous là, voilà. Alors, c’est quoi votre problème, Monsieur ? À moins que vous n’en ayez pas, que vous veniez me voir pour me parler de bonnes nouvelles ? Je plaisante, bien entendu, mais je vous avoue que j’en suis réduite à espérer ça. C’est complètement saugrenu, je vous l’accorde. Mais cette pensée me permet de m’aérer le cerveau de tous les problèmes que je ne parviens plus à résoudre.

Faut pas croire, hein, à la base, j’aime bien résoudre les problèmes des gens. En faisant mes études à l’IFTS (Institut de formation des travailleurs sociaux), je savais bien que je n’allais pas passer ma vie professionnelle à chantonner sous le soleil ou à m’occuper de problèmes aussi futiles qu’un business plan foireux pour une nouvelle application numérique à la con.

Je savais que mon quotidien de travailleuse sociale serait rempli de problèmes autrement plus importants à gérer, des familles qui dorment dehors, des gamins maltraités par leurs parents, des pauvres et des précaires manquant de tout, et surtout de l’essentiel. Mais j’allais vers ces problèmes la fleur au fusil, prête à en découdre, portée par l’envie de donner un sens à ma vie. J’ai jamais eu l’ambition de sauver le monde, je vous rassure Monsieur, simplement essayer de faire au mieux pour épauler les humains que je croiserai.
Dix ans plus tard, quand je vous vois arriver, Monsieur, j’ai peur de l’énoncé de votre problème, comme on redoute un coup sur la tête. Je vous rassure, vous avez l’air gentil, ce n’est pas de votre faute, c’est celle du Conseil départemental, dont les décisions foutent en l’air mon métier.

Vous ne comprenez pas ? C’est normal, je ne vous ai pas expliqué. D’ailleurs, vous ne m’en avez toujours pas parlé, de votre problème... je sais pas moi, disons par exemple que vous n’avez pas de logement. Vous ne me dites rien, alors je ne fais que supposer, mais mettons que vous dormiez dans la rue, tout seul ou avec femme et enfants. Si c’est le cas, je ne pourrai rien faire pour vous.

Peut-être que vous avez froid, peut-être que vos enfants sont en danger et moi je n’aurais que mon impuissance à vous offrir. Il y a quelques années, le Conseil départemental logeait dans des hôtels les familles avec enfants à la rue. Maintenant, ces hébergements n’existent quasiment plus, à moins de tomber pile poil dans les critères du Département : être à la rue, seul avec ses enfants de moins de trois ans. Si votre gamin en a quatre, je ne pourrai rien pour vous ! Le Département dira que c’est à l’État de s’occuper de vous et se gardera bien de dire que la protection de l’enfance, c’est son boulot normalement... Donc, mon job, ça va être de vous dire d’appeler le 115, le numéro d’urgence pour les personnes sans hébergement. Au bout du fil, on vous dira qu’il n’y a pas de place disponible, mais on prendra quand même votre nom pour vous mettre sur une liste d’attente. « Liste d’attente » : rien que ce nom m’horripile, mais généralement c’est tout ce qu’on a à offrir. Moi comme les écoutants du 115. N’hésitez pas à venir me voir, j’ai des listes d’attente à revendre ! Elles sont belles mes listes d’attente !

Excusez-moi, je m’emballe et caricature : c’est vrai qu’en ce moment, on est encore en hiver donc quelques gymnases ont été ouverts par la préfecture. Mais voilà, c’est la fin de la trêve hivernale, des plans grand froid et compagnie et tous ces « hébergements » ferment. L’État fout les gens dehors, même s’il n’en a pas le droit, mais faut croire que tout le monde s’en moque. C’est notre hantise à nous, la fin de la trêve : je sais que plein de personnes vont venir me demander « et nous maintenant on fait quoi ? » Qu’est-ce que vous voulez que je leur réponde à part « liste d’attente » ? C’est dur de ne pas savoir ce qu’elles vont devenir, toutes ces personnes, ces familles qu’on suit, d’espérer un incroyable alignement de planètes pour qu’elles puissent simplement avoir un toit sur la tête.

Ces derniers mois, c’est encore pire qu’avant pour les personnes à la rue. Avec les baisses de financement du Conseil départemental, plusieurs structures importantes pour les gens sans domicile ont largement réduit la voilure, voire fermé la porte. Vous connaissez le Salto, un service d’accompagnement social géré par l’association l’Oiseau bleu pour les gens sans logement ? En 2016, le département avait baissé leur subvention de 30 000 euros, en 2017, ça a été 100 000 euros en moins. Le début de la fin pour cette structure importante.

