Accueil > printemps 2021 / N°60

Sylvie, Ahmed, et le marchand de sommeil

Des taudis, il y en a partout, même dans les beaux quartiers. Sylvie et Ahmed [1] étaient voisins au 59, avenue Alsace Lorraine, à deux pas de la gare, dans un logement à peine habitable. Mais le pire, c’est qu’ils se sont fait virer sans être relogés.

« Pendant 10 ans, j’ai vécu dans un taudis ». Sylvie est aujourd’hui sans domicile fixe et épuisée par de longues années de galère. On la rencontre lors d’une permanence du Dal (Droit au logement) dans la salle des Tickets de la place Saint-Bruno, où se côtoient de nombreux mal-logés qui viennent chercher des solutions, armés de gros dossiers remplis de paperasse mais aussi de petits gâteaux.

Sylvie, les cheveux blonds un peu fatigués, a le regard vif. Ahmed est plus réservé derrière son masque noir, montre au large cadran et belle chevalière. Ils sont compagnons d’infortune depuis leur rencontre au 59, avenue Alsace Lorraine. Au deuxième étage se trouve un plateau divisé, jusqu’en 2019, en neuf « logements » qui appartiennent à la SCI Les Hauts, dont le gérant est un certain Christian Léo.

Depuis 30 ans, ce propriétaire à l’âge avancé possède plusieurs biens (parfois dans un état lamentable) à Grenoble. Sylvie arrive en 2011 et accepte l’appartement : pour 500 euros par mois, elle obtient un 35 m2. « Je ne trouvais pas d’appartement, j’étais très stressée de me retrouver à la rue. Par rapport à mes revenus, c’était trop cher, mais comme le proprio ne demandait pas de garant, je me suis dit “tant pis”. »

Pour atteindre son appart’, Sylvie doit franchir la porte défoncée de l’étage, pour ensuite circuler dans un couloir sans faux plafond où l’humidité laisse des taches qui s’étendent. « Une voisine devait vider un seau régulièrement. L’eau s’infiltrait et coulait sur les fils électriques », raconte Sylvie. Dans son appartement, la liste des problèmes est sans fin : volet du salon toujours fermé, salle de bain bouchée, mur amolli par l’humidité, système électrique plus que bancal.

Ils sont neuf à vivre ici, dont Ahmed qui est arrivé en 2018 dans le taudis, suite à des problèmes de santé. Son appartement est pire que celui de Sylvie – il est beaucoup plus petit. Si certains locataires partagent baignoire et toilettes, Ahmed a son propre bac de douche. «  Si quelqu’un se douche, moi je ne peux pas, car le réseau était collectif  », nuance-t-il. Face à ces manquements, le propriétaire prend grand soin de diviser ses locataires, comme nous l’explique Sylvie : «  C’était pour mieux régner et on n’osait pas se parler. Par exemple, il disait à Ahmed que j’étais une prostituée, qu’il ne fallait pas me dire bonjour. Il gardait les clés de tous les appartements et il pouvait rentrer quand il le voulait.  »

En janvier 2018, Sylvie fait intervenir le service d’hygiène de la Ville, qui fait un rapport sur son appartement. Me Ferrés défend les intérêts de Sylvie, et à la lecture du rapport, elle ne lésine pas sur les mots. «  On a affaire à un vrai marchand de sommeil. » Le rapport accablant, qui confirme les dires de Sylvie, se penche aussi sur l’espace loué par Ahmed. D’après leur calcul, il mesure « 7,46 m2 » et ne peut être considéré comme un logement. Le préfet pond même un arrêté pour «  interdire l’utilisation du local aux fins d’habitation  ». Le service de la Ville revient à plusieurs reprises au 59, pour constater les améliorations sur les logements – il n’y en aura aucune. Pour s’éviter des problèmes, Christian Léo décide de vendre.

