Accueil > Été 2019 / N°51

Jéhovah comedy club

On n’ira pas tous au paradis

Les témoins de Jéhovah sont des gens passionnés. Dès qu’il fait beau, on les voit partout dans Grenoble : à la gare, place Saint-Bruno, aux abords de l’office du tourisme, place Victor Hugo et même dans des rues où personne ne passe, ils sont capables de rester debout des heures sans parler à grand monde. Au Postillon on est un peu jaloux : avec autant de vendeurs à la criée partout dans la cuvette, on aurait déjà atteint la barre des 20000 exemplaires vendus par numéro, et on pourrait se payer des stages de teambuilding en thalasso. Quel secret industriel se cache derrière ce dévouement à toute épreuve ? Est-il possible de les convertir pour les amener à vendre notre journal ? Ou à défaut, de s’en inspirer pour que de bonnes âmes aillent prêcher la parole du Postillon ? Pour le savoir, nos agents, frère Saucisse et sœur Céleri, se sont immergés chez ces fanatiques de la fin du monde.

Frère Saucisse : Ils sont vraiment sympas les témoins de Jéhovah. À peine arrivés dans la salle du Royaume, tout le monde vient nous serrer la main pour nous accueillir, tout sourire, n’hésitant pas à nous dire à quel point ils sont heureux de nous voir ici. Une dame nous propose même de venir nous asseoir à coté d’elle pour nous aider à suivre. On est à l’aise, prêts à choper toutes les techniques de vente des témoins. La réunion (l’équivalent de la messe) peut commencer. Au programme ce soir-là : l’excommunication.

Il y a une soixantaine de personnes qui remplissent environ les deux tiers de la salle. Rares sont ceux qui, comme nous, n’ont pas de tablette ou de smartphone avec l’application JW.org (Jehovah Witness) pour suivre le déroulement de la réunion - la même dans le monde entier - et les nombreux renvois vers des passages de la bible. Mais ce n’est pas grave, deux exemplaires tout neufs de la Bible avec le bord argenté nous sont offerts et le monsieur devant moi me prête son exemplaire papier du programme de la réunion, entraînant un échange assez surréaliste entre deux femmes témoins qui nous entourent. « Oh le chouchou !  », s’exclame la voisine de sœur Céleri. « Qu’est-ce qui se trame derrière ?  », dit une dame assise devant moi en se retournant. « Oh non, rien, on joue simplement à la jalousie !  », lui répond la voisine de sœur Céleri. « C’est pas bien la jalousiiiie  », conclut la dame de devant. Rires intérieurs.

Sœur Céleri :
On va pas se mentir, c’est long et ennuyeux une réunion. En plus c’est très infantilisant, j’ai l’impression de retourner au CP. Tout est fait pour ne pas trop laisser de place à la réflexion. Un exemple ? Bible à l’appui, le « frère » au pupitre compare les mauvais témoins de Jéhovah au levain qui fait gonfler le pain. Et oui, il suffit d’un tout petit peu de levain pour que la pâte gonfle. La morale de cette belle métaphore c’est qu’un mauvais témoin de Jéhovah peut « contaminer » les autres. D’où le fait de filtrer la mauvaise graine, parce que c’est la volonté de Jéhovah de protéger ses témoins d’une prolifération de l’esprit du mal dans la communauté. Vient ensuite le temps des questions. « Pourquoi Jéhovah veut-Il que nous excommunions nos frères et sœurs qui ne respectent pas Sa volonté ?  » demande le frère au pupitre. Des gens dans l’assemblée lèvent la main. Un frère est choisi pour répondre. «  Parce qu’Il nous aime et veut nous protéger », dit très sérieusement le bon élève qui a bien préparé ses réponses. « Oui, très bonne réponse  », conclut le frère au pupitre. Grosse prise de risque… C’est tellement grotesque que j’ai l’impression d’être dans une comédie où tout le monde joue le jeu de peur de se faire trahir par ses «  frères  » et « sœurs  ». Peut-être que, comme frère Saucisse et moi, tout le monde ici fait semblant ? Ce spectacle, où il est question de Paradis, de fin du monde, d’amour de Jéhovah et de haine de Satan va durer pendant plus ou moins 1h45. Et pas un mot sur les techniques de vente ! Sur le management ! C’est pour ça qu’on vient, à la base. Je bouillonne.
Heureusement la réunion est ponctuée par des chants dont les paroles s’affichent sur de grands écrans plats, frère Saucisse chante faux avec application. J’ai du mal à me retenir de rigoler.

Frère Saucisse : Le chant ça m’a rappelé le karaoké mais j’aurais préféré chanter « Les murs de poussière » de Francis Cabrel : « Il a fait tout le tour de la Terre, il a même demandé à Dieu, il n’a pas trouvé mieux, que son lopin de terre et son vieil arbre planté au milieu.  » Qu’en aurait pensé Jésus ? J’espère avoir l’occasion d’en parler aux autres.