Tous ces noms de structure ne vous disent peut-être rien, mais je suis également obligé de vous parler du Satis, le « service d’accompagnement temporaire vers l’insertion sociale » géré par le CCAS (centre communal d’action sociale de Grenoble). Eux aussi sont passés dans l’essoreuse du Conseil départemental, qui a réduit leur financement de près de 100 000 euros. Ils peuvent donc accueillir de moins en moins de gens, qui ne seront de toute façon pas plus accueillis ailleurs. Il reste bien le Safec (un service de la Relève), qui fait ce qu’il peut, mais c’est rien comparé aux besoins… Et en plus le Département a imposé au Salto et au Safec deux fois plus de personnes à suivre, donc deux fois moins d’entrevues à leur offrir. De toute façon, comme on a presque zéro solution, deux fois moins que zéro, ça fait la tête à toto, bref ça change pas grand chose. On vit dans une drôle d’époque, Monsieur : on est capable de résoudre plein de problèmes scientifiques époustouflants, de mettre au point des algorithmes incroyables calculant des milliards de machins à la seconde, mais pour résoudre des problèmes humains somme toute assez basiques, comme avoir un toit sur la tête, là on n’a pas de solution.

Dans la série « zéro solution », je peux aussi vous parler des 50 000 euros en moins pour l’association Roms action, qui accompagne les familles Roms dans l’agglomération depuis 14 ans, et qui a dû subir en plus la fin de la subvention régionale. Résultat : plus de local et plus de salarié depuis fin décembre. Il paraît que les étrangers ne veulent pas s’intégrer, enfin la réalité c’est surtout qu’ils sont abandonnés...
Le discours des institutions porte ses fruits : la préfecture, la région, le Conseil départemental, les communes, tout le monde se dispute pour ne pas prendre en charge les pauvres et renvoie la faute sur l’autre. Alors ça nous contamine, nous les travailleurs et travailleuses sociales. On se dit aussi « de toute façon je ne peux rien leur proposer, alors je vais les renvoyer vers quelqu’un d’autre ». Voilà pourquoi on se sent piteux quand on voit arriver des nouveaux galériens, des gens comme vous Monsieur, encore que je ne sais pas, peut-être n’avez-vous pas ce genre de problème.

Peut-être manquez-vous simplement d’argent, Monsieur. Eh bien sachez en tous cas que le Conseil départemental n’en manque pas. S’il coupe les vivres à nombre de structures sociales, il sait par ailleurs se montrer très généreux. En arrivant aux manettes en mars 2015, la nouvelle majorité de droite a décidé de lancer un grand plan de relance en débloquant 100 millions d’euros afin de « doper l’économie », enfin surtout celle du BTP. Le président Jean-Pierre Barbier avait même lancé un appel aux communes pour qu’elles trouvent des travaux à faire pour que le département puisse leur filer de l’argent. Donc des millions d’euros, il y en a pour construire des nouveaux ronds-points, refaire des trottoirs ou réparer des nids de poule. Notez que j’ai rien contre le BTP, Monsieur, mais je note simplement la différence de traitement. Les précaires, les travailleurs pauvres, les sans boulot, les gens à la rue, ceux qui en bavent et ceux qui comptent... ils passent tous pour des « assistés », parce qu’on dépense de l’argent public pour eux. Les pauvres, c’est pas rentable. Mais dans le BTP aussi, ils sont « assistés » et dépendent pareillement des commandes publiques, donc de l’argent des contribuables. Sauf qu’eux ne passent pas pour des assistés, mais pour des « vrais » travailleurs. Les ronds-points, ça paye pas plus que les pauvres, mais bizarrement c’est vachement plus valorisé. J’ai rien contre les ronds-points, hein, il y en a des bien même, mais ce qui me dépite, c’est qu’on méprise toujours l’importance du boulot social.

À entendre les responsables publics, et particulièrement la majorité du Conseil départemental, on ne serait que des bons à rien qui ne sauraient pas s’y prendre pour sortir les pauvres de leur misère. On serait des paumés idéalistes qui n’auraient rien compris au véritable enjeu des pauvres : les mettre au travail. Comme si les gens aimaient ça, dépendre des institutions. Au Conseil départemental, ils ont présenté en 2016 un PDIE, plan départemental d’insertion vers l’emploi. Ils ont bien insisté sur le « vers l’emploi » - comme si avant on voulait les réinsérer vers le chômage ou vers des listes d’attente. Plan départemental d’insertion vers des listes d’attente, ça claquerait bien, non ?