L’acte de vente est signé en juillet 2019 avec Selam. Cet agent de la Ville de Grenoble joue un jeu curieux. Sylvie se rappelle que « dès mars 2019, Selam est venu me dire qu’il était le nouveau proprio  ». Il réserve une autre version à Hakim, un troisième locataire du 59. «  Il est arrivé en voiture siglée de la Ville, et m’a dit qu’il travaillait à la Ville de Grenoble. Il est venu accompagné de plusieurs personnes qu’il a présentées comme ses collègues venus pour faire des travaux » écrit-il dans une lettre destinée à Me Ferrés, l’avocate qui défend Sylvie et Ahmed. «  Il n’a pas dit à Hakim qu’il était le nouveau propriétaire  » résume-t-elle.

Comme Selam veut faire des travaux, il souhaite que tous les locataires partent au plus vite. Sylvie, qui n’a pas d’autre solution de logement, subit les nombreuses demandes insistantes : « Il est souvent venu me demander de partir. Parfois, il a coupé l’eau une demi-heure ou plusieures heures. Il y a eu beaucoup de cris de la part de Selam, qui m’a menacée quand je n’ouvrais pas la porte. Il m’a même convoquée de force avec un ami à lui dans un salon de thé pour me mettre la pression. »

Contacté, Selam nous dit simplement : « J’ai acheté des appartements indécents que la mairie m’a demandé de rénover. J’ai donc fait les travaux en aidant certains locataires à trouver un autre logement. » Il concède un contentieux avec Sylvie mais nie tout harcèlement. En décembre 2019, Sylvie est toujours là, ce qui n’empêche pas Selam de commencer les travaux.

Pour se rendre chez elle, elle doit traverser un chantier, littéralement. Sur les photos qu’elle fait défiler, les cloisons abattues apparaissent, tout comme les débris au sol, les barrières de chantiers, les gaines dont s’échappent des fils multicolores. Son appartement se situe derrière une porte, au fond du plateau mis à nu.

Sylvie part finalement du 59 en mars 2020, suite à une tromperie de Selam. Il lui présente un papier censé permettre de « faire les travaux  » dans son logement. Sylvie le signe naïvement. Sans le savoir, elle vient d’envoyer sa lettre de dédite, et va devoir quitter son appartement dans les jours qui suivent.

Me Ferrès, elle, dit avoir déjà vu à l’oeuvre cette technique, avec Hakim. « Selam lui a dit que la mairie demandait de signer un document qui devrait l’aider à le reloger ailleurs. Il l’a signé sousla contrainte et n’a pas eu le temps de lire le papier. » Lui aussi a signé sa dédite sans le savoir.

Contrairement à Sylvie, Hakim contacte l’ancien proprio, Christian Léo. En 48h, ce dernier accepte de lui louer un appartement au 26, rue Maréchal Joffre à Fontaine, une maison qui lui appartient aussi. Au sein d’un des appartements, Hakim pense être sorti d’affaire. Pourtant, au cours de l’année 2020, surprise : Selam apparaît à la maison de Fontaine. Il explique vouloir racheter la maison à Christian Léo. Et les demandes très insistantes pour partir, se reproduisent au 26. «  Il vient tous les jours pour mettre la pression, Hakim a une santé physique et mentale fragile. Il craque face au nouveau proprio et fait semblant de ne pas être chez lui, pour ne pas être embêté  », assure Me Ferrès.

Forcément, avec leur peu de ressources, Sylvie, Ahmed ou Hakim ont du mal à faire entendre leur voix. Accompagnés par le Dal (qui a écrit au maire pour l’interpeller au sujet de son agent) et Me Ferrès, ils ont engagé une procédure contre Christian Léo. Après cinq reports, l’affaire était jugée fin mars pour un délibéré attendu en mai. De même, Sylvie a porté plainte contre Selam pour « contrainte pour forcer une personne à quitter son lieu d’habitation. » Après un an sans domicile fixe, cette dernière fonde beaucoup d’espoirs sur la procédure, tout comme Ahmed. Quant à Hakim, il vit sans chauffage depuis quelques semaines, et les réparations se font attendre. «  Il va bientôt être expulsé », croit savoir Sylvie.

Notes

[1Les prénoms ont été modifiés.