Si vous ajoutez à ça les mouches et l’odeur
Gens du voyage contre centre de compostage
À côté d’une voie rapide, d’une décharge ou dans un lieu toujours à l’ombre : les terrains pour accueillir des « gens du voyage » se situent souvent dans des endroits pas très accueillants. À Villard-Bonnot, six familles de gens du voyage vivent depuis près de vingt ans à côté d’une usine de compostage. C’est pas du compostage de baba cool, avec des épluchures et des lombrics. À Terralys – c’est le nom de l’usine -, ils compostent des boues de station d’épuration, des déchets industriels et autres joyeusetés, qui entraînent aux alentours une puanteur prononcée et de fréquentes proliférations de mouches. Ça fait pourtant bientôt vingt ans que les Bony habitent à moins de cent mètres de cette filiale de Suez environnement. Récit d’une galère sans fin.
Ils nous considèrent comme des moins que rien. Pour eux on n’est pas des humains. » Ça fait vingt-quatre ans qu’André et Marie Bony habitent sur ce terrain de Villard-Bonnot.
Leurs six enfants y ont grandi, se sont mariés, ont eu des enfants, et habitent toujours à côté d’André et Marie. Six familles, bientôt sept, et environ vingt-sept personnes. En soi, ils le trouvent « plutôt bien » ce terrain pour gens du voyage situé juste à côté de l’Isère. « Le problème, c’est qu’il nous cause trop de torts au niveau santé ».
Car à soixante-dix mètres de leur terrain, une usine dénommée Terralys s’est installée en 1998. Quelques salariés, pas de nuisances sonores, mais par contre de sacrées odeurs. Cette filiale de Suez environnement est spécialisée dans le compostage de divers déchets. En 1998, elle compostait les déchets des papeteries du Grésivaudan. Mais en 2008, les dernières papeteries ont fermé, obligeant l’usine à composter des déchets de toutes sortes, et notamment des boues de station d’épuration ou des déchets industriels.
Les odeurs sont variables selon les moments. Certains jours, ça ne sent pas grand chose et d’autres jours ça vous prend à la gorge, littéralement. Si vous êtes déjà passé sur cette route, la D165 entre Villard-Bonnot et Saint-Nazaire-les-Eymes, peut-être vous êtes-vous déjà exclamé « ah, c’est horrible, ça pue ici ». Même sur l’autoroute, passant plusieurs centaines de mètres plus loin, les conducteurs subissent souvent la puanteur.
Les Bony, c’est leur quotidien. Presque tous les jours, il y a cette odeur et les migraines qui vont avec. « Quand nos enfants étaient petits, raconte André, on les faisait petit-déjeuner à l’intérieur, et puis on sortait vite pour monter dans la voiture pour aller à l’école. Mais des fois, ces trente secondes passées dehors, ça les faisait vomir ».
Il y a les odeurs et puis les mouches l’été, dès qu’il fait chaud. « On peut pas faire cuire de la viande dehors, raconte Marie, sinon on mange des mouches ». J’y suis allé au début de ce mois de septembre assez frais, alors il n’y avait pas grand chose qui volait. Mais Marie me montre plein de photos. Des jambes, des bras, des corps recouverts de mouches. Des assiettes, des tables recouvertes de mouches. Dans les dossiers qu’ils ont constitués pour attaquer l’usine en justice, se trouvent plein de témoignages d’amis qui attestent sur l’honneur que leur lieu de vie, parfaitement « tenu » et nettoyé, est « envahi par les mouches », qu’on « ne peut pas manger dehors », que c’est un « secteur invivable », voire « insalubre » à cause de cette invasion. La police municipale a constaté en 2011 « l’impossibilité pour les gens du voyage de rester sur l’aire d’accueil ». « Les gendarmes sont passés il n’y a pas longtemps, assure André. Ils nous ont dit qu’eux faudrait les payer pour habiter ici avec cette odeur. Quand ils passent en fourgon, ils se tiennent le nez. » De quoi sourire jaune en lisant « l’engagement-qualité » de Terralys : « Respecter la vie quotidienne des riverains de nos sites passe par la maîtrise des nuisances sonores et olfactives ».