Bref, pour ce grand raout, ils avaient invité toutes les structures bossant sur l’insertion, et ils leur ont dit en gros : maintenant fini de rigoler, les pauvres faut les remettre au boulot, et s’ils peuvent pas, ça veut dire qu’ils ne sont pas aptes, et donc il faut qu’ils s’inscrivent comme handicapés. Pour accélérer le processus, ils ont imposé à toutes les structures de faire des paperasses à n’en plus finir, des contrats-machins, des objectifs-trucs, des critères, des indicateurs… Plein de fiches à remplir pour bien montrer qu’on fait tout pour les remettre au turbin, et plein de moyens pour fliquer les gens et leur dire qu’ils n’en font jamais assez. Vous vous en doutez, Monsieur, et peut-être êtes-vous bien placé pour le savoir : le problème principal, c’est que du boulot correctement payé il n’y en a pas assez. Même du boulot tout court, d’ailleurs. Alors on aura beau faire toutes les fiches-contrats-objectifs qu’on veut, plein de pauvres ne pourront jamais se faire embaucher dans les six mois. Parce que c’est ça qu’ils veulent : les gens « très éloignés du marché de l’emploi » comme on dit, ils veulent les réinsérer en six mois maximum. Sinon paf ! Ils dégagent du dispositif et n’ont plus qu’à aller se faire réinsérer ailleurs. Ceux qui ont été cassés par leur boîte ou par le chômage, ils ont des fois besoin de bien plus de six mois pour reprendre confiance, mais ça le Département s’en fout. Son but, c’est avant tout de faire sortir des personnes du dispositif, et c’est aussi un prétexte pour couper les vivres à toutes les structures qui ne collent pas à leur idée fixe : « remettre les gens au travail ». Il y a par exemple le cas de Solexine, une association dont le but est de permettre à des personnes fragilisées d’accéder à des pratiques artistiques et culturelles, et de retrouver confiance en elles. Un travail inutile pour le Département, qui leur donnait 40 000 euros avant. En 2016, ça a baissé à 30 000, et maintenant c’est zéro. La culture, ils aiment bien au Conseil départemental quand ça valorise le patrimoine ou quand ça permet de rayonner, mais des ateliers pour les pauvres, c’est pas valorisable sur des documents de communication. Alors Solexine a dû virer un de ses deux salariés, mais essaie toujours d’accueillir plus d’une centaine d’adhérents avec moins d’un temps plein, et risque, dans ces conditions, de bientôt cesser ses activités.

Oui, je sais, je parle beaucoup, mais ne vous inquiétez pas : je me rends bien compte que je vous bassine alors que vous êtes venu m’expliquer vos problèmes. Mine de rien, je suis en train d’appliquer un des nouveaux chevaux de bataille du Département : la réciprocité. Écoutez-moi encore un peu s’il vous plaît, et ensuite j’essaierai de vous aider. Les élus ne veulent plus que les pauvres aient de quoi survivre sans « rien foutre ». Attention, je dis « rien foutre » parce que je me mets à la place de la majorité départementale... Moi, je sais bien que quand on est précaire, tout devient un marathon : remplir des dossiers, photocopier des liasses de justificatifs, rendre des comptes, ne pas louper les dates butoir, signaler tout changement de situation, courir à droite à gauche pour trouver les trucs les moins chers, etc. Mais au Département, ils s’imaginent que toucher le RSA, c’est avoir les doigts de pied en éventail toute la journée... Donc, en échange de l’opulence d’avoir 450 euros par mois, ils veulent que les pauvres s’engagent bénévolement dans des associations, dans le caritatif, pour les sorties scolaires ou pour soutenir les personnes âgées. Il y a un site qui vient d’être mis en place, « Isère bénévolat », pour que les associations recherchant des bénévoles passent des petites annonces. Ils conseillent même aux structures subissant leur baisses de subvention de passer par ce dispositif. C’est pervers, non ?