À la fin de la réunion, on peut enfin papoter avec nos camarades témoins de Jéhovah et sans doute avoir des discussions plus profondes. Un homme d’une cinquantaine d’années vient à ma rencontre. Pendant la réunion, ils ont annoncé que la fin du monde était pour bientôt. Pour preuve, les prophéties l’annonçant étaient en train de se réaliser, on le constatait d’ailleurs dans l’actualité. Cette actualité dont ils n’ont pas développé le contenu, pour moi c’était clairement une référence aux gilets jaunes et aux émeutes qui ont éclaté ces derniers mois en France. À ce moment-là, je me suis dit que les Témoins de Jéhovah n’étaient pas autant « en dehors du réel » que je l’imaginais. Que ça pourrait devenir des camarades de lutte, et qu’on pourrait les convaincre de vendre le Postillon. Avant de parler de Cabrel, c’est donc sur les gilets jaunes que j’ai interrogé ce monsieur. Quelle déception ! Il répond à côté de la plaque et cite la Bible en me disant qu’« un homme ne peut pas exercer son pouvoir au-delà de sa famille, que quand la fin du monde arrivera, tous les partis politiques seront détruits et c’est que c’est pour ça qu’on ne vote pas ». J’ai l’impression de parler à une enceinte connectée dont l’algorithme ne comprend pas la question mais répond quand même un truc. Mais alors, quelle prophétie est en train de se réaliser ? « Vous ne connaissez pas la prophétie de Matthieu 24:14 ? » J’ai honte de pas savoir. « Cette bonne nouvelle du Royaume sera prêchée par la terre habitée tout entière en témoignage à toutes les nations ; et alors la fin viendra  », me lit avec passion le monsieur. « C’est ce que nous faisons en ce moment, par le prêche, nous accomplissons les prophéties de Jéhovah. » Nous accomplissons la prophétie, donc c’est la preuve que la prophétie s’accomplit et qu’elle est juste ! La confusion règne. Difficile de parler du réel, du quotidien avec ces gens. Deux hypothèses : soit ils se méfient de nous, soit c’est des robots, ce qui expliquerait leur goût pour les tablettes et les smartphones durant les réunions.

Sœur Céleri : Je suis prise en affection par un jeune couple que j’appellerai Robert et Sylvie. Frère Saucisse et moi avons le privilège de visiter le bâtiment. Il est immense, il y a même une deuxième salle du Royaume identique à celle dans laquelle nous avons fait la réunion, à l’étage du dessus. Il y a une petite cuisine, une salle informatique avec un ordinateur et une photocopieuse. C’est globalement assez austère, avec du carrelage blanc et des murs saumon. J’veux m’enfuir. Et puis, bingo : on nous montre où sont entreposés les chariots qui servent à la prédication et qu’on voit partout en ville. Je résiste à l’envie d’en prendre un pour vendre des Postillon. On échange nos numéros de téléphone avec Sylvie. Et on part se boire une bière avec frère Saucisse. On est perplexes : le secret, c’est quand même pas ces caddies minables ? Il y a autre chose, c’est sûr. Vivement la prochaine rencontre avec Sylvie. Ça tombe bien, elle m’écrit plein de messages super sympas, je crois qu’elle m’a à la bonne. Et c’est pas du tout flippant :

Message 1 : « Coucou Céleri. Demain Bob a un discours qui devrait vous plaire à frère Saucisse et toi. Avez-vous confiance en la victoire de Dieu ? Bizarre comme thème… [smiley clin d’oeil] Bon samedi à vous deux.  »

Message 2 : « Coucou Céleri, j’espère que tu vas bien. Désolée d’avoir appelé si tard mais je suis désespérée je voulais t’appeler depuis lundi et je n’ai pas réussi. Mauvaise organisation. Demain nous avons la réunion la plus importante de l’année, je crois que tu as bien eu l’information. C’est juste pour te le rappeler. Frère Saucisse et toi vous serez les bienvenus. Pensez à prendre votre Bible. Bon courage pour ton travail. Bonne nuit et n’hésite pas à me rappeler demain si tu veux.  »

Sœur Céleri : Légèrement effrayée par la sollicitation démesurée de Sylvie, je lui réponds quand même puis j’accepte sa proposition d’un rendez-vous avec elle, seule à seule. Il faut savoir que l’une des activités principales des témoins est de donner des « cours bibliques  » en petit groupe voire en individuel. Je m’y rends donc toujours sous ma fausse identité, dans la robe la plus longue de mon dressing.