M. Alexandre a une petite entreprise de transport juste à côté, située à moins de 200 mètres de l’usine, dans une autre direction que le terrain des Bony. Lui n’habite pas là, même s’il aurait aimé : « quand on a acheté il y a six ans, on voulait aussi faire notre logement ici. Mais ils nous l’ont interdit... » Il confirme les insupportables proliférations d’insectes. « L’été, les poteaux sont confits de mouches. L’autre soir, on a essayé de boire un coup dehors, c’était pas possible. L’été dans les bureaux, ma femme ne peut pas ouvrir les fenêtres, on est obligés de mettre la clim’. Si on ouvre la fenêtre un instant il y a quinze mouches qui entrent. Et puis l’odeur... Il y a des jours, c’est irrespirable ». Juste à côté de son entreprise, il y a les énormes locaux de GLD (Grenoble logistique distribution). Plusieurs dizaines d’hectares d’entrepôts pour stocker des marchandises, puis les charger dans des camions qui les convoient un peu partout. Parmi leurs gros clients, il y a les sirops Teisseire, produits dans la commune voisine de Crolles. « M. Goffi, le patron de GLD, a dépensé 25 000 euros dans des appareils pour griller les mouches, d’autant plus attirées par le sirop, raconte M. Alexandre. Sinon ses salariés n’arrivaient pas à bosser ».
Les Bony ont essayé de lutter eux aussi contre cette invasion. Au début des années 2000, ils sympathisent avec un salarié de Terralys qui vient boire un coup chez eux. Choqué par le nombre de mouches, il promet aux Bony de demander à son chef de trouver une solution. Marie raconte : « Après, un autre salarié est revenu avec un tracteur pour pulvériser un insecticide puissant. Ça tuait tout, c’est sûr qu’on n’avait plus de petites bêtes vivantes chez nous. Il est revenu deux fois par semaine pendant un moment, on rentrait à l’intérieur le temps de la pulvérisation, et puis on ressortait juste après. On ne savait pas que c’était dangereux. »
Finalement, le salarié arrête de venir avec son tracteur, mais donne des bidons d’insecticides aux Bony. « Ils nous ont donné une sulfateuse pour que je les pulvérise moi-même, assure André. Alors j’en mettais partout, j’arrosais les tables avec des pesticides. Il n’y avait rien de marqué sur les bouteilles et puis on ne savait ni lire, ni écrire. On n’utilise pas Internet. On ne savait pas que c’était dangereux. C’est après qu’on nous a dit tous les dangers qu’il y avait avec ces produits. Mais à l’époque on ne savait rien de tout ça. »
Aujourd’hui, André Bony a la peau toute dépigmentée. Il est persuadé que c’est à cause de ces insecticides (à priori du Nitoxane et de l’Insecthor) pulvérisés pendant des années. « Je sais pas quels comptes ils auront à rendre à Dieu, s’emporte Marie, mais c’est de l’empoisonnement de nous laisser vivre à côté de cette usine ».
Ils ont eu d’autres pépins de santé, les Bony. « Nos enfants ont eu des dizaines de staphylocoques, des maladies des ongles, des pertes de cheveux, de l’asthme, apparus anormalement. Une de mes filles a eu des tumeurs osseuses, deux autres des problèmes de glande thyroïde. Moi j’ai souvent des migraines ou des étourdissements. Les boues des stations d’épuration, ça concentre plein de bactéries, des métaux dangereux, alors c’est sûr que ça peut rien créer de bon. » Un rapport médical de 2011 parle d’« infection de la sphère ORL, des voies respiratoires et des sinus, dermatoses mycosiques et staphylococciques anormalement élevées ». Le docteur Crozet y « certifie avoir constaté ces dernières années une fréquence qui me paraît anormalement élevée de maladies infectieuses alors que les sanitaires du terrain sont neufs et les logements impeccables au plan de l’hygiène. (…) Ces constatations sont assez remarquables pour se poser la question des émanations de l’entreprise de compostage ».