Je ne vais pas tricher avec vous, Monsieur, je vous dis tout. Parce que leur grande peur, ce n’est pas que les gens galèrent et souffrent du froid, de la faim, ou de maltraitances, mais qu’ils fraudent et touchent des aides sociales non « méritées ». La suspicion : voilà ce qu’ils font régner sur les pauvres comme sur les structures sociales. Je ne sais pas si vous connaissez les chiffres, Monsieur, mais ils sont éclairants. Selon un rapport de l’Odenore (Observatoire des non-recours aux droits et services), la fraude aux prestations sociales s’élevait en 2013 à 350 millions d’euros en France. Dans le même temps, la fraude aux cotisations sociales des patrons ne payant pas les sommes dues, dépassait 20 milliards d’euros. Soixante-dix fois plus ! Mais c’est pour traquer les pauvres que le Département va mettre les moyens : depuis cet été une cellule de « chasse aux fraudeurs » a été mise en place, en plus des personnes qui bossent déjà là-dessus à la CAF et ailleurs. Quatre personnes sont payées pour débusquer celui qui bosse un peu au black pour arrondir son RSA ou celle qui se démène dans des activités bénévoles en vivant chichement plutôt que d’aller pointer au turbin.
Les contraintes, les contreparties et les contrôles avec sanctions c’est pour les pauvres, pas pour les patrons. Eux, le Département leur dit que ce serait quand même sympa d’engager des précaires sur leurs chantiers ou de mettre en place des règlements soucieux de l’environnement, mais tranquille, c’est pas obligé. Les pauvres, on les contraint ; les patrons, on aimerait qu’ils « adhèrent ».

Vous ne pensez pas qu’il faudrait plutôt mettre des moyens pour l’accès aux droits, et mettre en place des dispositifs de lutte contre le non-recours ? Ou avoir plus d’hébergement et de lieux de sociabilisation ? Toutes ces questions fondamentales sont loin sur la liste d’attente du Département, quand la lutte contre la fraude fait partie des priorités. Même les structures sociales sont suspectées : quand des associations dénoncent les baisses de financement, le président Barbier clame qu’il veut en finir avec les « rentes de fonctionnement » de ces structures. Des rentes ! Comme si utiliser l’argent public pour des missions sociales indispensables était comparable avec le confort de palper un revenu provenant d’un patrimoine sans rien foutre. J’aimerais le voir moi, Barbier, en train de bosser dans le social, à se coltiner des réalités qu’il n’imagine même pas. Qu’il vienne à notre place, profiter de cette grosse rente ! La vérité c’est qu’il n’aime pas le service public, ou plutôt que pour lui le service public, c’est faire des ronds-points, pas du social, ou, à la limite, du social « low cost ». La justice sociale ou solidarité de la société envers ses membres les plus démunis, ça leur parle pas trop à ces gens-là. Leur but c’est de se défausser de cette solidarité et de laisser faire le caritatif, le bénévolat et la famille. Pour eux, la solidarité est devenue une valeur désuète. Revenir à la charité, voilà toute l’étendue de leur innovation. 

La famille, justement, parlons-en. Je ne sais pas si vous en avez une, faudrait quand même que vous me racontiez un peu, mais là aussi je pourrais vous bassiner pendant des heures. Vous devez savoir que dans les familles ça ne se passe pas toujours très bien. Une grosse partie de mon boulot, c’est la protection de l’enfance, essayer de prendre soin de gamins qui peuvent avoir des cadres familiaux compliqués. Alors on a régulièrement des signalements, aujourd’hui on dit « information préoccupante », et puis on va voir dans les familles. Quand les situations sont effectivement préoccupantes, sans être dramatiques, on propose aux familles un soutien, un accompagnement. Et lorsqu’elles acceptent, il y a aujourd’hui un an d’attente pour que des professionnels puissent intervenir. Vous vous rendez compte du délai ? Il y a quelques années, c’était maximum deux ou trois mois... Forcément, au bout d’un an, une situation qui pouvait être délicate est souvent devenue dramatique, donc on en vient à faire un signalement judiciaire, et à placer les enfants, alors qu’on était parvenu au départ à travailler avec l’accord de la famille, avec la confiance des parents… Et là encore, on manque cruellement de places. Alors on leur propose encore et toujours une belle liste d’attente, notre plus fidèle compagne. Le Département dit que c’est la faute aux mineurs étrangers arrivés seuls en France, mais c’est faux : ils y sont même pas, eux, sur ces listes d’attente.

