Gros coup de pompe à Métrovélo
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Rendez-vous compte : à Grenoble jusqu’à l’année dernière, il y avait encore un service presque public où on ne pouvait rien faire en ligne. On ne pouvait même pas cliquer pour réserver, vous imaginez ! Il fallait aller dans le monde réel (comme c’est désagréable !) et parler avec un humain (quelle horreur !). Heureusement grâce à nos chers élus de la transition du monde de demain, cette anomalie est réparée. Aujourd’hui, la gestion du service de location de vélos Métrovélo a été confiée à un « opérateur de mobilités » qui a enfin mis en place la « numérisation » du service. Le problème, c’est que le logiciel foire complètement, ceci entraînant, entre autres réjouissances, nombre de situations kafkaïennes pour les clients et surtout les salariés.
Pourquoi garder une organisation qui fonctionne ? Telle semble être la logique guidant les choix de la Métropole en ce qui concerne son service de location de vélos. Métrovélo, c’est son nom, c’était une des rares politiques publiques locales qu’on trouvait pas trop conne. Bien entendu, on s’est souvent moqué parce que les vélos sont tous identiques – en bon snobs qu’on est, on préfère l’unicité de nos bécanes. Bien entendu, il y a toujours eu à redire sur les choix opérés depuis le début de ce service, et notamment de le confier au début des années 2000 à la Semitag (société d’économie mixte gérant les transports en commun) plutôt que d’en faire une régie 100% publique. N’empêche que par rapport à d’autres métropoles, on trouvait que Grenoble s’en était pas trop mal tirée [1]. Il y avait des milliers de vélos en circulation, mais ce n’était pas du « libre-service », impliquant tout un attirail électronique sur les biclous, des bornes elles aussi robotisées et des allers-retours incessants en camion pour regarnir les points de location sans vélos. À Métrovélo, on passait dans une agence, on échangeait avec un vrai humain, et on repartait avec un vélo pour un jour ou pour un an – ce qui implique d’en prendre un minimum soin. Alors c’est sûr, on pouvait pas en trouver à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, mais nous on est plutôt le genre de vieux cons à penser que la course à l’immédiateté permanente est un des grands travers de notre époque.
Jusqu’en 2015, tout roulait à peu près avec la gestion du service par la Semitag. C’est le moment choisi par la Métropole pour désigner après un appel d’offres un autre prestataire, Vélogik, petite boîte lyonnaise spécialisée dans le deux-roues. Ce grand chambardement opéré dans des conditions opaques (Place Gre’net 1/1/2020) entraîna quantité de craintes chez les salariés et pas mal de départs. Mais assez vite le service se remit à rouler à peu près droit. Pourquoi s’en contenter quand on peut tout faire foirer ? En 2019, patatras ! Nouvel appel d’offres, seulement quatre ans après le précédent, et nouveau gagnant au « mieux-disant » : Cykléo, une filiale d’Effia, elle-même filiale de la multinationale Kéolis. À noter que l’architecte de cet appel d’offre n’est autre que l’ancien Monsieur transports de la Métropole, l’élu vert Yann Mongaburu (voir Le technocrate d’avance dans Le Postillon n°57). Cet épisode nous démontre une fois de plus que ces élus de « l’autre gauche » n’ont aucun problème à bosser avec des multinationales : pire, ils les préfèrent souvent au service public (comme pour la gestion de l’éclairage public à Grenoble, voir Le Postillon n°25). Faut dire que Cykléo se vend bien mieux que le service public : leur site internet parle d’un « opérateur de mobilités actives ». Avouez que ça claque un peu plus.