On se donne rendez-vous en ville, dans un café du centre. Ce qui me frappe c’est encore une fois sa bienveillance et son attention qui ont l’air presque forcées. On se connaît à peine et j’ai l’impression d’être reçue comme le messie. Je le note mentalement pour la criée : chaque passant pourrait être le messie. Ou Albert Londres. En attendant, je ne vous cache pas que sortir sa Bible devant tout le monde pour parler haut et fort de Jésus et du Paradis ça fait vraiment tout drôle les cinq premières minutes. La hchouma si mes potes me voient ! Passée cette gêne, j’ai plein de questions. Mais non rien à faire, pas de vraies réponses, toujours un renvoi à la Bible. La Bible, toujours la Bible qu’elle utilise comme un «  mode d’emploi  » dont il est impossible de se détacher. Une question ? Hop, un verset.
S’ensuit une petite heure de discussion pour le moins surréaliste où les questions et les réponses ne collent pas vraiment. Quand je demande ce qu’elle pense de Grenoble, de l’écologie, du vote, du monde qui l’entoure, de sujets d’actualité un peu bateau… Elle répond :« Qu’aurait fait Jésus à ton avis ?  » J’ai l’impression de planer complètement, mais non il n’est que 11h. Je réalise que je suis vraiment en train d’apprendre que les derniers jours et l’Apocalypse arrivent et ce très bientôt et que « Dieu nous a créés avec la notion d’éternité dans le cœur et ça les scientifiques ne peuvent pas l’expliquer  ». Vous n’avez pas très bien compris et vous ne voyez pas le rapport ? Moi non plus, et pourtant elle a tenté de m’expliquer.

J’essaie d’en savoir plus sur sa vie, son engagement auprès des témoins. J’apprends qu’elle passe une dizaine d’heures par semaine à faire de la prédication et du porte-à-porte. C’est ce qui nous manque, au Postillon. Elle me raconte cette magnifique histoire :
« C’est comme si tu croisais quelqu’un dans une station-service et que tu lui demandais :

  • D’où viens tu ?
  • Je ne sais pas
  • Et que fais tu là ?
  • Je ne sais pas.
  • Alors où vas tu ?
  • Je ne sais pas. »
    Une histoire de paumé, quoi. C’est un peu triste de comparer la vie à une autoroute et à une station-service mais tant qu’à faire une comparaison alors j’aimerais bien que la mienne soit une belle station sur l’A480. Mais elle est si courte, y’a même pas de station. Quelle vie de merde.


Frère Saucisse :
Se mettre dans la peau de quelqu’un d’autre c’est une expérience incroyable. Ça nous a tellement plu avec sœur Céleri qu’on a voulu retourner à une réunion. Et puis sœur Céleri avait déjà Sylvie dans la poche, du coup on était presque à la maison. Avant de rentrer dans la salle du Royaume, en attendant dans la rue, on perçoit le regard intrigué d’une passante, ça nous flatte, on ressemble vraiment à des témoins de Jéhovah.

À l’intérieur, les témoins se bousculent pour nous dire bonjour chaleureusement, sans nous reconnaître. Cette fois, j’arrive plus à jouer la comédie, j’essaie de comprendre si eux croient vraiment à tous ces artifices ou s’ils jouent également un rôle.
Je ne comprends pas quand l’animateur dit : «  Vous la sentez l’infusion de bonheur ?  » Faut dire que cette fois-ci le thème de la soirée c’était l’épine dans la chair, la souffrance. « On a tous une épine dans la chair.  » Pour appuyer le discours, on a la chance de visionner une vidéo légèrement pathos qui présente la vie d’une petite fille témoin de Jéhovah suédoise qui souffre de cataracte et qui ne voit presque pas. Elle a une sacrée épine dans la chair. Mais grâce à Jéhovah, elle sait que quand elle sera au paradis elle pourra jouer avec des tigres et qu’elle y verra parfaitement, du coup elle prie très fort tous les jours ! Tout le monde est ému dans la salle, moi j’ai un peu de mal.

Mais cette sensation désagréable va vite s’estomper car enfin on a ce qu’on est venus chercher : des techniques de vente, du savoir-faire. Dans quelques jours, il y a des matchs de la coupe du monde de foot féminin à Grenoble. On apprend qu’un tout nouveau dispositif va être mis en place dans la «  fan zone  » ainsi que dans des lieux forts de l’évènement. Entendre par là que des endroits ont été repérés pour installer leurs présentoirs. Il existe même un site internet où il est possible de réserver son créneau de prédication. Quelle organisation ! « Attention, si on a mis les dates des matchs, c’est pas pour y assister, c’est pour aller prêcher  », blague l’animateur.