Quoi ? Vous voulez changer de place ? Pourquoi pas, si vous voulez, c’est vrai que je devrais plutôt être de l’autre côté du bureau, surtout que je suis encore loin d’avoir fini. Je pourrais aussi vous causer de la politique de l’État, mais en ce moment, j’en ai gros sur la patate à propos du Département. Figurez-vous qu’ils ont tenté d’écarter du droit aux aides alimentaires les gamins dont les parents n’avaient pas de papiers en règle. Manger, c’est optionnel ? Eh ben non, c’est obligatoire, a dû rappeler le préfet. Comme il n’y a pas de petites économies, le Département a innové toujours plus en économisant sur le dos des pauvres qui ont faim. Il a tellement plafonné les aides alimentaires, qu’il a économisé plus d’un demi-million d’euros.

L’année dernière, le Département s’était fait recadrer par le Conseil d’État parce qu’il refusait de remplir ses obligations quant aux mineurs isolés étrangers. Le boulot des militants a payé et obligé le Département à revenir sur sa décision de ne pas prendre en charge un de ces mineurs. Vous prenez des notes maintenant ? Vous me prenez pour une tarée ? Faut me comprendre aussi, je ne vous ai pas encore raconté : il y a aussi les cinq centres de santé de Grenoble, qui ont dû subir une baisse de subvention de 70 %, la somme passant de 550 000 euros à 156 000. L’argument des élus départementaux, cette fois-ci, c’était l’équité entre les territoires : des pauvres il y en a pas seulement à Grenoble, mais aussi dans les territoires ruraux. Je suis d’accord, les déserts médicaux dans les campagnes, c’est un vrai problème, mais pourquoi ne pas s’y attaquer sans réduire les financements de ces centres de santé si indispensables dans des quartiers qui sont également des déserts médicaux ? Déshabiller les uns pour rhabiller les autres, ça ne s’appelle pas de l’équité, mais plus sûrement de l’électoralisme.

Autre sujet, même schéma : depuis 1973, le CIDFF (centre d’information sur les droits des femmes et des familles) de l’Isère avait pour but d’accompagner les femmes pour la connaissance de leurs droits ou vers leur autonomie. Mais les majorités de droite au Département et à la Région ont décidé de supprimer presque la totalité de leur subvention à cette structure. Résultat : l’association a été mise en liquidation judiciaire fin 2016. Dans un communiqué, le CIDFF résumait assez bien, je trouve, la politique sociale du Département ou de la Région. Attendez, je retrouve ce passage et je vous le lis : « Les nouveaux exécutifs ont la volonté de financer les associations sur une logique d’appel à projets qui les transforme en prestataires de services au coût le plus bas. Elles sont ainsi mises en concurrence. Il devient donc difficile, voire impossible, de mener une action de fond et dans la durée, au service des citoyennes. » Voilà où on en est dans le travail social : être prestataire de services en liste d’attente, vous comprenez maintenant pourquoi je suis dans cet état ? Je vous ai fait une version courte, hein, parce que j’aurais aussi pu parler de la prévention spécialisée, de la baisse de subvention de l’Ada (accueil demandeurs d’asile), ou des déconventionnements engagés par le Département sur les CCAS de Grenoble, Échirolles et Saint-Martin-d’Hères...

Bref, voilà, j’ai vidé mon sac et je suis maintenant prête à vous écouter. J’espère que vous n’avez pas trouvé ça déprimant, c’est sûr que c’est assez sombre, mais il vaut mieux être lucide sur la situation pour pouvoir l’affronter. Plein de mes collègues dépriment, certains lâchent l’affaire, parce que c’est trop dur. Si tu t’impliques trop, tu craques, et si tu te désengages, tu perds ton âme. Burn out assuré. Mais je sais ce que vous allez me dire, Monsieur : vous, votre vie est en jeu, moi c’est que mon boulot. Faut bien parler de quelque part, pas vrai ? Non ne sautez pas Monsieur, on n’est pas condamnés au désespoir. En plus, on est au rez-de-chaussée, ce serait bête de vous fouler une cheville en plus de vos problèmes. C’est quoi, d’ailleurs ? Allez, rêvons un peu : on va tous les résoudre, envoyer valser ces maudites listes d’attente, ces appels à projets et ces prestations de services. Et qui sait, peut-être on arrachera quelques victoires au marasme général, un peu de réconfort et d’idées pour la suite. Et si c’est pas sûr, c’est quand même peut-être, hein ? Il faut se battre : pour le moment, c’est tout ce qui nous reste.