Et puis surtout, il y a eu ce bébé, en 2011. Un des petits-fils des Bony avait dix-huit jours quand il a attrapé la coqueluche. « À l’hôpital ils nous ont dit que c’était à cause de l’usine, affirme Marie. On a cru qu’il allait mourir, on l’a même fait baptiser dans l’hôpital. On était tellement en colère qu’on est allé bloquer l’usine. Un de mes fils a pris un tractopelle et a déversé plein de boues urbaines devant la grille. Ça a bloqué l’usine pendant un mois. »
Finalement, le bébé s’en est sorti, mais l’hôpital a conseillé aux parents de ne pas revenir habiter sur ce terrain. À la demande de l’hôpital, le maire de Villard-Bonnot a mis à disposition un terrain provisoirement loin de l’usine pour la petite famille. Quelques mois plus tard, ils ont dû revenir sur le terrain à côté de l’usine.
Cette action coup-de-poing avait un peu fait parler à l’époque. Quelques articles dans Le Daubé, un reportage sur France 3. Et puis, plus rien. Depuis il y a eu des dizaines et des dizaines de réunions, avec le maire, les responsables de Terralys ou le préfet. Certaines autorités prétendent que des travaux menés par Terralys ont fait baisser les odeurs. Mais pour les Bony ou pour M. Alexandre, « rien n’a changé ».
Geneviève Picard a essayé pendant quelques années de soutenir les Bony. Cette conseillère municipale de Saint-Ismier, commune limitrophe, constate : « La mairie de Villard Bonnot s’agite un peu mais de manière inefficace ». Suite à l’action de 2011, il y a eu toute une série de rapports, d’études, d’enquêtes sanitaires. Le maire a réclamé des analyses à la préfecture. Des centaines des pages très techniques pour discuter de la « toxicité », assurer que les « normes afnor » étaient respectées, que Terralys respecte « l’objectif de qualité de l’air », ou qu’il fallait revoir tel point ou tel autre.
Geneviève Picard s’insurge : « En 2014, il y a eu une réunion pour savoir si les mouches provenaient de Terralys ou pas. L’expert mandaté a assuré qu’il n’y avait pas de mouches : c’était ubuesque quand on connaît la réalité. » Ainsi va le règne des « experts », des mesures et des normes. M. Graziana avait une petite entreprise de carrière juste à côté de l’usine quand elle s’est installée. Lui a essayé de l’attaquer en justice : « Les odeurs c’est pas facile à démontrer, elles ne sont pas permanentes, alors on a perdu en nous disant que c’était conforme à l’arrêté préfectoral. Ça sent pas à 11 heures et puis à 15 heures ça peut s’y mettre. Des fois pendant deux jours, ça sent pas, et le jour d’après, il y a des odeurs insupportables, c’est violent. »
De nos jours, une grosse dégueulasserie est autorisée, tant qu’elle est dans des normes – pas toujours pertinentes – et approuvée par un spécialiste. Il n’y a pas besoin d’expert ou de mesures pour comprendre que la vie aussi près d’une telle usine est infernale, que ça pue trop et qu’il y a trop de mouches. Tous les rapports et études ne font que répandre du verbiage obscur servant aux autorités à préférer le statu-quo sur ce dossier sensible.
La construction même du bâtiment est sujette à controverse. Selon M. Graziana, « quand ils ont construit le bâtiment, leur permis de construire était caduc mais la mairie a laissé faire. Le maire a mis dix ans pour modifier le Plu (plan local d’urbanisme) pour que cela soit conforme. » J’ai voulu demander une réaction du maire à cette affirmation, mais Daniel Chavant n’a pas daigné me répondre. Sa directrice générale des services m’a fait poireauter cinq jours, avant de m’annoncer que toutes les questions concernant ce dossier étaient maintenant gérées par la communauté de communes. J’ai bien insisté pour avoir quelques explications, mais elle m’a répété que « le maire ne souhaite pas intervenir ». Voilà un des charmes des « transferts de compétence » sur les communautés de communes : ça fait seulement un an que ce dossier est géré à l’échelon supérieur, mais cela permet à la mairie de se défausser de toute responsabilité.