Alors depuis, comme souvent dans ce genre de transferts vers une boîte obnubilée par les seuls résultats financiers, les salariés subissent de douloureux désagréments : « dégradation des conditions de travail » « absence de dialogue avec la direction parisienne qui ne se déplace jamais » « manque de matériel pour assurer nos missions ». C’était une partie de leurs doléances lors de la grève du 7 septembre, effectuée par 22 des 26 salariés qui devaient bosser ce jour-là. « On ne se bat pas pour nous, on ne réclame pas plus de salaire, on se bat pour la qualité du service rendu aux usagers. »
Une des raisons de la baisse de qualité du service rendu, outre le manque de moyens, c’est la « numérisation » mise en place depuis 2020. C’était un des points centraux de l’appel d’offres rédigé en 2019. Dans le CCTP (cahier des clauses techniques particulières), il est notamment précisé que « le prestataire proposera une évolution commerciale permettant la contractualisation en ligne de la location de vélos et de places de consigne pour un déploiement au plus tôt ». Est-ce que cette « contractualisation en ligne » était une demande de la part des clients ? Selon les salariés grévistes rencontrés, plutôt pas : « Quelques clients demandaient cette possibilité, mais c’était très marginal. »
Cette volonté de numériser n’est donc pas due à une attente populaire mais à un conformisme technocratique, martelant que tout ce qui peut se passer derrière un écran doit se faire. Le problème c’est que cette « contractualisation en ligne » n’est pas simple à opérer. Si Cykléo avait vendu du rêve à la Métropole sur ses « compétences logiciel », la mise en place s’est avérée très laborieuse. Annoncé pour mars 2020, le service ne fonctionne toujours pas en septembre 2021, ce qui entraîne quelques pétages de plomb, comme nous le racontent Paul et Olivier, deux salariés grévistes dont les prénoms ont été modifiés. Le premier débute : « Régulièrement des clients ayant réservé en ligne viennent en agence prendre leur vélo, mais il n’y a plus de vélo disponible. Des fois, ils réservent un vélo classique et ont un mail qui leur dit qu’ils auront un tandem ou un vélo enfant ! » Olivier détaille : « Si quelqu’un arrive à l’agence pour avoir un vélo, tu peux pas en louer comme ça, même s’il y en a devant toi. Faut aller sur Internet, créer un compte client, pour finalement se rendre compte que tous les vélos que tu as devant toi sont réservés. On a des centaines de vélos bloqués, des gens ont réservé un vélo à la mi-août, ils ne sont jamais venus, donc ces vélos sont bloqués on peut pas les mettre à disposition… »
Des aléas qui ne facilitent pas la tâche de salariés dont le métier peut être très « conflictuel », selon Olivier : « Dans le domaine de la location, s’il y a du retard, des dégradations, les gens peuvent déjà vite s’énerver. Là, ça en rajoute une couche, parce que des clients peuvent arriver furibards en disant “quoi, je l’ai payé et je peux pas avoir de vélo.” »
Depuis un an, les salariés multiplient les retours techniques pour améliorer le logiciel. « On a demandé dès le départ d’être associé au travail de conception, mais ça n’a jamais été fait, raconte Olivier. Les aspects spécifiques de notre service ne sont pas pris en compte. »
Concrètement, un an et demi après la « digitalisation » censée faire gagner du temps aux salariés, le résultat est environ opposé, selon Paul : « Avant on mettait cinq minutes à faire un contrat, aujourd’hui on en met quinze. On devait être plus efficace mais en fait ça ne fait qu’augmenter notre charge de travail. Le temps qu’on passe à se prendre la tête sur le logiciel, c’est du temps qu’on passe pas avec les usagers ou à réparer des vélos. »
Cette numérisation ratée pèse lourd sur le moral des troupes : « Aujourd’hui des collègues me pleurent dans les bras, poursuit Paul. Deux semaines après la grève, certaines choses ont avancé, on a enfin obtenu un véhicule pour réaliser nos animations. Mais sur le logiciel, c’est toujours le bordel. Plus ça traîne, plus la situation devient catastrophique... » En 2023, le contrat avec Cykléo prendra fin. D’ici là, peut-être que les problèmes avec le logiciel seront résolus. Quelles bonnes idées aura encore la Métropole pour transformer cet « opérateur de mobilités » ?
Notes
[1] Ceci étant dit, on a quand même plein de questionnements sur les limites du « modèle » Métrovélo, qu’on traitera sûrement dans le prochain numéro.