Avant de partir, Sylvie nous montre le tableau où sont affichées toutes les informations importantes, comme les dates des prochaines réunions et leur thème. On apprend que dans quelques semaines aura lieu une réunion où on apprendra comment résister à un esprit de rébellion. « C’est pour moi celle-là  », dit Sylvie. - «  Ah oui tu es une rebelle ? » - « Si tu savais !  » conclut-elle avec enthousiasme. Elle m’explique que deux mois en avance elle connaît le thème des réunions, et parfois elle doit préparer une prise de parole. « Et même si tu connais le thème en avance c’est assez stressant  », elle avoue. « Comme tout le monde tu dois le préparer la veille ?  », je lui dit taquin. Regard surpris et soulagé de Sylvie : «  Ah ! Oui… C’est bon de se sentir comprise.  » Est-ce ce manque d’anticipation qui laisse penser à Sylvie qu’elle est une rebelle ?

Sœur Céleri : Pour le second rendez-vous avec elle, comme un air de déjà vu, on se retrouve dans le même café.
Pour cette fois, le thème est déjà préparé : un témoin de Jéhovah peut-il voter ? Il a fallu ressortir la Bible devant tout le monde, ce qui nous a valu pas mal de regards en coin de la part des serveurs et des gens qui étaient là… Si moi ça me fait toujours aussi bizarre, elle ça a l’air de la rendre plus que fière de prêcher.

Cette fois, le thème de notre rendez-vous est fixé donc toute la discussion est déjà prête. Elle a fait comme de vrais devoirs, tous les versets, tous les passages qu’elle veut qu’on lise ont été notés et surlignés. Absolument tout est organisé comme un vrai cours du début jusqu’à la fin. C’est un peu flippant. Je lui fais remarquer cette implication et le temps qu’elle a dû y passer, elle en est ravie : elle n’a pensé qu’à ça de la semaine.

La discussion commence par : « Selon toi, qui gouverne le monde ? » Je réponds que je n’en sais rien, même si je vois un peu la réponse venir. Voilà la réponse : « Nous savons que nous venons de Dieu, mais que le monde entier se trouve au pouvoir du méchant. » Je cache difficilement un petit sourire en coin, elle me dit « Oui tu as vu c’est très fort comme passage et le Méchant tu auras compris qui c’est. » Elle me dit « Tu vois bien, les humains ont tout essayé comme modes de gouvernement et la preuve, rien ne marche on ne peut pas se gouverner nous-mêmes.  »

à un moment, on a frôlé le drame : elle a mal noté la page d’un verset, et ce n’est pas le bon… C’est la panique totale. Malgré une grosse frayeur, la discussion peut continuer. C’est très long et fastidieux comme discussion, elle a prévu au moins une dizaine de versets un peu incompréhensibles et qui parlent soit du jardin d’Eden soit de la vie de Jésus. Y’a vraiment pas de rapports avec la politique. J’apprends tout de même que les témoins de Jéhovah ont une carte d’électeur mais qu’ils ne votent pas pour un parti politique. Ils pensent que les humains ne devraient pas se présenter et avoir l’intention de régner parce que le seul royaume qui existe c’est «  celui de Dieu » et que Jésus a lui même refusé d’être roi. Ils votent en général blanc ou s’abstiennent. Finalement, on conclut la discussion par une citation, la seule qui soit à peu près compréhensible. « Et ne vous inquiétez jamais du lendemain car le lendemain aura ses propres inquiétudes. À chaque jour ses problèmes.  » Je lui dis : «  Mais en fait c’est à chaque jour suffit sa peine.  » « Oui exactement et tout le monde utilise ça bêtement de nos jours alors que c’est une phrase prononcée par Jésus  »...

Le moment est venu de nous quitter, elle insiste plus que vivement pour que je donne son numéro à frère Saucisse comme je ne suis pas là plusieurs jours. «  Il sera toujours accueilli à la salle.  » Puis elle me donne du chocolat que j’accepte. J’ai un peu peur de le manger : peut-être que là est le secret du lavage de cerveau, auquel cas ça va nous coûter cher en budget chocolat au Postillon. Quand je lui dis que je vais prendre le train elle me dit : « Haha tu feras attention, regarde autour de toi en sortant de la gare tu verras on est partout.  » Ça a pas loupé, même à l’autre bout de la France j’ai vu des témoins. J’entrevois une expansion infinie pour le Postillon : pour peu qu’on arrive à convertir tous les témoins de Jéhovah, on deviendra un média mondial.

(1) Les noms ont été modifiés.

(2) Les témoins de Jéhovah sont persuadés que la fin du monde est amorcée et que ceux qui commencent à croire en le « Vrai Dieu Jéhovah » seront sauvés lors de l’Apocalypse, la Terre étant actuellement gouvernée par Satan. Cela ne signifie pas la fin de la Terre mais la fin de la méchanceté.
Contrairement aux apparences, cela n’a rien à voir avec la collapsologie et les théories de l’effondrement. Contacté par nos soins, Pablo Servigne nous assure qu’il n’a aucun lien avec JW.