Terralys a toujours œuvré comme bon lui semblait, sans aucun effort d’arrangement ni de « transparence ». Le directeur actuel n’a lui non plus pas souhaité répondre à mes questions. Même aux élus, l’usine ne répond pas. Geneviève Picard, la conseillère municipale de Saint-Ismier, a tenté de savoir où était épandu le compost et le « lixiviat » - résidu liquide issu du traitement des boues, potentiellement toxique. « Mais il n’y a aucune communication sur les plans d’épandage actuels, ni sur la composition de ces rejets, déplore-t-elle. C’est impossible de savoir ce que ça devient. » M. Alexandre est également sceptique sur la pertinence écologique de Terralys. « Ils vont balancer ça sur des cultures alors qu’il peut y avoir des résidus de plomb, de cyanure. On balance de la merde sur des pousses de blé pour que ça pousse plus vite. »
Il n’y a pas qu’à Villard-Bonnot, qu’une usine Terralys suscite interrogations et contestations. En Corrèze, dans l’Eure, en Indre-et-Loire, partout on se plaint des « émanations pestilentielles » du manque « d’étude d’impact ou d’enquête d’utilité publique », des « troubles de voisinage insupportables ». Mais par contre il n’y a qu’en Isère que des personnes habitent aussi près d’un centre de compostage (70 mètres).
Pourquoi cette situation perdure ? Depuis des années, les Bony demandent à avoir un autre terrain pour vivre. Une demande reconnue par tous comme légitime, mais qui n’aboutit jamais.
Le maire de Villard-Bonnot soutient officiellement les Bony. Lors d’une réunion en octobre 2011 à la mairie, Daniel Chavant avait assuré aux Bony : « Nous sommes derrière vous.... Cette entreprise nous a pris pour des imbéciles depuis longtemps. Elle ne devrait plus être ici ». Il leur a également déclaré : « Vous êtes des témoins privilégiés. Dès que vous irez portez plainte, nous porterons plainte également. »
Des paroles fortes, non suivies des actes nécessaires. La mairie a organisé beaucoup de réunions, mais elles n’ont jamais embêté Terralys. « Le maire, le préfet et Terralys sont d’accord ensemble, affirment les Bony. Il y a trop d’argent en jeu, alors ils s’entendent. Et nous ils s’en foutent. Le maire nous avait promis qu’on déménagerait en 2017. En fait, il n’y a rien de fait. On nous a proposé d’aller passer l’été sur l’emplacement du lac de la Terrasse, mais en fait il était déjà plein. Alors maintenant on nous dit que le déménagement sera peut-être pour 2020... »
Devant ce manque de considération, les Bony ont décidé de faire la grève du loyer : « Ça fait trois ans qu’on ne paie plus le loyer. Avant on payait 155 euros par mois et par famille. On ne paie plus l’eau non plus, ni l’électricité. Depuis trois ans, ils acceptent qu’on ne paie plus sans rien nous demander : c’est bien qu’à la mairie, ils ont quelque chose à se reprocher ».
Sur ce sujet non plus, le maire n’a pas voulu me répondre. Ce qu’on peut affirmer, c’est que la mairie ne trouve pas d’espace pour reloger les Bony. Le salarié de la communauté de communes en charge du dossier, croisé sur le terrain des Bony, déplore : « à la communauté de communes, on a l’argent pour leur faire un nouvel emplacement, mais le maire de Villard-Bonnot ne débloque pas de terrain. Il en avait trouvé un, vraiment mal placé : à côté du train, de l’Isère, de la ligne à haute tension, de la gravière, d’une conduite de gaz... mais ça aurait coûté beaucoup trop cher de le réhabiliter, alors ça a été abandonné. De toute façon, tout le monde s’en fout des gens du voyage. L’autre jour, on a fait une réunion où on avait invité les 47 communes de la communauté de communes. Seulement quatre élus sont venus. »
Alors en attendant, les Bony se débrouillent pour partir de chez eux quand il fait trop chaud. « C’est le pot de terre contre le pot de fer, on nous avait promis qu’on nous sortirait de là, mais ce n’étaient que de belles paroles, conclut Marie. Terralys, ils ont trop d’argent, et nous tout le monde s’en fout. (…) Ce qu’on veut, c’est qu’ils nous trouvent un autre endroit. Sinon un petit-enfant va avoir une maladie grave, et ça va tourner au drame. Je pourrais pas les retenir, moi, mes enfants, s’il y a une maladie grave. On respecte la justice, mais là la situation est injuste, alors ils risquent de se faire justice eux-mêmes... »