Accueil > Automne 2021 / N°62

Edito

Siamo tutti antipassti !

Le 20 juillet, Didier et Raoul ont sorti un « tube » sur YouTube. Une reprise des Corons de Pierre Bachelet avec pour refrain : « Le masque, c’était pour les cons / Lecteurs de Libération / Dociles comme des moutons / Adeptes de la délation.  »

Didier et Raoul (sacrés pseudos) ne sont pas des chanteurs et on l’entend tout de suite. Si deux mois après, leur « tube » a quand même récolté près de 3000 vues, c’est parce qu’il a pas mal tourné dans les cercles grenoblois opposés au vaccin et à toutes les mesures de restriction sanitaire.

Parce que Didier et Raoul font partie des militants grenoblois actifs dans les manifestations anti-passe sanitaire. Mais ce n’est pas leur seul engagement : les deux émargent aux Patriotes, le parti de Florian Philippot, et à Égalité & Réconciliation, le groupe autour d’Alain Soral. D’ailleurs dans le clip de leur « tube », on les voit poser à côté d’un autocollant «  Soral a raison  » sur le pont Saint-Laurent.

Profitant des mobilisations pour faire avancer ses causes nationalistes, Didier a beaucoup été vu au début des manifestations grenobloises en train de vendre des drapeaux français. Une opération marketing plutôt réussie : non seulement il a dû récolter pas mal d’argent, mais plus les samedis ont passé, plus les défilés grenoblois se sont remplis de bleu-blanc-rouge.

Une invasion qui a fait fuir pas mal de manifestants se situant plutôt de l’autre côté de l’échiquier politique, assimilant forcément, comme au début du mouvement des Gilets jaunes, les porteurs de drapeaux français à des « fachos ». Alors oui, il y a Didier et Raoul, des porteurs de drapeaux royalistes et des catholiques intégristes criant – sans aucune ironie – « touchez pas à nos enfants  ». Mais samedi après samedi, les gauchistes rentrant peu à peu de vacances, ce sujet de l’extrême droite a de plus en plus envahi les défilés, au point de devenir le principal objet de conversation de la plupart des militants. Jusqu’à presque oublier la contestation du passe sanitaire.

Ce samedi 4 septembre, au bout d’une heure de débat sur les « fafs » avec les « antifas », on a eu besoin d’air et on est allé se glisser dans le cortège pour causer avec des manifestants lambda. Et ça nous a confirmé qu’on était en train de passer à côté de l’essentiel : la plupart des contestataires, participant à leurs premières manifestations, étaient loin de ces débats « d’avant-garde  » et voulaient juste exprimer leur dégoût et leur peur face au passe sanitaire. En déplaçant le débat sur les « fachos », ça ne pouvait que les faire fuir et nuire à la contestation de ce passe.

On s’est mis à réfléchir : la Commune de Paris, la journée des Tuiles de Grenoble, et ce genre d’évènements révolutionnaires, étaient-ils fréquentés uniquement par des gens bien sous touts rappors ? N’y avait-il pas aussi des paumés, des tarés, des gens fracassés par la vie, potentiellement conquis par des théories farfelues ou craignos ? Y aurait-il fallu ne pas y aller ?

Et dans les manifs contre le passe, faut-il y aller ou pas ? Au journal, on n’est pas d’accord. Lenasticot dit que ça l’embête de marcher « main dans la main » avec les « fachos », Pierre est énervé par cette expression, lui y va chaque semaine pour ne pas laisser la rue à l’extrême-droite, Guillaume est en colère contre les textes appelant à boycotter les manifs et Vincent y va de toute façon avant tout pour faire du business et tailler la bavette.

Des saloperies, il n’en manquait déjà pas. Mais celle-là, c’est du niveau ligue des champions de la dégueulasserie. La QR-codisation du monde. L’exclusion des sans-passe de quantité de lieux, et même de l’hôpital. La suspension sans droit au chômage ni à rien des soignantes récalcitrantes. La transformation de chaque barman, bibliothécaire ou caissière de lieu culturel ou sportif en potentiel micro-flic.

Quantité de situations quotidiennes scandaleuses qui sont petit à petit en train de s’installer durablement – dans une relative indifférence. Bien entendu il y a la fraude, les lieux qui en fait ne contrôlent pas, et toutes les petites traces d’humanité et de désobéissance qu’on peut heureusement observer ici ou là. Mais la suspension du passe semble aujourd’hui seulement dépendre de la volonté du gouvernement plutôt que d’une contestation efficace.

Et là-dessus, on ne peut que s’attendre au pire. Gouverner c’est mentir et le Grenoblois Olivier Véran est un maître en la matière. Au printemps, il assurait ne pas vouloir de passe, en juillet son gouvernement le mettait en place. En août, face aux manifs inédites à cette période de l’année, le ministre de la Santé assurait : « Le passe sanitaire, il existe dans le droit jusqu’au 15 novembre, puis il s’autodétruit. On n’est pas en train d’instaurer quelque chose dans la durée » (Society, 12/08/2021). Aujourd’hui, alors que l’affluence dans les défilés recule, le Premier ministre annonce la prolongation du passe après le 15 novembre et la ministre du Logement Emmanuelle Wargon balance : « Pour l’instant, le passe sanitaire est en vigueur, il fonctionne, et finalement, on s’y est tous habitués et ce n’est plus gênant dans la vie quotidienne » (France Info, 18/09/2021).

C’est effectivement bien plus que « gênant » : profondément injuste et liberticide. Alors, comment crier qu’on ne s’y habituera jamais ? Comme beaucoup, on est un peu paumés pour trouver les meilleures réponses. Pour faire face aux tensions et clivages que ce passe agrandit, on aimerait s’inspirer de la sagesse de ce slogan vu sur plusieurs pancartes des manifs grenobloises : « Vaccinés, non vaccinés : on cède ou on s’aide ?  »